Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

6 |international DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019


0123


Les conservateurs


canadiens croient


en leurs chances


Andrew Scheer est au coude­à­coude avec
Justin Trudeau avant le scrutin du 21 octobre

montréal (québec) ­
correspondance

L


ors d’un meeting à La Prai­
rie, dans la banlieue sud de
Montréal, mardi 15 octobre,
le candidat conservateur aux
élections législatives canadien­
nes Andrew Scheer a motivé ses
troupes, accompagné de son
épouse Jill et de leurs cinq en­
fants. Devant une poignée de re­
présentants de son parti, il a mêlé
anecdotes de jeunesse, références
à la culture populaire et promes­
ses électorales, comme il le fait à
chacune de ses apparitions.
L’issue des élections fédérales
du 21 octobre est plus que jamais
incertaine : les conservateurs et
les libéraux étant respectivement
à 32,5 % et 31,9 % des intentions de
vote (sondage Nanos­Globe­CTV).
On estime à 34 % le nombre
d’électeurs encore indécis, dont
près de 10 % qui confirmeront
leur choix dans l’isoloir, selon
l’institut de sondages Léger.
Malgré un parcours politique
sans faute, élu député dans la pro­
vince de la Saskatchewan pour
cinq mandats consécutifs, puis
président de la Chambre des com­
munes en 2011, et chef du Parti
conservateur en 2017, Andrew
Scheer, 40 ans, candidat au poste
de premier ministre, a du mal à
mobiliser au­delà de sa base et à se
faire connaître, ce qui le désavan­
tage par rapport à Justin Trudeau.
Toutefois, sa personnalité tran­
che avec celle de Stephen Harper,
premier ministre conservateur de
2006 à 2015, décrié pour son atti­
tude froide et austère. Idéologi­
quement plus conservateur que ce
dernier sur des questions familia­
les et morales, il se dit contre
l’avortement, le mariage entre
personnes de même sexe et la lé­
galisation du cannabis. Catholi­
que pratiquant dont la mère infir­
mière était engagée dans le mou­
vement anti­avortement, le candi­
dat a néanmoins promis qu’il
voterait contre toute mesure vi­
sant à rouvrir le débat sur le sujet,
légal au Canada depuis 1988.

Sa priorité au pouvoir sera
d’abolir la taxe sur le carbone
mise en place par le gouverne­
ment Trudeau pour lutter contre
le réchauffement climatique, An­
drew Scheer jugeant ce prélève­
ment « inefficace ». Promouvant
une production de pétrole locale,
il a répété tout au long de la cam­
pagne sa volonté de construire
un « corridor énergétique », do­
tant ainsi le quatrième produc­
teur mondial d’or noir de projets
d’infrastructures.

« Déficit extravagant »
M. Scheer a axé sa campagne sur
la baisse des impôts pour « re­
mettre plus d’argent dans les po­
ches des Québécois » et s’engage à
ramener le pays à l’équilibre bud­
gétaire en cinq ans. Au cours des
dernières années, la dette publi­
que est passée de 616 milliards de
dollars canadiens (420 milliards
d’euros), lorsque Justin Trudeau
a pris le pouvoir durant l’exercice
financier 2015­2016, à 685,5 mil­
liards de dollars canadiens
en 2018­2019, le pays affichant
pourtant une bonne santé éco­
nomique.
Pour beaucoup, la dette est un
sujet de préoccupation. « On
tombe dans un déficit extrava­
gant. Ce n’est pas ça, gérer un bud­
get », critique une bénévole du
Parti conservateur, Linda Doucet,
qui avance que les citoyens qu’elle
a rencontrés – avec ses acolytes,
elle dit avoir frappé à 40 000 por­
tes dans une circonscription de
Montréal – lui ont fait part de
cette inquiétude.
A l’international, M. Scheer a
promis de déménager l’ambas­
sade du Canada en Israël à Jérusa­
lem, s’alignant sur le gouverne­
ment de Donald Trump. Il affirme
vouloir également aussi durcir le
ton face à la Chine et à la Russie et
réduire de 25 % l’aide étrangère
globale du Canada.
Pendant la semaine du 14 octo­
bre, le candidat conservateur a
multiplié les déplacements au
Québec. Dans la deuxième pro­
vince la plus peuplée après l’Onta­
rio, il est au plus bas dans les inten­
tions de vote (17 % selon Abacus
Data pour Politico). Une majorité
de Québécois sont opposés aux
principes qu’il défend, selon les
différentes enquêtes d’opinion.
M. Scheer a notamment promis
de ne pas contester la loi 21 inter­
disant les signes religieux chez les
agents de l’Etat en position d’auto­
rité. Le texte fait l’objet de vives po­
lémiques et de recours judiciaires
devant les tribunaux.
agnès chapsal

