Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1
D I M A N C H E 2 0 - L U N D I 2 1 O C TO B R E 2 0 1 9

0123
7

A


près être sorti la veille, c’est un peu vasouillard que j’arrive à La Ro­

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Jeu du bac

A la brasserie La Rotonde, le 11 octobre, à Paris. MATHIEU ZAZZO/PASCO POUR « LE MONDE »

Il n’y a pas que Greta (Thunberg) dans
la tête des ados. Il y a aussi Eva. Eva
Garnier de son vrai nom, alias Eva
Queen. A 18 ans, cette chanteuse
d’urban pop originaire de Nice n’en
finit pas d’affoler la Toile. Un an après
son premier clip, Mood, elle comptabi-
lise 180 millions de vues sur YouTube,
1,3 million de followers sur Instagram
et 2 millions de vues quotidiennes
sur Snapchat – sans compter les
80 000 exemplaires vendus de son
premier album, Queen, sorti en juillet.
Eva Queen est un phénomène ;
la « nouvelle idole des jeunes », comme
le clame son service de presse. Affecté
à gérer les débordements parfois hysté-
riques de ses fans, un vigile l’accompa-
gne lors de ses concerts. Ainsi, ce soir-là
au Light Club, une boîte de nuit située à
Villeperdue, un village d’Indre-et-Loire.
Il est 3 h 15 du matin quand la
discothèque – un vaste hangar entouré
de champs – entre en éruption à l’arri-
vée de la sylphide tout de rose vêtue.
Des centaines de smartphones se dres-
sent pour capturer l’instant. Eva Queen
ne lâche pas, elle non plus, son télé-
phone, avec lequel elle s’amuse à fil-
mer les fans qui la filment, tout cela en
chantant. L’assistance est composée
aux deux tiers de jeunes filles et de jeu-
nes femmes qui connaissent par cœur
les paroles. Les garçons se tiennent
plutôt à carreau ; cette soirée n’est clai-
rement pas la leur.
Dans ses textes, qu’elle écrit en
partie, Eva Queen taille en effet de sa-
crées croupières aux jeunes mâles
d’aujourd’hui, « tous ces hommes qui
n’en sont pas » (On Fleek) et qui aiment
s’exhiber avec « des poupées de po-
che » au « make-up de cagole » (Mood).
Dans un autre de ses morceaux (Alibi),
elle va même jusqu’à imaginer le crime
parfait à l’encontre d’un petit ami cou-
pable d’infidélité. Après avoir de-
mandé aux filles et aux garçons de
faire, chacun leur tour, le « maximum
de bruit » (victoire haut la main des
filles), la starlette entonne son hymne,
repris à tue-tête par la foule : « Reste
avec tes folles, avec tes folles/T’as pris
le seum et tu t’agites/Moi je décolle,
moi je décolle ».
Quelques heures plus tôt, dans
un hôtel de l’agglomération touran-
gelle, Eva Queen défendait mordicus
son répertoire anti-macho : « C’est une
façon de se défendre. Les mecs méri-
tent de se faire allumer. Mais les meufs
doivent aussi faire attention. Parce
qu’elles recherchent le mec parfait,
beaucoup vont trop loin dans la
vulgarité sur les réseaux sociaux, et se
retrouvent embarquées dans des
histoires. Notre génération est hyper-
compliquée. »
Compliquée mais réceptive.
Son succès, Eva Garnier – ex-lycéenne
aimant « la mode, Insta’ et Snap’» – le
doit à son pouvoir d’identification
auprès des 15-20 ans. Mais aussi à un
environnement familial propice à
l’éclosion artistique. Son grand-père
percussionniste a accompagné Geor-
ges Moustaki, sa grand-mère a créé un
label, sa mère a été chanteuse et son
père dirige une société d’événementiel.
Sa sœur aînée, enfin, prénommée Jazz,
est une ancienne vedette d’émissions
de télé-réalité (Qui veut épouser mon
fils? La villa des cœurs brisés...). Le site
MyTF1 a flairé le filon en réalisant deux
saisons d’Eva, dans son mood, mé-
lange de documentaire et de feuille-
ton, vaguement inspiré de l’Incroyable
famille Kardashian.
Au Light Club, pas moins de
quatre gardes du corps escortent
maintenant la jeune femme qui vient
d’en finir avec son showcase de trente
minutes. Dans sa loge, deux gamines
accompagnées de leur mère lui offrent
une écharpe faite main, déposée dans
une boîte en carton décorée de cœurs.
« Trop cool », remercie la chanteuse
avant de s’engouffrer, à l’arrière d’un
van, dans la nuit de Villeperdue.

