Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1

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CULTURE


JEUDI 24 OCTOBRE 2019

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Léonard, au­delà de «  La Joconde »


Le Musée du Louvre présente 180 œuvres


du maître italien, dans une exposition


remarquable de clarté et de pédagogie


EXPOSITION


I


l faut peut­être de la folie pour se livrer
à un tel travail », écrit Xavier Salmon,
directeur du département des arts
graphiques au Musée du Louvre, en
évoquant les recherches menées de­
puis dix ans par Vincent Delieuvin et
Louis Frank, les deux commissaires de l’ex­
position célébrant le 500e anniversaire de la
mort de Léonard de Vinci. De la folie? Un
grain tout du moins, mais celui­ci a produit
une récolte abondante et précieuse. L’exposi­
tion elle­même, bien sûr, qui est, dans son or­
ganisation riche en rebondissements, un vé­
ritable tour de force car réunir tant d’œuvres
n’allait pas de soi : près de 180, dont onze
peintures de Vinci – le Louvre en possède
cinq sur la vingtaine qui lui est attribuée –,
mais aussi un grand nombre de ses dessins,
de ses précieux carnets, et également des tra­
vaux de ses maîtres comme de ses élèves.
Cette longue gestation a été mise à profit
par les commissaires pour affiner la connais­
sance du travail comme celle de la vie de l’ar­
tiste. Vinci a été étudié comme jamais : ses
œuvres ont subi une batterie d’analyses
scientifiques, et on a également eu recours à
des recherches historiques, voire philologi­
ques, et ce dans la plus pure tradition de la
Renaissance : Louis Frank et l’historienne de
l’art Stefania Tullio Cataldo sont allés jusqu’à
réviser la traduction des textes où Giorgio
Vasari (1511­1574), le fondateur de l’histoire de
l’art, raconte la vie du peintre, pour en tirer
de nouvelles nuances.
De nouveau scrutée de près, La Joconde
n’est pas dans l’exposition, mais à sa place
habituelle au Louvre, dans la salle des Etats.
Sans doute moins à cause de sa fragilité – on
l’a déplacée récemment de quelques salles,
pour pouvoir refaire une beauté à la
sienne –, mais plus probablement pour gé­
rer les flux du public qui, si elle avait été insé­
rée dans le parcours de l’exposition, seraient
devenus intenables. Même ainsi, la bouscu­
lade est prévisible, et on l’a palliée comme
on pouvait : n’y accéderont que ceux qui
auront réservé au préalable.

Cela en vaut la peine. D’abord, parce qu’il
est peu probable qu’on réunisse encore un
jour un tel ensemble. Ensuite, parce que l’ex­
position – même si manquaient encore, à
quelques jours de l’ouverture, quelques car­
tels explicatifs – est remarquable de clarté et
de pédagogie, pour qui prend le temps de re­
garder. D’autant qu’elle suit, lorsque la chose
est possible, un déroulement chronologique.
Léonard est né des amours coupables d’un
riche notaire, Piero, 24 ans à l’époque, et
d’une paysanne, Caterina Lippi, 16 ans. Il voit
le jour le 15 avril 1452, dans le village de Vinci,
à une trentaine de kilomètres à l’ouest de
Florence, dont il prendra le nom selon une
habitude courante à l’époque. Son père
n’épousera jamais sa mère, préférant la ma­
rier à un paysan du cru. Il ne reconnaîtra pas
non plus leur fils, mais pourvoira à son édu­
cation, en l’inscrivant dans une école qui en­
seigne l’arithmétique, à l’usage des futurs
comptables ou des marchands. C’est une des
raisons pour lesquelles, toute sa vie, l’artiste
ignorera le latin. Ce qui le conduira à négliger
une approche théorique et livresque des
phénomènes qu’il étudiera et à développer
une méthode empirique, faite d’observa­
tions et d’expérimentations.
A l’adolescence, son père le fait venir près
de lui à Florence. C’est alors une des villes les
plus cultivées d’Europe : seuls deux tiers de
ses habitants sont analphabètes... L’enfant
entre dans l’atelier d’Andrea del Verrocchio,
peintre, sculpteur, orfèvre, mais aussi « ingé­
nieur », c’est­à­dire qu’il conçoit les machi­
nes animant les nombreux spectacles que
Laurent de Médicis, soucieux de sa popula­
rité, offre à ses concitoyens florentins.

LE TEMPS DE LA RÉFLEXION
C’est avec cet apprentissage que s’ouvre l’ex­
position : chez Verrocchio, Léonard étudie le
dessin, bien sûr, mais aussi des rudiments
d’anatomie, de mécanique et de géométrie.
Il n’aura ensuite de cesse qu’il ne développe
tout cela. En attendant, il dessine des drape­
ries. Un drap, imprégné d’argile humide des­
tiné à le rigidifier un peu, était posé de ma­
nière à former des plis lourds, que les élèves
devaient apprendre à restituer par le

La genèse de ses tableaux révélée en imagerie


L’utilisation des nouvelles technologies a permis de retracer les étapes de la conception des cinq peintures du corpus français de Léonard


