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SAMEDI 26 OCTOBRE 2019 économie & entreprise| 17
Le conglomérat japonais, qui investit des dizaines
de milliards de dollars dans des startup, enchaîne les bévues.
Dernière en date, l’échec de l’introduction en Bourse
de WeWork. Un coup dur pour le patron, Masayoshi Son
M
asayoshi Son
estil un vi
sionnaire ou
simplement
un investis
seur têtu et
aveugle? Mardi 22 octobre, le pa
tron de SoftBank a décidé de voler
au secours de WeWork, le géant
américain du coworking (location
de bureaux partagés), dans lequel
le conglomérat japonais avait déjà
investi plus de 10 milliards de
dollars (9 milliards d’euros). L’in
troduction en Bourse prévue de la
société newyorkaise ayant
échoué, elle allait se trouver à
court de liquidités.
Masayoshi Son a alors décidé de
doubler la mise, mettant encore
9,5 milliards de dollars sur la table.
Et tant pis si la société accumule
les pertes, et n’a pas de perspecti
ves claires pour dégager des pro
fits. Tant pis si sa valorisation a
sombré, passant de 47 milliards de
dollars en janvier à 8 milliards
aujourd’hui... « C’est le genre de
crise de croissance que rencontrent
beaucoup des plus grandes entre
prises technologiques innovantes »,
atil commenté, philosophe...
C’est qu’il en a vu d’autres. Au
début des années 2000, le patron
de Softbank, qui a investi massi
vement dans les premières
startup de l’ère du Net, voit son
patrimoine laminé par l’explo
sion de la bulle Internet. Lui qui
aime à raconter qu’il a briève
ment été l’homme le plus riche
du monde voit sa fortune ampu
tée de 70 milliards de dollars du
jour au lendemain. Même s’il est
passé tout près de la ruine, il n’a
rien perdu de son goût pour l’in
novation et la prise de risques.
En témoigne le virage qu’il a fait
opérer à SoftBank ces dernières
années. D’un modeste commerce
de logiciels à un empire des télé
communications (SoftBank Mo
bile au Japon, Sprint aux Etats
Unis), Masayoshi Son a désormais
décidé de faire de son groupe
(12,5 milliards de dollars de résul
tat net en 2018) un investisseur
dans des sociétés à forte valeur
technologique. D’abord en rache
tant en 2016 le spécialiste de la
conception de puces ARM, mais
surtout en lançant l’année sui
vante le plus puissant fonds d’in
vestissement de la planète dans le
domaine de la tech : Vision Fund,
doté de près de 100 milliards de
dollars, grâce notamment aux
60 milliards apportés par les
fonds souverains d’Arabie saou
dite et d’Abou Dhabi.
CHERCHER DE L’ARGENT FRAIS
En août, le patron de 62 ans affir
mait que « l’avenir de notre com
pagnie résidera essentiellement
dans Vision Fund ». A ses yeux,
SoftBank doit devenir le navire
amiral d’une armada de sociétés
innovantes, toutes appelées à de
venir des licornes (jeunes compa
gnies valorisées à plus de 1 mil
liard de dollars).
De fait, pendant deux ans Vision
Fund s’est taillé la réputation de
faiseur de rois dans le monde des
startup. Capable d’injecter des
centaines de millions de dollars,
sinon des milliards, il pensait
pouvoir ainsi en faire les cham
pions de leur marché, ses larges
ses leur permettant de se déve
lopper à tous crins et de tuer la
concurrence... Au total, 81 socié
tés, dans des secteurs variés
(transports, immobilier, santé...),
en ont profité, avec comme têtes
de gondole des entreprises
comme Uber (il en détient 15 %),
Slack, Didi Chuxing ou WeWork.
En mai, lorsqu’il révélait pour la
première fois les résultats du
fonds, Masayoshi Son pouvait
triompher avec un retour sur in
vestissement moyen de 29 %, et
même de 62 % pour SoftBank.
Des gains cependant en grande
partie virtuels, puisque basés sur
la valorisation des sociétés déte
nues en portefeuille mais non
concrétisés par des cessions ou
des mises sur le marché. Ce qui
n’empêche pas la société d’affir
mer aujourd’hui que la majorité
de ses bénéfices est à attribuer à
ces investissements.
Oui mais voilà, depuis la présen
tation de ces chiffres, Softbank ac
cumule les déconvenues. Uber,
l’une des têtes d’affiche du fonds,
qui s’est introduite en mai à Wall
Street au prix de 45 dollars l’ac
tion, cote aujourd’hui 33 dollars.
L’adoption d’une récente loi en
Californie qui pourrait forcer la
plateforme à salarier ses chauf
feurs a encore accru les interroga
tions sur la viabilité économique
d’une société qui affichait 5 mil
liards de dollars de perte lors du
dernier trimestre. Autre membre
de l’écurie n’ayant guère brillé,
Slack, dont le cours de l’action a
été divisé par deux depuis son in
troduction en Bourse en juin.
Quant à WeWork, la valorisation
est deux fois inférieure aux som
mes investies jusqu’à présent.
Mises bout à bout, ces mésaven
tures ont entamé le crédit de Ma
sayoshi Son et soulevé des inter
rogations sur la valeur réelle de
ses investissements. Signe de la
méfiance que suscite aujourd’hui
le dirigeant japonais, aucune in
formation ne filtre sur le lance
ment d’un second fonds, Vision
Fund 2, annoncé en juillet, et ap
pelé à être plus puissant encore
que son prédécesseur, puisque
doté de 108 milliards de dollars.