P E N D A N T C E T E M P S - L À ...
À V I L L E P E R D U E ( I N D R E - E T - L O I R E )

Au Light Club,


Eva Queen,


idole des ados


Frédéric Potet

UN APÉRO AVEC...


AGATHE AUPROUX


Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. La chroniqueuse de « Touche pas
à mon poste » raconte son cancer dans un livre : « Tout va bien »

« Pendant les chimios,


je mangeais du Kiri »


Nicolas Santolaria

est­il qu’elle en a gardé la maîtrise d’un coup de pied en
mode rafale (« Le même que Chun­Li, dans le jeu vidéo Street
Fighter ») et une certaine souplesse adaptative.
Après des études de journalisme au CFPJ, elle travaille
aux Inrocks tout en commençant à apparaître, à partir de
2017, dans « Touche pas à mon poste! ». « Pour cette presse
parisienne, c’était inconcevable que je puisse rire aux vannes
de Jean­Michel Maire et lire de la littérature russe, c’était un
grand écart indigne. Quand ils m’ont dit que je devais choisir
entre l’un ou l’autre, je n’ai pas hésité. » Ce sera Hanouna. Pas le
clown beauf qui colle des nouilles dans le slip de ses chroni­
queurs, non, mais le dernier grand génie des médias. « Ha­
nouna, c’est l’un des mecs les plus intelligents que j’aie jamais
rencontré, il a su capter comme personne l’esprit de l’époque, il
a une liberté de ton absolue », dit­elle, avec une fascination qui
s’accompagne aujourd’hui d’une profonde gratitude.
Lorsque Agathe Auproux voit soudain surgir des
nodules inhabituels au niveau de sa poitrine, alors qu’aucun
spécialiste n’arrive à lui fournir d’explication valable,
« Cyril » insiste pour qu’elle aille consulter son père, Ange
Hanouna, médecin aux Lilas, dans le 93. Ce dernier prescrit
un scanner en urgence à la jeune fille. Et le verdict tombe
quelques jours plus tard : cancer du système lymphatique.
Devant son eau minérale, Agathe Auproux se demande
encore comment ce truc a bien pu lui tomber dessus, elle qui
ne fume pas, ne boit pas, et n’a pour seul vice répertorié
qu’une addiction aux bonbons et aux selfies. « Moi qui suis
cartésienne, c’est assez frustrant, parce qu’il n’y a pas de justi­
fication scientifique. Ce genre de cancer qui est très fréquent
chez les jeunes, c’est la loterie, il faut l’accepter. »
Autre effet inattendu de ce bingo génétique, le corps
de la jeune femme, sculpté à coups de pizzas, résiste bien à la
poche de produit orange qu’elle se voit administrer à
échéances régulières (« on aurait dit un truc radioactif »). « Je
mettais un casque réfrigérant sur le crâne pendant le traite­
ment pour ne pas perdre mes cheveux. C’était hyperdoulou­
reux. Même si tout ça m’épuisait, à ma grande surprise, j’ai
gardé de l’appétit. Pendant les chimios, je mangeais même du
Kiri. » Après l’avoir dissimulée un temps, puis fait le choix de
la révéler publiquement sur son compte Instagram, la mala­
die enfin assumée aura eu, sur la jeune femme, l’effet d’un
accélérateur de vie. « Avant, dès que j’avais un week­end de
libre, je prenais mes billets pour aller voir ma mère. Le fait
d’être malade, ça m’a mis dans une urgence de faire, de décou­
vrir. Je me suis dit : finalement, y a peut­être d’autres endroits
que Guéret. J’ai découvert la Grèce, l’Italie, Miami, la Martini­
que, c’était incroyable. J’ai beaucoup pris l’avion mais, de toute
façon, je n’ai aucune conscience écologique. »
Alors que d’abominables trolls lui reprochent de ne
pas correspondre à l’image grise de la cancéreuse « prostrée »
et d’avoir inventé toute cette histoire pour faire le buzz, Aga­
the Auproux répond de la plus belle des manières : malade,
elle continue à apparaître à l’écran, poste des photos d’elle en
maillot de bain et trouve même la force de poser pour une
campagne pour une marque de sous­vêtements. « C’est din­
gue : parce qu’on a un cancer, on est supposé ne plus avoir le
droit de sourire. » Guérie, elle se fait percer les oreilles.