Au Mexique, la libération forcée d’un fils


d’« El Chapo » embarrasse le gouvernement


Les affrontements entre le cartel de Sinaloa et les forces de l’ordre ont fait huit morts


mexico ­ correspondance

L


a polémique ne cessait
d’enfler au Mexique au len­
demain de la libération,
jeudi 17 octobre, d’un des fils du
célèbre narcotrafiquant Joaquin
Guzman, alias « El Chapo », après
son interpellation à Culiacan, ca­
pitale de l’Etat de Sinaloa (Nord­
Ouest) et fief de son cartel. « La
capture d’un criminel ne vaut pas
plus que la vie des gens », a justifié,
vendredi matin, le président An­
dres Manuel Lopez Obrador (sur­
nommé « AMLO »), face aux réac­
tions mafieuses ultraviolentes
qui ont mis la ville à feu et à sang.
Tirs fournis de mitrailleuses,
barrages de véhicules en flam­
mes, cadavres sur le bitume... Le
chaos a envahi, jeudi après­midi,
les rues de cette agglomération
de 700 000 habitants. Les vidéos,
diffusées par des témoins sur
les réseaux sociaux, révèlent l’in­
tensité des affrontements à
l’arme lourde entre les membres
du cartel de Sinaloa et les forces
de l’ordre. Des scènes de guérilla
urbaine qui ont fait huit morts,
dont un passant.
Cette réplique musclée à l’arres­
tation d’Ovidio Guzman Lopez,
un des neuf enfants d’« El Chapo »,
condamné en juillet à la prison à
perpétuité aux Etats­Unis, a
provoqué durant six heures un
vent de panique au sein de la
population de Culiacan.

« L’opération a été mal prépa­
rée », a regretté le ministre de la
défense, Luis Cresencio Sando­
val. Jeudi à 14 h 45 (heure locale),
une trentaine de policiers, de mi­
litaires et de gardes nationaux
prenaient d’assaut une maison
de Culiacan, où se trouvait
M. Guzman Lopez, 29 ans, alias
« El Raton (la souris) », en compa­
gnie de trois proches.

« On a été dépassés »
Fils de la seconde épouse d’« El
Chapo », cet héritier a repris avec
plusieurs de ses frères les rênes
du cartel de Sinaloa. « Nos hom­
mes n’ont pas attendu l’ordre de
perquisitionner, a déploré M. San­
doval. Ils ont improvisé, sans en
mesurer les conséquences. » Le
ministre a raconté que des dizai­
nes de narcotrafiquants les ont
encerclés et pris pour cible. Dans
la foulée, ils incendiaient des bus
et des camions pour bloquer dix­
neuf axes routiers de la ville.
Quarante­neuf détenus profi­
taient alors de la confusion pour
s’évader de la prison de Culiacan.
« On a été dépassés », a reconnu
M. Sandoval, qui a confié que des
militaires avaient été enlevés puis
libérés par les narcotrafiquants.
Ces derniers ont aussi attaqué
une résidence où logent les fa­
milles des soldats. « Nous avons
alors donné l’ordre à nos hommes
de se retirer de la maison », a­t­il
expliqué, reconnaissant à demi­

mot avoir libéré M. Guzman. La
veille, le ministre de la sécurité
publique, Alfonso Durazo, avait
assuré que le fils d’« El Chapo »
avait été arrêté par hasard au
cours d’une patrouille de routine.
Mais le lendemain, le président
Lopez Obrador l’a contredit en ré­
vélant l’opération montée à la
suite du mandat d’arrêt motivé
par une demande d’extradition
d’Ovidio Guzman, émis par le
gouvernement américain.
« AMLO a cédé à la pression de
Washington pour emprisonner
aux Etats­Unis les fils d’“El
Chapo”, commente l’analyste
politique Virgilio Bravo. Ce fiasco
révèle la naïveté et l’ambiguïté de
sa stratégie sécuritaire, qui mise
sur la non­violence et la préven­
tion au détriment de l’arrestation
des barons de la drogue. »
Entré en fonctions depuis
dix mois, « AMLO » a annoncé « la
fin de la guerre contre les cartels »,
menée par ses prédécesseurs
Felipe Calderon (2006­2012) et