Les principaux contributeurs
du premier Vision Fund n’ont
toujours pas confirmé leur vo
lonté de remettre au pot, le fonds
Mubadala d’Abou Dhabi se con
tentant de déclarer qu’il « prendra
sa décision quand ce sera le mo
ment le plus opportun pour [lui] ».
SoftBank avait aussi fait part de
marques d’intérêt de grandes so
ciétés américaines (Apple, Micro
soft...), mais rien n’a été confirmé
de ce côtélà non plus.
SoftBank s’est engagé à appor
ter 38 milliards de dollars. Et il a
aussi sollicité les salariés du Vi
sion Fund à participer à l’opéra
tion en leur consentant un prêt.
Mais début octobre l’agence Reu
ters indiquait que la taille du
fonds pourrait être revue large
ment à la baisse, à moins que sa
création ne soit reportée. Le plan
de sauvetage de WeWork doit
être lu à la lumière de ce con
texte. « Son ne voulait pas perdre
la face et veut ainsi démontrer
aux actuels et futurs partenaires
de Vision Fund qu’il continuera à
soutenir les sociétés dans lesquel
les il a investi », explique Marc
Einstein, chef analyste chez ITR
Corporation.
La mauvaise tournure prise par
les événements contrarie les
plans de Masayoshi Son. Lui qui
misait sur une dizaine d’entrées
en Bourse par an pour faire entrer
de l’argent frais dans les caisses de
SoftBank – dont l’endettement
s’élève à 133 milliards de dollars –
voit désormais la fenêtre de tir se
refermer. S’il a bâti sa légende
avec un coup de génie – l’achat
dès 2000 de 32 % d’Alibaba, le lea
der chinois du commerce en li
gne, pour 20 millions de dollars ;
une participation qui, malgré la
vente d’une partie de ces actions,
vaut aujourd’hui plus de 100 mil
liards – et quelques bonnes intui
tions comme le lancement de Ya
hoo! Japon, il reconnaît que les ré
sultats du fonds ne sont pas à la
hauteur de ses espérances. Dans
une interview à Nikkei Business le
1 er octobre, il a même exprimé sa
« frustration » et son « embarras ».
Pour rassurer ses investisseurs,
Masayoshi Son semble prêt à re
voir ses méthodes. Fini la con
fiance aveugle accordée aux fon
dateurs des startup. Adam Neu
mann, le cofondateur de WeWork
en a fait les frais : son éviction a
valeur d’exemple pour les autres
dirigeants de sociétés de Vision
Fund. Le patron de Softbank a ras
semblé ces derniers au courant
du mois d’août à Pasadena (Cali
fornie) pour leur faire passer un
message très clair : plus question
d’accepter indéfiniment des per
tes, charge à eux d’adopter une
gestion plus prudente et d’arriver
au plus vite à la rentabilité. Par
ailleurs une équipe a été formée
au sein de Vision Fund pour sécu
riser au mieux l’entrée en Bourse
des entreprises.
SURVALORISATION TROMPEUSE
A quel point les mésaventures de
l’été ontelles affecté Vision Fund?
On le saura lors de la publication
de ses résultats, prévue le 6 no
vembre. Mais pour Pierre Ferragu,
managing partner chez New
Street Research, ces déconvenues
ne devraient pas détourner Ma
sayoshi Son de la direction qu’il a
fixée pour SoftBank : « Il a une telle
aura dans le monde des affaires et
au Japon que cette séquence doit
l’affecter. Mais certainement pas
l’empêcher d’aller de l’avant. »
« SoftBank va continuer à chercher
le nouvel Alibaba, mais il lui faudra
se montrer plus prudent, et proba
blement faire face à davantage de
scepticisme », abonde M. Einstein.
Même s’il a chamboulé le pay
sage des fonds d’investissement
avec ses moyens démesurés,
quitte à donner à certaines de ses
sociétés une survalorisation
trompeuse, l’abandon du projet
d’un deuxième Vision Fund serait
une mauvaise nouvelle pour la
tech mondiale. « Ça enverrait le si
gnal que les valorisations des so
ciétés tech de Vision Fund sont de
façon générale une aberration,
alors que la réalité est plus nuan
cée », estime Matthieu Lattes, as
socié du fonds White Star Capital,
qui rappelle par ailleurs que
« Softbank a créé une alternative
moins aléatoire que la Bourse
pour des sociétés innovantes à un
stade avancé de développement ».
« SoftBank était comme une voi
ture qui allait trop vite », illustre
pour sa part Toshiyasu Ohashi,
analyste principal du crédit chez
Daiwa Securities Group Inc. à To
kyo. Reste à savoir si Masayoshi
Son voudra bien appuyer sur la
pédale de frein.
vincent fagot
Quatre-vingt-une
sociétés, dont
Slack, Uber, Didi
Chuxing ou
WeWork, ont
profité des
largesses
de Fund Vision
lancé par M. Son
« SoftBank va
continuer à
chercher le
nouvel Alibaba,
mais il lui faudra
se montrer plus
prudent »
MARC EINSTEIN
chef analyste chez ITR
Corporation
PLEIN CADRE
Masayoshi
Son, le patron
de SoftBank,
à Tokyo,
le 14 octobre.
CHARLY TRIBALLEAU/
AFP
SoftBank, le « gourou »
de la tech mondiale vacille