Les Echos - 14.10.2019

(Ron) #1
ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR// Alors que Pékin et Washington tentent
de résoudre leurs différends commerciaux, un autre conflit se joue
dans les universités américaines. Etudiants et enseignants d’origine chinoise
s’inquiètent d’un climat de suspicion sur leurs activités.

Dans les universités,


l’autre guerre de Trump


avec la Chine


tés », revendique le NIH, rappelant seule-
ment que si « l’objet de la préoccupation
actuelle est la Chine », la question n’est toute-
fois « pas propre à la Chine ». A l’université du
Texas, ce sont plusieurs chercheurs en onco-
logie du réputé MD Anderson Cancer Center
qui ont dû quitter leurs fonctions pour de
mêmes soupçons.
La pression se fait aussi plus forte sur le
soft power à la chinoise. En juillet, l’univer-
sité de Floride du Nord a annoncé qu’elle
mettait fin au programme Confucius
d’ouverture à la culture chinoise, suivant
d’autres universités et les recommandations
de l’ONG Human Rights Watch, qui suggère
de veiller à ce que la liberté d’expression sur
les campus ne soit pas entravée par le gou-
vernement chinois. « Qu’il s’agisse des insti-
tuts Confucius qui répandent de la propa-
gande sur les campus universitaires, des
“programmes de talents” de la Chine qui ont
été appelés programmes de “gain de cerveaux”,
ou de la Chine qui plante des espions dans
notre industrie, le gouvernement chinois est
un grave problème », expliquait en juin le très
écouté sénateur républicain Chuck Grassley
(Iowa), qui présidait une audition consacrée
aux « menaces étrangères sur la recherche
financée sur fonds publics ».
« Les enquêtes sur des universitaires ont
démarré sous l’ère Obama », recadre Yiguang
Ju, professeur à Princeton (New Jersey), rap-
pelant l’exemple d’un collègue de Temple
University (Pennsylvanie), mis en cause puis
blanchi dans le cadre d’un supposé espion-
nage. « Ce qui a changé avec Trump », estime

ce spécialiste des questions d’énergie, c’est le
vocabulaire, l’idée que les Chinois seraient
« une menace » pour les Etats-Unis et les étu-
diants chinois aux Etats-Unis « des
espions ». « Nous sommes plusieurs profes-
seurs d’origine chinoise à Princeton, et nous
nous interrogeons : comment tracer la ligne
entre des échanges académiques classiques et
de l’espionnage? Il y a une zone grise et il y a
une méconnaissance de ce qu’est le travail aca-
démique normal », estime-t-il.

Un tiers des effectifs étrangers
Sur la pelouse du campus de Cambridge
(Massachusetts), où des générations de
familles asiatiques ont lustré le soulier du
bronze de John Harvard comme un présage
de réussite, les inquiétudes des étudiants et
des professeurs sont remontées jusqu’au
président de l’université. En juillet, dans un
courrier diplomatique adressé au secrétaire
d’Etat Mike Pompeo, il a fait part de ses
craintes sur le climat de défiance qui saisit
l’administration américaine à l’égard des
étudiants « internationaux ». « Des étu-
diants font part de difficultés à obtenir leur
visa – cela va de délais à des refus. Des bour-
siers ont subi des reports ou des interruptions
dans ce qui aurait été auparavant des procé-
dures d’immigration de routine comme les
visas familiaux, le renouvellement de leur sta-
tut ou leurs autorisations de voyage », liste
Larry Bacow. « Bien que nous soyons en
faveur de mesures appropriées pour protéger
la propriété intellectuelle, la défense nationale
et les technologies émergentes sensibles, le fait