tonde, boulevard du Montparnasse, pour un apéro avec Aga­
the Auproux. Il est à peine 17 h 30. Je commande un Perrier
tranche et constate que les murs sont décorés de faux Modi­
gliani, ces visages sans pupille ajoutant un degré de plus à
ma nausée. La chroniqueuse de « Touche pas à mon poste! »
(C8), elle, a l’air en pleine forme. Elle sort pourtant de six
mois de chimiothérapie, un combat acharné contre un
lymphome hodgkinien, qu’elle raconte, sans pathos
aucun, dans l’ouvrage Tout va bien (Albin Michel, 224 p.,
15 €). Avec ce livre touchant, écrit à la première per­
sonne, elle espère pouvoir aider ceux qui se sentent
« exclus, honteux, coupables à cause de la maladie ».
Mis à part la cicatrice laissée par un cathéter
sous sa clavicule droite (« le pire truc de toute cette
histoire ») et cachée sous un gros pull en laine, dif­
ficile de déceler, chez elle, la moindre trace visible
de cette épreuve qui rend généralement le corps
exsangue. « Mais si, regarde, j’ai des trous, là. Ça ne te choque
pas, toi? », interroge Agathe Auproux, en tournant vers moi
le sommet de son crâne brun. Plutôt que ces stigmates si peu
évidents, ce qui saute aux yeux quand on la croise pour la
première fois, c’est plutôt sa grâce naturelle, une manière
d’être en tension entre un contrôle millimétré de l’image de
soi et une ingénuité miraculeusement préservée. Bref, Aga­
the Auproux est un oxymore en mini­short. « Tu ne vas plus
avoir de bulles dans ton Perrier, je les entends toutes éclater »,
glisse­t­elle d’une voix douce, alors que le photographe, à qui
elle vient d’indiquer son bon profil (le gauche), l’immortalise
à côté de mon verre d’eau gazeuse.
Collants résille, baskets à plate­forme, grandes lu­
nettes qui structurent le visage : la demoiselle de 27 ans fait
penser à une héroïne de manga, prenant la pose dans un
anachronique décor parnassien. C’est d’ailleurs avec ce per­
sonnage de Lolita 2.0 qu’elle a fait son trou à vitesse accélé­
rée au milieu de l’écosystème darwinien des chroniqueurs
de Cyril Hanouna. Sa promptitude à se déhancher sur le pla­
teau et sa maîtrise du décolleté viral auront fini de dessiner
les contours d’une affriolante créature transmédia.
Résultat logique de cette exposition exponentiel­
lement dopée par Instagram (son compte cumule
730 000 abonnés), on croise aujourd’hui un nombre incal­
culable de jeunes femmes qui imitent plus ou moins bien
son style décomplexé. « Chez les opticiens, je sais que beau­
coup de clients demandent aujourd’hui les lunettes “à la Aga­
the Auproux”. Du coup, je ne peux plus porter de lentilles
(rire). » Dès que la conversation s’interrompt un instant, ses
ongles vernis de noir se mettent à pianoter frénétiquement
sur l’écran de son smartphone. « Digital native », Agathe est
également une enfant du divorce. Son père est un Creusois
(« Enfin, je crois qu’il est né en Creuse, mais je n’en suis pas très
sûre ») avec qui elle n’a plus vraiment de contact. Prof de
français à Guéret et indéfectible soutien, sa mère, d’origine
vietnamienne, lui a quant à elle transmis l’amour des lettres
et un sens aigu du mot juste. Est­ce pour cultiver ces lointai­
nes racines asiatiques qu’Agathe Auproux a pratiqué durant
plusieurs années le viet vo dao? Difficile à dire. Toujours
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