Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

8 |france DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019


0123


RÉCIT


L’


été tire à sa fin. Mais il
fait doux, ce lundi
16 septembre, dans les
jardins de l’hôtel de
Rothelin­Charolais, siège du mi­
nistère chargé des relations avec
le Parlement. Les députés et séna­
teurs La République en marche
(LRM) ont été conviés dans la soi­
rée pour un pot de rentrée autour
d’Emmanuel Macron, qui sou­
haite mobiliser ses troupes
pour l’acte II du quinquennat.
Derrière son pupitre « Jupiter »,
censé évoquer la proue d’un ba­
teau, le chef de l’Etat, en costume
bleu sombre, lance l’offensive sur
l’immigration, en tête de ses nou­
velles priorités. « Nous n’avons
pas le droit de ne pas regarder le
sujet en face, assène­t­il. En pré­
tendant être humaniste, on est
parfois trop laxiste. » Il explique
que « les bourgeois » n’ont pas de
problème avec l’immigration car
« ils ne la croisent pas ». Ce sont les
« classes populaires » qui « vivent
avec ». Il rappelle que le Parle­
ment doit débattre du sujet
quinze jours plus tard. Et incite les
siens à prendre le sujet « avec ma­
turité et calme ».
Le président est rentré de vacan­
ces avec une idée fixe : impulser
un virage régalien au quinquen­
nat, afin de préparer la présiden­
tielle de 2022. Il ne veut pas repro­
duire la coupable naïveté de Lio­
nel Jospin, qui se pensait protégé
par son bilan économique, avant
de trébucher sur la sécurité,
en 2002. Il sait aussi que son socle
électoral a muté depuis 2017 : il
s’est droitisé. Il a en outre besoin
de renouer avec les catégories
populaires après la crise des « gi­
lets jaunes », considérée par le
pouvoir comme un sérieux aver­
tissement.
La veille de son discours devant
les élus LRM, Macron a reçu à dî­
ner à l’Elysée les « chapeaux à
plume » de la majorité, pour leur
expliquer pourquoi il entend re­
mettre l’immigration au cœur du
débat public. Il émet même, en
des termes parfois crus, son sou­
hait d’augmenter les expulsions
d’Albanais sans papiers, selon un
participant à ce dîner. « Il était très
remonté, c’était du Sarkozy qui
avait branché le Kärcher », raconte
cette source.
Dans les jardins de l’hôtel de
Rothelin­Charolais, le discours of­
fensif du chef de l’Etat est accueilli
fraîchement. Notamment dans
les rangs des élus LRM issus de la
gauche, qui avaient applaudi aux
prises de position du candidat
d’En marche !, quand il se posait
en champion de la « société
ouverte ». « Choquée » par les pro­
pos présidentiels, la députée LRM
des Alpes­de­Haute­Provence
Delphine Bagarry s’indigne ainsi :
« J’avais l’impression d’écouter non
pas l’homme de la campagne pré­
sidentielle mais un responsable du
Front national! »
Dans l’entourage d’Emmanuel
Macron, on assume. « Il n’était pas
possible d’introduire cette ques­
tion dans le débat sans le faire
spectaculairement », sourit l’un
de ses soutiens. Mais déjà, cer­
tains s’inquiètent des conséquen­
ces de la manœuvre. « Il y a un ris­
que qu’on laisse le débat [sur l’im­
migration] dériver vers l’identité,
sur laquelle on n’a rien préparé... »,
soupire un député LRM. Une série
d’événements, sans lien entre
eux, va lui donner raison.