RÉCIT


D


écouvrir le dernier coup
de crayon de Léonard de
Vinci avant le passage à la
peinture : c’est ce que permettent
une série de clichés accrochés
dans l’exposition présentée au
Louvre. Grâce aux toutes derniè­
res techniques de l’imagerie, « on
arrive à discerner les différentes
phases, le travail préliminaire à la
pointe de plomb, le passage à la
plume et au charbon de bois pour
les traits rapides, les premières
ombres posées », analyse Bruno
Mottin, conservateur en chef du
patrimoine au C2RMF (Centre de
recherche et de restauration des
musées de France). « Léonard est
toujours en train de chercher plu­
sieurs compositions à la fois, le des­
sin est presque cinétique. Il laisse
courir sa plume, surgir la composi­
tion elle­même. On a l’impression
de suivre sa pensée par le dessin. »
Les recherches les plus récentes
vont jusqu’à montrer l’intérêt de

Léonard pour l’optique et les ef­
fets lumineux qui le conduisent à
utiliser du verre broyé comme
additif. Procédé destiné à attiser
la réflexion de la lumière sur les
couches profondes des pigments
et à favoriser la transparence des
matières jusque dans les ombres.
« Il atteint un très haut degré de
perfection et pousse l’expérience
très avant », juge Bruno Mottin.

Un cheveu rouge aux rayons X
En quinze ans, l’avancée des tech­
niques d’imagerie non invasives
a permis d’étudier, au Louvre,
avec le C2RMF, l’ensemble du cor­
pus français de Léonard de Vinci,
la genèse de chacun des cinq
tableaux autographes exposés,
La Joconde, Sainte Anne, La Belle
Ferronnière, Saint Jean­Baptiste,
La Vierge aux Rochers et une
trentaine de dessins. Tout en
bénéficiant « des progrès fulgu­
rants des nouvelles technologies
et d’ordinateurs ultrapuissants
pour traiter les nouvelles don­

nées », souligne Elisabeth Ravaud,
médecin radiologue, responsa­
ble des études et recherches sur
la peinture de chevalet, au
C2RMF.
La réflectographie infrarouge
permet de distinguer le dessin
sous­jacent dans son évolution,
comme les repentirs et les ajouts.
La photographie, sous ultraviolet,
vise à évaluer l’état de conserva­
tion en surface et à localiser les
restaurations anciennes. La spec­
trométrie de fluorescence des
rayons X dresse la cartographie
des éléments chimiques utilisés,
et montre le travail des couleurs,
le choix des pigments, comme
elle identifie le fil rouge d’un che­
veu dans la coiffure de la Joconde.
Léonard remet sans cesse l’œuvre
inachevée sur le métier, pour sai­
sir le mouvement dans l’instant,
l’infime tension de vie.
La dernière touche de peinture
repérée sur La Joconde date de
1519, l’année de la mort de Vinci
au Clos­Lucé, manoir que

François Ier avait mis à sa disposi­
tion. Seize ans durant, il retra­
vaille le portrait de Monna Lisa
commencé en 1503­1504 à Milan
et qu’il charrie, en 1516, dans sa
course à dos de mule à travers les
Alpes, avec la Sainte Anne et le
Saint Jean­Baptiste, ses trois ta­
bleaux préférés, pour rejoin­
dre Amboise, où il est invité par
le roi de France.

En 2004, l’étude de tous les
« Léonard » du Louvre est déci­
dée par Vincent Pomarède, alors
directeur du département des
peintures du musée national, le­
quel avait en tête la restauration
pressante de la Sainte Anne, cri­
blée de taches noires, et les expo­
sitions à venir. « C’était rompre
un tabou, souligne Sébastien
Allard, qui lui a succédé à la tête
du département. Léonard est un
artiste exceptionnel, qui a une
technique exceptionnelle, et il
faut bien le comprendre avant de
toucher à son œuvre. » Profitant
de la rénovation de la salle des
Etats, Vincent Pomarède faisait
alors décrocher La Joconde pour
lancer une première batterie
d’imageries non invasives sur la
star du musée. « On l’a étudiée
pendant trois nuits et deux jours
non stop, j’ai fait les radios jusqu’à
3 heures du matin », se souvient
Elisabeth Ravaud. Expérience re­
nouvelée, deux jours et une nuit,
durant l’été dernier, alors que La

Joconde séjournait dans la salle
Rubens, le temps des travaux de
la salle des Etats, repeinte dans
un bleu nuit pour une mise en
valeur des œuvres.
En 2009, les Journées d’étude de
l’œuvre de Léonard de Vinci se
concluent, avec la participation
des spécialistes de la planète et
des conservateurs du Louvre, par
la décision de la restauration de la
Sainte Anne, sous le contrôle
d’une commission scientifique
internationale. En 2012, l’exposi­
tion du Louvre lui sera dédiée. Sui­
vront les restaurations de La Belle
Ferronnière, en 2015, qui portait
une tache rose sur le visage, et du
Saint Jean­Baptiste, en 2016, très
assombri par le vernis oxydé mas­
quant la peau de bête qu’il porte.
Deux œuvres sans problèmes
majeurs dont il fallait alléger les
vernis. Sculpter de sa peinture les
jeux d’ombre et de lumière, telle
sera l’obsession d’une vie et la clé
de l’œuvre picturale de Léonard.
florence evin

R É T R O S P E C T I V E É V É N E M E N T


Etude de figure pour la Bataille d’Anghiari, vers 1504. SZEPMUVESZETI MUZEUM - MUSEUM OF FINE ARTS

« LÉONARD EST UN 


ARTISTE EXCEPTIONNEL 


QUI A UNE TECHNIQUE 


EXCEPTIONNELLE,


ET IL FAUT BIEN LE 


COMPRENDRE AVANT DE 


TOUCHER À SON ŒUVRE »
SÉBASTIEN ALLARD
directeur du département des
peintures du Louvre

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