Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1

20 |horizons JEUDI 24 OCTOBRE 2019


0123


Bom Futuro,

forêt

sans avenir

Au cœur de l’Amazonie, cette réserve nationale


protégée est ravagée depuis des années par les feux


volontaires et la déforestation. En trente ans,


« Bon Futur » a perdu près des trois quarts


de sa superficie initiale, au point de devenir


l’une des forêts les plus menacées du Brésil


rio pardo (brésil) ­ envoyé spécial

E


t soudain, au joyeux raffut de la
jungle succède un silence de ci­
metière. Sur des kilomètres, la
terre humide s’est transformée
en sable roussâtre. Les palmiers,
carbonisés, se dressent, comme
des morts­vivants. Çà et là, au sol, des traces
noires laissent deviner l’emplacement d’an­
ciens arbres, emportés par les flammes. Les
rares survivants gisent au sol, leur tronc finis­
sant de se consumer dans la moiteur tropi­
cale. Un incendie, cela fait penser à un champ
de bataille. Surtout ici, au cœur de la forêt
amazonienne de Bom Futuro, dans le nord de
l’Etat brésilien du Rondônia, où c’est bien une
guerre qui se joue. Une guerre contre les
flammes et certains des 68 000 incendies qui
ont ravagé le « poumon » de la planète depuis
le début de l’année, en quasi­totalité d’origine
humaine. Une guerre avec ses scènes de des­
truction, ses criminels, mais aussi ses blessés
et ses morts : ces milliers, ces millions d’ar­
bres et d’hectares de nature ravagés, dont nul
n’ose encore faire le macabre décompte.
« Bon Futur ». Un sacré nom pour une forêt
sans avenir. Cette réserve nationale protégée,
créée par l’Etat brésilien en 1988, avait pour­
tant tout pour réussir. Au départ, elle comp­
tait 280 000 hectares de canopée, cœur d’une
zone forestière beaucoup plus vaste, dont le
territoire s’étendait bien au­delà de la zone
protégée. Toute une flore et une faune délica­
tes y cohabitaient : grandioses noyers de
50 mètres, singes « zogue zogue », pécaris à
collier, tapirs, jaguars tachetés... Ce paradis
tropical n’a pas perduré : envahie, démem­
brée, détruite par les flammes, aujourd’hui
ceinturée par des secteurs déforestés, Bom
Futuro a perdu en trente ans près des trois
quarts de sa superficie. Au point de devenir,
selon les défenseurs de l’environnement,
l’une des forêts les plus menacées du Brésil.
Comment en est­on arrivé là? Pour com­
prendre, il faut s’extraire de la jungle. Remon­
ter les pistes du Rondônia, cet Etat brésilien
qui, en trois décennies, a déjà perdu la moitié
de sa couverture forestière. Longer d’intermi­
nables pâturages, où paissent par milliers les
nélores, ces bœufs bossus à robe grise, prisés
par les éleveurs d’Amazonie. Jusqu’à ce que,
soudain, au milieu de rien ou presque, sur­
gisse une ville : Rio Pardo. En portugais, « ri­
vière obscure ». Un sacré nom, là encore,
pour la capitale locale de la déforestation.

« FAR WEST » ET SAUDADE
Il y a vingt ans, à cet emplacement même,
s’étendait la forêt dense, impénétrable. C’est
de l’histoire ancienne. Entre 8 000 et
10 000 habitants vivraient aujourd’hui dans
cette cité, raccordée au réseau électrique et à
l’Internet, éclairée aux lampadaires. Rio
Pardo possède tout ce dont un nouvel éle­
veur peut rêver : supermarchés, hôtels, ban­
ques, poste de santé, restaurants, débits de
boissons, stations­service, plusieurs églises
évangéliques, pizzerias et vendeurs de glace.
Mais, même en plein essor, la petite ville de­
meure un « Far West ». Ici, il n’y a pas d’ombre
et si peu d’arbres qu’en journée la chaleur est
insupportable. La poussière recouvre tout. Le
long des routes en terre déambulent des cow­
boys au regard méfiant, santiags à éperons et
chapeau à large bord, montés sur des che­
vaux, assis à l’avant d’un pick­up ou d’un
bruyant « jerico », ces camions en bois « bri­
colés maison », typiques de la « frontière »
brésilienne. Le soir, de temps en temps, un
rodéo est organisé. On danse, on boit – par­
fois trop. Dans le coin, tout le monde est
armé. Le bal vire parfois au tragique.
Installée dans son ranch bleu, à une dizaine
de kilomètres du centre­ville, voici « Dona
Cida », la mémoire vivante de Rio Pardo. A
59 ans, Maria Aparecida (de son vrai nom) a
le corps tout cassé, un doigt tordu, les han­
ches douloureuses, mais elle veille sur son
petit bar­épicerie, ses 250 vaches et 42 acres
de terre. Le tout, sans mari (« Je n’ai pas ce
genre d’animal à la maison! » rigole­t­elle).
Elle offre gratis Wi­Fi, couvert, boisson, ar­
gent et conseils à ses voisins. Tout le monde
vous le dira : Dona Cida est une femme cou­
rage, un amour de personne. Mais aussi,
sans le savoir, une des pionnières de la défo­
restation de Bom Futuro.