A l’approche du débat au Parle­
ment, programmé le 30 septem­
bre, un premier épisode vient en­
venimer le débat. Le 28 septem­
bre, la garde rapprochée de
Marion Maréchal organise à Paris
une « convention de la droite »,
qui rassemble les tenants d’une
droite conservatrice et identi­
taire. Sous l’impulsion de l’ex­dé­
putée FN et du polémiste Eric
Zemmour, condamné à deux re­
prises pour provocation à la haine
raciale, la réunion vire à la dénon­
ciation brutale de l’islam et d’un
« grand remplacement » supposé
de la population blanche et chré­
tienne par une population immi­
grée de confession musulmane. A
la tribune, Eric Zemmour estime
que les « problèmes aggravés par
l’immigration sont aggravés par
l’islam ». Son intervention, diffu­
sée par LCI, déclenchera l’ouver­
ture d’une enquête judiciaire.

Gestion maladroite
Quatre jours plus tard, l’attaque à
la Préfecture de police, à Paris,
vient chambouler l’agenda prési­
dentiel. Le 3 octobre, un informa­
ticien de 45 ans, affecté au service
technique de la direction du ren­
seignement, tue quatre de ses col­
lègues avec un couteau de cuisine,
dans les bureaux de la préfecture.
La charge symbolique de l’atten­
tat, qui endeuille une nouvelle
fois le pays, est lourde : l’Etat se
voit frappé au cœur, de l’intérieur.
La gestion maladroite de l’événe­
ment par le ministère de l’inté­
rieur, qui a d’abord laissé enten­
dre que le terroriste ne présentait
aucun signe de dangerosité,
donne le sentiment d’une perte
de contrôle, voire d’un déni de la
part des autorités, et ouvre la voie
aux discours les plus radicaux.
La riposte de Macron est mar­
tiale. Et ses mots, guerriers. Le
8 octobre, dans la cour de la pré­
fecture de police, le chef de l’Etat
rend hommage aux victimes et
demande aux Français de « faire
bloc » face à « l’hydre islamiste ». Il
appelle aussi à construire une
« société de vigilance ». La veille, le
débat sur l’immigration à l’As­
semblée, repoussé d’une semaine
à cause de l’attentat, a ouvert les
vannes d’un glissement entre im­
migration, islam et terrorisme,
quand bien même l’assaillant de
la préfecture est né à Fort­de­

France. « Il existe un lien entre l’im­
migration anarchique et le fonda­
mentalisme islamiste dans notre
pays », souligne ainsi Marine
Le Pen, d’emblée. De l’autre côté
de l’hémicycle, Jean­Luc Mélen­
chon juge que ce débat n’est qu’un
prétexte pour instiller le « poison
de discorde dans les veines du
pays ». « Pourquoi attiser cette
braise­là? », interroge le leader de
La France insoumise.
Au sein de la majorité, le malaise
persiste. Lors du discours
d’Edouard Philippe, à l’Assem­
blée, plus de la moitié des élus
macronistes manquent à l’appel.
Pour déminer, l’exécutif met en
avant un argument : loin d’aller
chasser sur les terres du Rassem­
blement national (RN), le débat
sur l’immigration doit empêcher
l’extrême droite d’occuper seule
le terrain. L’explication ne suffit
pas à rassurer. D’autant plus
qu’aucune annonce concrète
n’est faite dans la foulée et que
personne ne connaît les inten­
tions du gouvernement sur le su­
jet, un an seulement après la loi
Collomb sur l’asile et l’immigra­
tion. « Tout ça pour ça! », s’agace
un député LRM.
Le 11 octobre, un événement sur­
venu au conseil régional de Bour­
gogne­Franche­Comté vient en­
venimer encore le débat. L’élu RN
Julien Odoul a posté une vidéo
dans laquelle il s’en prend à une
femme voilée qui accompagne
un groupe d’enfants venus assis­
ter à l’assemblée plénière. Il lui de­
mande de retirer son voile.
« Après l’assassinat de nos quatre
policiers, nous ne pouvons pas to­
lérer cette provocation commu­
nautariste », commente Julien
Odoul dans son Tweet. Le lende­
main, sa vidéo a déjà été vue plus
de 800 000 fois.
Le dimanche qui suit, Sibeth
Ndiaye et Jean­Michel Blanquer
condamnent l’attitude de l’élu
d’extrême droite. Mais sur le fond,
deux lignes s’affrontent au gou­
vernement. Si le ministre de
l’éducation nationale rappelle
que la loi n’interdit pas aux fem­
mes voilées d’accompagner les
enfants, il ajoute que le voile
« n’est pas souhaitable » en France.
Aussitôt applaudi par des minis­
tres issus de la droite, Bruno
Le Maire et Gérald Darmanin. De
son côté, la porte­parole du gou­