Enrique Peña Nieto (2012­2018).
« On ne veut plus continuer cette
politique qui a converti le pays en
cimetière », a justifié, vendredi, le
président de centre gauche.
Les chiffres officiels font état
de plus de 250 000 morts en
treize ans. « Il faut s’attaquer
aux causes de la violence », a­t­il
milité après avoir lancé des pro­
grammes sociaux visant à ré­
duire les inégalités dans un pays
où près de la moitié de la popula­
tion est pauvre. « Des mesures à
long terme alors que la libération
du fils d’“El Chapo” accentue, dès
maintenant, la crise sécuritaire
en renforçant l’impunité des nar­
cos », déplore M. Bravo.
Même vague de critiques dans
les journaux mexicains, nom­
breux à dénoncer « un échec ».
Vendredi, le célèbre journaliste,
Carlos Loret de Mola, s’inquiétait
dans une tribune publiée dans El
Universal : « Les appareils de sécu­
rité se rendent face au pouvoir
d’un cartel (...). Hier, l’image que
nous avons présentée au monde
était celle d’un Etat défaillant. »
Une affirmation rejetée par
AMLO, qui assure vouloir garder le
cap, après avoir promis de réduire
la violence. « Ayez confiance! » a­
t­il lancé, vendredi, alors que l’ava­
lanche d’homicides (23 063 entre
janvier et août) laisse craindre que
cette année batte le record mor­
bide de 2018 : 33 749 tués.
frédéric saliba

Indonésie : nouveau mandat sur


fond de défiance pour « Jokowi »


Le président Joko Widodo devait être intronisé dimanche


bangkok ­ correspondant régional

L


es cinq prochaines an­
nées risquent d’être com­
pliquées pour le président
indonésien, Joko Widodo,
réélu le 17 avril : de nombreuses
manifestations étudiantes, fin
septembre, ont cristallisé, parfois
de façon brutale, l’expression
d’un mécontentement populaire
dans l’archipel avant même que le
chef de l’Etat ne soit officielle­
ment intronisé pour un second
mandat, dimanche 20 octobre. En
ces temps troublés, dans cette In­
donésie dont la vibrante démo­
cratie des années de sortie de dic­
tature, au tournant du siècle,
donne depuis un moment des si­
gnes de déclin, un nombre crois­
sant des partisans de ce président
de 58 ans s’interrogent sur la sin­
cérité de ses engagements.
A l’heure du début d’un second
mandat qui ne peut, selon la Cons­
titution, être renouvelé, Joko Wi­
dodo a les mains libres. Mais com­
ment va­t­il articuler ses priorités,
lui qui veut concilier pragmatisme
économique et défense des acquis
démocratiques? A Djakarta, on
s’interroge sur l’héritage qu’il veut
laisser à ses 260 millions de ci­
toyens dans cette immense nation
qui pourrait devenir la quatrième
puissance économique mondiale
au milieu du siècle.
Elu à l’hiver 2014 sur un pro­
gramme démocratique et libéral,
chantre têtu du développement
qui n’a cessé de mettre l’accent
sur la construction d’infrastruc­
tures dans un archipel à la traîne,
celui que l’on surnomme « Jo­
kowi » a remporté en avril une
victoire encore plus nette que la
fois précédente : 55,5 % des suffra­
ges, contre 53,15 % en 2014.
L’homme est un rassembleur : il

a, tout au long de son premier
mandat, mis en place des pro­
grammes financés par l’Etat pour
aider les plus pauvres et les pay­
sans alors que n’ont cessé de croî­
tre les inégalités.

Colistier conservateur
Pourtant, avant même qu’il ne
« rempile », l’idée que se font de lui
certains partisans autrefois incon­
ditionnels d’un chef de l’Etat au
profil un peu décalé, dans le con­
texte indonésien, s’est brouillée.
L’homme est un paradoxe : né de
parents pauvres dans un quasi­bi­
donville, ce passionné de hard rock
a commencé sa carrière en ven­
dant des meubles. Aujourd’hui, il
lui faut prendre garde à ne pas
écorner son image d’« homme du
peuple » tout en démontrant qu’il
est à la hauteur de l’impossible tâ­
che : diriger cet archipel aux
17 000 îles et aux 300 langues et
groupes ethniques.
En prenant comme colistier
pour le poste de vice­président le
vieil ouléma conservateur Ma’ruf
Amin (76 ans), il aura, non sans
habileté politique, donné des ga­
ges aux islamo­conservateurs, ses
adversaires. Tout en raflant les
voix de quasiment toutes les mi­
norités, chrétiennes en particu­
lier (10 % de la population d’un
pays musulman à plus de 87 %).