1 000 km

GUYANA

OCÉAN
ATLANTIQUE

SURINAME

FORÊT AMAZONIENNE

Brasilia

BRÉSIL

VENEZUELA

BOLIVIE

GUYANE
COLOMBIE

ÉQUA.

PÉROU
Réserve de
Bom Futuro
Rio Pardo

Porto Velho

ÉTAT DU
RONDÔNIA

Amazo
ne

Ma

de

ira

tracteurs reliés par une énorme chaîne qui,
en avançant, arrachent tout sur leur pas­
sage. Un procédé d’une violence inouïe et
d’une efficacité redoutable, d’un bout à
l’autre de l’Amazonie : au milieu des années
2000, la déforestation atteint des sommets
au Brésil. Quelque 28 000 km^2 de forêt sont
rayés de la carte rien qu’en 2004 : l’équiva­
lent de 4 millions de terrains de football.
Bom Futuro, de son côté, perd en quelques
années le tiers de sa superficie.

PLÉBISCITE POUR JAIR BOLSONARO
C’est que le déboisement amazonien est une
méthode rodée. Il se joue en trois actes, tous
tragiques, avec des acteurs aux rôles bien dé­
finis. Le premier à entrer en action est le
grileiro, chargé de démarquer et vendre à
l’avance les lopins de terre à déforester. Vient
ensuite le madeireiro (« bûcheron »). Son tra­
vail : découper méthodiquement les arbres
précieux, avant de défricher le reste de la vé­
gétation, asséchant ainsi le sol au maximum.
L’acte 3, le plus connu, est celui de la quei­
mada, ou « brûlis », qui finit d’exterminer les
derniers arbres et de nettoyer la terre. Cel­
le­ci, semée d’herbe à vache, est à présent
propre, prête pour l’arrivée de l’éleveur et,
plus tard, du planteur de soja.
Le processus paraît simple, voire rustique. Il
est en réalité d’une grande sophistication et
implique de véritables « mafias tropicales »,
selon le terme employé par l’ONG Human
Rights Watch dans un récent rapport. Le gri­
leiro (l’expression vient du temps où ce der­
nier enfermait des documents dans une
boîte remplie de grillons, l’action des insec­
tes sur la page permettant de donner au pa­
pier un aspect vieilli et de forger de faux do­
cuments) est en effet à la tête d’un véritable
réseau criminel, comportant hommes de
main, camionneurs, juristes, banquiers, to­
pographes et, souvent, personnalités politi­
ques conciliantes ou carrément corrompues.
Tout un petit monde capable, d’après l’ONG,
de « coordonner des opérations à grande
échelle pour extraire, transformer et vendre le
bois » précieux, produire des titres de pro­
priété frauduleux, obtenir des emprunts
bancaires. Mais aussi, si nécessaire, « tuer
ceux qui cherchent à défendre la forêt ».
Revenons à Bom Futuro : en 2009, après
une décennie d’atermoiements, l’Etat brési­
lien se décide à agir. La police environne­
mentale, l’Ibama, entre en force à Rio Pardo,

Née au Parana (sud), elle débarque dans le
Rondônia en 1976, poussée par la dictature
militaire qui encourage alors la colonisation
de l’Amazonie par les petits paysans. Après
plusieurs détours, elle se fixe pour de bon à
Rio Pardo, en 1999. « La jungle était partout,
se souvient­elle. Il n’y avait rien : pas de voi­
ture, pas d’argent, pas de téléphone, pas de
médicaments. Tout le monde attrapait la ma­
laria. On dépendait du troc. Et en même
temps, il y avait une énorme solidarité. Nous
étions tous amis. On dansait toute la nuit le
“forrozinho” autour du feu en partageant des
saucisses. C’était si bon! » Saudade...
Les premiers Riopardense (habitants de
Rio Pardo) « ouvrent la région à l’agricul­
ture » (nul ici ne prononce le mot tabou de
« déforestation »). D’abord, « à la main, à la
hache », puis, plus tard, à la tronçon­
neuse, à la pelleteuse ou au correntao : deux
Free download pdf