vernement, soutenue par son col­
lègue Cédric O, comme elle issu
des rangs de la gauche, assure au
contraire qu’elle n’a « pas de diffi­
culté à ce qu’une femme voilée
participe à une sortie scolaire ».
Elle reconnaît des « débats » au
sein de l’exécutif.
L’incendie se propage à la majo­
rité : les uns accusent les autres de
défendre une « laïcité rigide », qui
a pour effet de « stigmatiser les
musulmans » ; les autres repro­
chent aux uns de « cautionner des
replis communautaristes inaccep­
tables dans la République ». Angle
mort de la Macronie depuis le dé­
but du quinquennat, la question
de la laïcité met en lumière ses
contradictions internes.
Ce flottement ouvre un boule­
vard aux oppositions. La droite
durcit le ton sur le voile, parle
d’un risque de « sécession ». Le
tout nouveau président de LR,
Christian Jacob, demande une loi
pour interdire le voile aux accom­
pagnatrices de sorties scolaires.
Même Xavier Bertrand, qui a
quitté le parti, appelle Emmanuel
Macron à « changer » face à « l’is­
lam politique ». « Sur le fond, tout
le monde est d’accord avec nous »,
ironise le vice­président du RN,
Jordan Bardella.

Macron cherche la parade
A gauche, c’est la consternation.
Trois jours après la publication de
la vidéo, devenue virale, le député
PS des Landes Boris Vallaud est ef­
fondré : « Voir ainsi ce qu’ont dû
subir cette mère et son fils me rend
malade. Macron a lancé un débat
de manière totalement immaîtri­
sée. Résultat : on a une discussion
qui n’est guidée que par de mau­
vaises passions et des clichés. Cela
fait des dégâts considérables. » A
contrario, l’ex­premier ministre
socialiste Manuel Valls, retiré de
la vie politique française, ne ré­
siste pas à sortir du bois sur son
sujet de prédilection. « L’islam po­
litique amène à l’islamisme, l’isla­
misme à la radicalisation et la ra­
dicalisation peut amener, pas tou­
jours (...), au terrorisme », martèle­
t­il sur Europe 1, le 18 octobre,
apportant un soutien sans ré­
serve à Jean­Michel Blanquer.
Mis sous pression, Macron cher­
che la parade. Alors qu’il n’a ja­
mais semblé à l’aise sur ces sujets
sociétaux, il hésite sur les répon­

ses à apporter. Rédigé fin 2018, un
projet de loi de toilettage de la loi
de 1905 a finalement été aban­
donné au printemps 2019. « Le
président ne fait pas preuve d’une
clarté suffisante sur ces questions,
soupire un ministre de premier
plan. Parce qu’au fond, cela heurte
sa vision initiale, très libérale, de la
société française. »
Signe du flottement qui règne
au plus haut sommet de l’Etat,
l’entourage du président évoque,
mardi 15 octobre, une prochaine
prise de parole sur le sujet de la laï­
cité, avant de rétropédaler le soir­
même. L’après­midi, à l’Assem­
blée, le premier ministre, Edouard
Philippe, donne le tempo : pas de
modification de la loi sur le voile
mais une sévère mise en garde
contre les « dérives communautai­
res » et « l’islam politique ».
Depuis Toulouse, où il se trouve
le même jour pour un conseil des
ministres franco­allemand, Ma­
cron tente d’esquiver le sujet, tout
en critiquant « l’irresponsabilité
de certains commentateurs politi­
ques ». « Vous voudriez me mettre
le singe sur l’épaule, je crois qu’il est
sur la vôtre, répond­il à la presse.
Tout a été confondu dans le débat
et les commentaires. Le commu­
nautarisme, ce n’est pas le terro­
risme, il faut distinguer les deux
notions ». Un proche du président
insiste : « Il ne veut pas qu’on mé­
lange l’antiterrorisme, la laïcité, le
voile, l’immigration. Tout ça fait
un shaker dangereux. »
Reste qu’aux yeux de l’opposi­
tion, le bartender serait... Macron
lui­même. Le député européen
Yannick Jadot se demande en effet
pourquoi le président a choisi, un
mois plus tôt, de mettre l’immi­
gration au cœur des débats. Il dé­
nonce une attitude de « pyromane
qui se dresse en pompier ».
Au sein de la majorité, beaucoup
se désolent de la confusion entre­