de cibler un pays et ses citoyens est incompati-
ble avec la culture et la mission de l’enseigne-
ment supérieur et nos idéaux nationaux »,
écrit le président de l’université.
S’il ne cite jamais la Chine (peut-être à
cause des accusations de sélection en fonc-
tion de l’origine ethnique des étudiants dont
l’université a fait l’objet), son voisin du Mas-
sachusetts Institute of Technology (MIT) a
été plus direct. « Des membres du corps pro-
fessoral, des post-doctorants, des cher-
cheurs et des étudiants me disent que, dans
leurs rapports avec les organismes gouver-
nementaux, ils se sentent maintenant injus-
tement scrutés, stigmatisés et sur les nerfs –
en raison de leur seule origine ethnique chi-
noise », a lui aussi écrit, fin juin dans une let-
tre ouverte, L. Raphael Reif.
Quand l’administration veut protéger la
propriété intellectuelle financée sur fonds
publics, la communauté universitaire
redoute que ces soupçons d’espionnage éco-
nomique et scientifique finissent par nuire à
l’attractivité du marché américain. « Nous
voyons quelques indicateurs avancés, mais
c’est encore tôt parce que ce sujet n’a émergé
que l’an dernier », temporise Toby Smith, de
l’AAU. L’enjeu est crucial pour ces universi-
tés. Car si elles défendent l’apport d’« oxy-
gène » que constitue chaque « nouvelle
vague » d’étudiants, en septembre, comme
l’écrit le président du MIT, elles ont aussi
beaucoup à perdre financièrement. Quand
la France compte moins de 9.000 étudiants
sur le sol américain, la Chine, avec ses
369.000 étudiants aux Etats-Unis l’an der-

En 2018, les universités outre-Atlantique comptaient 370.000 étudiants chinois, soit un tiers des inscrits d’origine étrangère. Mark Peterson/Redux-RÉA

nier, fournit un tiers des effectifs étrangers
dans les universités américaines.
Avec seulement 20 % d’étudiants améri-
cains dans certaines filières techniques et
scientifiques, certains r edoutent aussi, à plus
long terme, un impact sur l’innovation scien-
tifique. « Nous avons déjà eu pendant la guerre
froide ce type de craintes sur le vol de données
militaires avec la Russie ou sur l’espionnage
économique avec le Japon à la fin des années


  1. La difficulté aujourd’hui, c’est que la
    recherche américaine repose largement sur les
    talents chinois », note Toby Smith. Depuis
    2000, 39 % des scientifiques américains
    ayant reçu le prix Nobel en physique, chimie
    et médecine étaient nés à l’étranger, a aussi
    rappelé aux sénateurs Larry Tabak, l’un des
    directeurs du National Institute of Health.


« Dans beaucoup de domaines, les Etats-
Unis ne sont plus leader, comme la fusion
nucléaire ou les accélérateurs par exemple, et
obtenir des financements est maintenant une
question très sensible », estime déjà Yiguang
Ju, le professeur de Princeton qui a lui-
même créé une petite entreprise. « La
guerre commerciale crée aussi des problèmes
pour organiser des conférences. On avait le
choix pour notre prochaine conférence entre
deux s ites aux Etats-Unis et un a u Canada, on
a choisi l e Canada pour éviter d’éventuels pro-
blèmes de visa », raconte-t-il.

« Tirer leurs propres conclusions »
Dans le discours au moins, les inquiétudes
ont fini par porter. Dans une parole cali-
brée, annoncée à l’avance sur Twitter, la
secrétaire d’Etat adjointe à l’Education,
Marie Royce, a tenu cet été à rectifier le tir
devant plusieurs centaines de profession-
nels réunis à Washington. « Nous ne pou-
vons pas changer ce que les étudiants chinois
entendent et pensent des États-Unis avant
leur arrivée. Mais nous pouvons ouvrir nos
salles de classe et nos maisons », a-t-elle dit,
« et leur permettre de tirer leurs propres con-
clusions sur les Etats-Unis ».n

Avec seulement
20 % d’étudiants
américains dans
des filières techniques et
scientifiques, certains
redoutent aussi, à plus
long terme, un impact sur
l’innovation scientifique.