Pour elles, Jokowi est le garant de
leur protection face aux poten­
tiels périls d’un discours islamiste
de plus en plus virulent.
Son choix d’aller courtiser l’élec­
torat conservateur s’est révélé ju­
dicieux. Pourtant, même s’il
prône la tolérance interconfes­
sionnelle et assure vouloir défen­
dre la diversité ethnique de son
pays, avoir choisi comme vice­
président un religieux vantant les
mérites de l’excision – un « hon­
neur » pour les femmes, clama un
jour Ma’ruf Amin – est une déci­
sion que les milieux urbains pro­
gressistes ont eu du mal à avaler.
L’éruption des manifestations
étudiantes est à analyser dans ce
contexte­là : elles ont été provo­
quées par un projet de réforme
du code pénal, qui prévoit no­
tamment des peines de six mois
d’emprisonnement pour des
relations sexuelles hors ma­
riage. Et permet aux chefs de vil­
lage de dénoncer de tels faits au
motif « de protéger le voisinage
de la contamination des mœurs
occidentales ».
Joko Widodo a finalement de­
mandé aux députés de reporter ce
vote. Le président donne cepen­
dant de lui ces derniers temps
l’image d’un dirigeant hésitant,
indéchiffrable. Et pas seulement
parce qu’il est le fruit d’un univers
javanais complexe, où le dalang,
celui qui fait glisser les marionnet­
tes de cuir sur le drap du Wayang
kulit (théâtre d’ombres), est aussi
un maître en manipulation...
Une autre loi, déjà passée à la
Chambre des représentants, a ag­
gravé les choses : cette législation
va affaiblir la très populaire
Agence anticorruption, qui ba­
taille, avec succès, depuis des an­
nées pour traîner devant les tri­
bunaux les hommes d’affaires vé­

reux embusqués dans l’archipel.
Pire encore pour Jokowi, la colère
populaire contre le choix des dé­
putés de la Chambre des repré­
sentants a réuni dans un rejet
unanime supporteurs et adver­
saires du président.

« Bouffées d’autoritarisme »
L’éditorialiste du quotidien an­
glophone Jakarta Post, Kornelius
Purba, se montre sévère à l’égard
du chef de l’Etat. Selon lui, ce der­
nier n’a qu’une alternative : « Soit
il choisit de rester du côté du peu­
ple, même au prix de la stabilité de
son gouvernement [de coalition],
soit il se range du côté des élites, et
il deviendra un canard boiteux... »
A la décharge du président, c’est
peut­être l’Indonésie, en tant que
nation, qui est aujourd’hui, en
partie, guettée par une sorte de
lassitude démocratique. « Les ob­
servateurs ont beau avoir vanté
ces dix dernières années les quali­
tés de la démocratie indonésienne,
on assiste en ce moment à la ré­
émergence de bouffées d’autorita­
risme parmi les héritiers de l’an­
cienne classe dirigeante [sous la
dictature], la montée en puissance
du sectarisme religieux [islamiste]
et une dérive d’ordre illibéral dans
la réglementation des libertés civi­
les », écrivaient en début d’année
les chercheurs Eve Warburton et
Edward Aspinall.
Joko Widodo, trop jeune pour
s’être sali les mains durant les
années de la dictature militaire,
reste malgré tout le garant des
acquis démocratiques. Il est aussi
l’homme du compromis, notam­
ment avec les militaires, qu’il
courtise. Il a cinq ans pour prou­
ver qu’il saura bien manipuler
les marionnettes. Et éviter d’en
devenir une.
bruno philip

Ces derniers
temps, « Jokowi »
donne de lui
l’image
d’un dirigeant
hésitant,
indéchiffrable

« Nos hommes
ont improvisé,
sans en
mesurer les
conséquences »
LUIS CRESENCIO SANDOVAL
ministre de la défense

Andrew Scheer
se dit contre
l’avortement,
le mariage
entre personnes
de même sexe
et la légalisation
du cannabis

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dimanche
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Aurélie
Luneau

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