tenue autour de notions distinc­
tes, sous la pression des événe­
ments. « C’est toujours la même
histoire... On prétend d’abord vou­
loir parler de laïcité et au final, on
retombe sur l’islam », regrette le
député LRM des Deux­Sèvres,
Guillaume Chiche, pour qui « la
question de la laïcité, la lutte con­
tre le communautarisme et celle
contre le terrorisme sont trois su­
jets différents qu’il faut cloison­
ner ». « Sinon, les gens mélangent
tout et finissent par faire le lien en­
tre l’islam, le communautarisme
et le terrorisme... », ajoute le dé­
puté, qui redoute une stigmatisa­
tion des musulmans.

« Contamination »
« Lorsque Macron a lancé le débat
sur l’immigration, sans doute sou­
haitait­il éviter qu’il ne se télescope
avec le sujet de l’islam, du commu­
nautarisme, ou de l’insécurité.
Mais à la faveur de l’actualité, ces
différents sujets se sont percutés,
au risque d’empêcher tout débat
un tant soit peu serein », résume
Chloé Morin, de l’institut Ipsos.
Pour la spécialiste des sondages,
cette « contamination du débat »
entre plusieurs sujets – immigra­
tion, communautarisme, laïcité,
sécurité – est un « piège classi­
que », devenu « inexorable compte
tenu de l’état de l’opinion ».
D’où la volonté marquée par
l’exécutif d’éteindre au plus vite la
polémique. A Bruxelles, où il
assistait jeudi et vendredi à un
conseil européen, Emmanuel
Macron a répété qu’il ne parlerait
pas dans l’immédiat. Il a ajouté
qu’il voulait « éviter de remuer des
sujets » délicats « quand la société
se divisait dessus ». « Mon rôle est
de rassembler », a­t­il insisté.
De son coté, la porte­parole de
LRM, la députée Aurore Bergé, qui
avait dit vouloir voter la proposi­
tion de loi de la droite visant à in­
terdire le voile dans les sorties
scolaires, a décidé de s’astreindre
à plusieurs jours de diète médiati­
que. « Je ne perçois pas l’intérêt de
faire durer cette séquence », ad­
met­elle. Il est urgent, désormais,
de refermer la boîte de Pandore.
julie carriat,
olivier faye,
alexandre lemarié,
cédric pietralunga,
solenn de royer
et sylvia zappi

Emmanuel
Macron,
lors de son
discours en
hommage
aux policiers
victimes de
l’attaque à
la Préfecture
de police,
le 8 octobre.
JEAN-CLAUDE
COUTAUSSE POUR
« LE MONDE »

« Le président ne
fait pas preuve
d’une clarté
suffisante sur
ces questions »,
soupire
un ministre

Laïcité : cacophonie au cœur d’un débat piégé


Une série d’événements a fait revenir l’islam dans le champ politique, semant la confusion jusqu’au sommet de l’Etat


Angle mort
de la Macronie,
la question
de la laïcité met
en lumière ses
contradictions
internes
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