Véronique Le Billon
@VLeBillon
—Bureau de New York


C


inq jours avant la rentrée universi-
taire, Douglas Girod a pris sa plume
pour rédiger un communiqué aussi
douloureux qu’e mbarrassant. « Un de nos
professeurs a été impliqué dans une enquête
sur une activité criminelle présumée. Il est
accusé de fraude liée à son travail sur le cam-
pus Lawrence et en Chine », écrit en cette fin
août le dix-huitième chancelier de Kansas
University (KU). « Nous avons été informés de
cette potentielle activité criminelle ce prin-
temps, nous l’avons signalée aux autorités et
nous avons collaboré à l’enquête en cours. »
Au cœur du Midwest, dans cette petite ville
du Kansas, célèbre pour avoir été le théâtre
d’un massacre contre la population aboli-
tionniste lors de la guerre de Sécession, le FBI
venait d’arrêter Franklin « Feng » Tao.
Ce professeur de chimie est accusé d’avoir
« caché le fait qu’il travaillait à plein temps
pour une université chinoise alors qu’il faisait
des recherches à KU, financées par le gouver-
nement américain », explique le ministère
de la Justice. Dans la déclaration de conflit
d’intérêts que chaque professeur doit rem-
plir chaque année pour l’université, Fran-
klin Feng Tao n’a fait nulle part mention du
contrat signé avec cette université chinoise
dix-huit mois plus tôt. Une « fraude électro-
nique » qui pourrait se payer très cher : s’il
est reconnu coupable, le chercheur risque
jusqu’à... vingt ans de prison, précise le
ministère de la Justice. « Nous allons proba-
blement voir d’autres cas comme celui de Kan-
sas University ces prochains mois », pronosti-
que Toby Smith, qui gère les questions
politiques au sein de l’Association of Ameri-
can Universities (AAU). « Dans le cas de KU,
la relation de l’université avec le FBI a été
importante », relève-t-il.


Maillon faible
de la sécurité nationale
Aux Etats-Unis, la bataille commerciale
engagée par Donald Trump avec Pékin
répond à un objectif scandé à longueur de
tweets et de discours : mettre fin aux fuites de
propriété intellectuelle américaine vers la
Chine. Et les universités sont désormais
identifiées comme un maillon faible de la
sécurité nationale. « L’utilisation de collec-
teurs non traditionnels, en particulier dans le
milieu universitaire – qu’il s’agisse de profes-
seurs, de scientifiques ou d’étudiants – se
retrouve dans presque tous les bureaux locaux
du FBI », a assuré le directeur du FBI, Christo-
pher Wray, lors d’une audience du Comité
sénatorial du renseignement.
« Ce n’est pas seulement dans les grandes
villes, c’est aussi dans les petites, c’est dans
presque toutes les disciplines », a-t-il
insisté. Le 11 septembre, un professeur de
l’université UT-Arlington et d’une université
chinoise, Bo Mao, a aussi comparu devant
un tribunal de New York, accusé d’avoir servi
les intérêts de Huawei au détriment d’une
start-up californienne – il aurait fait valoir sa
condition de chercheur pour se procurer un
équipement qu’il aurait ensuite fourni au
groupe chinois, ce qu’il nie.


Depuis un an, le FBI et les services du con-
tre-espionnage américain mènent une cam-
pagne discrète dans les campus pour alerter
l’administration, verrouiller les protocoles
de contrôle et détecter des fuites de matière
grise vers la Chine. A Atlanta (Géorgie), deux
chercheurs américains d’origine chinoise de
l’université Emory, s pécialistes en génétique,
ont été remerciés pour ne pas avoir déclaré
certains liens avec la Chine. L’accusation,
qu’ils contestent, fait suite à une enquête du
National Institute of Health (NIH). L’institu-
tion règne en maître sur la recherche améri-
caine : elle alloue chaque année 20 milliards
de dollars à tous les organismes de recher-
che biomédicale, et revendique à ce titre le
contrôle de l’utilisation des fonds publics.
« Le nombre de personnes impliquées d ans des
activités déplacées est faible, mais les problè-
mes sont importants et doivent donc être trai-


Depuis un an, le FBI


et les services du contre-


espionnage américain


mènent une campagne


discrète dans les campus


pour [...] détecter


des fuites de matière grise


vers la Chine.


Les Echos Lundi 14 octobre 2019 // 15


enquête

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