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INTERNATIONAL
SAMEDI 26 OCTOBRE 2019
0123
L’OTAN en crise face à Trump et Erdogan
Divisée et affaiblie par le retrait américain de Syrie, l’Alliance atlantique voit ses fondamentaux remis en cause
bruxelles bureau européen
L’
habituel discours
formaté du secré
taire général de
l’OTAN n’aura
trompé personne.
Ce ne fut pas seule
ment une discussion « franche et
ouverte », comme l’a indiqué Jens
Stoltenberg, au premier jour de la
réunion des 29 ministres de la dé
fense de l’Alliance, à Bruxelles,
jeudi 24 octobre. Mais bien un dé
bat profond, virulent, provoqué
par le retrait des EtatsUnis de la
lutte contre l’organisation Etat is
lamique (EI) dans le NordEst sy
rien, et l’offensive consécutive de
la Turquie contre les Kurdes.
Un « débat majeur » s’est ouvert,
confirme un diplomate. Il illustre
une des plus graves crises vécues
par l’OTAN, déjà fortement se
couée depuis l’arrivée de Donald
Trump au pouvoir. Et ce, à six se
maines d’un sommet des chefs
d’Etat censé célébrer, au Royau
meUni, les 70 ans de l’organisa
tion politicomilitaire.
« UN RÉFLEXE DE SURVIE »
Pour tenter de calmer et rassurer,
M. Stoltenberg a affirmé d’em
blée que l’organisation allait
« continuer à soutenir une coali
tion internationale contre le terro
risme », notamment en conti
nuant de former l’armée ira
kienne. Mais le secrétaire général
a minimisé le coup de force turc
au nom des « préoccupations légi
times du pays pour sa sécurité ».
« Pour Stoltenberg, c’est un ré
flexe de survie, il fait passer la co
hésion de l’Alliance avant tout »,
décode une source otanienne.
Cette cohésion est en danger, bien
audelà des habituelles divergen
ces mises sur le compte des saines
contradictions démocratiques du
monde occidental. Les EtatsUnis
viennent, en effet, de bafouer la
règle qu’ils ont euxmêmes mar
telée, afin de mobiliser, puis de te
nir, les coalitions militaires qu’ils
dirigent en Afghanistan, ainsi
qu’en Irak et en Syrie : « On entre
ensemble, on sort ensemble. »
La France, notamment, a fait
part de ses vives inquiétudes. « L’EI
se reforme. Qui va l’empêcher? Où
sont les Américains? Nous avons
besoin d’une discussion stratégi
que avec nos alliés. Il faut réinven
ter un business model », a indiqué
l’entourage de la ministre de la dé
fense, Florence Parly. Il est apparu
toutefois impossible de réunir la
coalition antiEI réclamée par Pa
ris. Un colloque à trois (France,
Allemagne, RoyaumeUni), jeudi
soir, n’a pu qu’acter une volonté
assez floue d’agir, face au blocage
du Conseil de sécurité de l’ONU
sur le dossier syrien.
« Les Kurdes sont en sécurité et les
combattants de l’EI prisonniers
sont à l’abri dans les centres de dé
tention », avait claironné Donald
Trump, mercredi, alors que son
secrétaire à la défense, Mark Esper,
déplorait, le lendemain, « la situa
tion terrible » dans laquelle « l’opé
ration injustifiée » d’Ankara avait
plongé Washington et ses alliés.
Selon M. Esper, il convient de
travailler avec la Turquie « pour
qu’elle redevienne un allié fort et
fiable ». Un propos assorti de l’idée
que Washington n’avait vocation
ni à protéger les forces kurdes ni à
les aider à créer un Etat autonome.
Pas un mot, en revanche, sur la
gravité du problème sécuritaire
posé à des alliés qui n’avaient,
jeudi, connaissance ni des an
nexes de l’accord russoturc passé
cette semaine à Sotchi, ni des
plans scellés entre les Kurdes, les
alliés jusqu’alors contre les djiha
distes, et le régime de Bachar Al
Assad, appuyé par Moscou.
« Nous allons nous dire les choses
de manière extrêmement fran
che », avaiton indiqué à Paris. Et
cela a été le cas. Ce fut « inhabi
tuel », confesse une source bruxel
loise. Trois camps se sont dégagés,
jeudi. La France et les PaysBas,
appuyés par une Allemagne plus
discrète, ont clairement dénoncé
l’intervention turque, soulignant
Parti de l’union démocratique
(PYD), une formation kurde sy
rienne, comme « organisation
terroriste »...
Audelà d’une condamnation
unanime de l’offensive menée à la
frontière syrienne, aucun consen
sus ne rassemble donc l’OTAN sur
la façon de traiter l’impossible
allié turc. La France a précisé
qu’elle était « absolument opposée
à la relocalisation de demandeurs
d’asile et réfugiés » et que « l’UE
n’allait pas payer pour appuyer une
possible violation massive du droit
international humanitaire ».
L’ambassadrice américaine à
l’OTAN, Kay Bailey Hutchison, a
demandé une enquête sur les
éventuels crimes de guerre des
forces liées à la Turquie lors de l’of
fensive. Mais Mark Esper a insisté
plutôt sur le fait que la stratégie
turque risquait de détourner les
alliés des vraies priorités améri
caines : la Chine, la Russie, et sur
tout l’Iran. Alors qu’ils quittent la
Syrie, les EtatsUnis ont envoyé
3 000 soldats en Arabie saoudite
après le raid présumé iranien du
14 septembre contre Aramco, et
renforcé de 14 000 hommes au
total leur contingent dans la ré
gion du Golfe depuis six mois.
Sur ces sujets, le hiatus stratégi
que est profond, audelà de la
Syrie. La France se retrouve parti
culièrement isolée. Le président
Macron, qui tente de promouvoir
une « autonomie stratégique euro
péenne », veut relancer le dialogue
avec Moscou et maintenir la dis
cussion avec Téhéran, reste in
compris de ses partenaires.
Ceuxci le soupçonnent de vouloir
précipiter la fin de l’OTAN au pro
fit de l’UE, sans offrir la garantie
que celleci soit en mesure d’assu
rer la sécurité du continent.
« Nous devons arrêter de soustrai
ter notre sécurité et notre réflexion
stratégique collective », admet un
diplomate européen, un autre in
vitant à bien prendre en compte
« l’évidente dynamique de retrait
américain de tout le Moyen
Orient ». Mais comme le note Jan
Techau, directeur du programme
Europe au German Marshall Fund
of the United States, un think
tank, « cette sécurité [européenne]
suppose un leadership fort et ré
clame précisément ce que l’Europe
tente absolument d’éviter : de gros
muscles, un processus décisionnel
simple et rapide, des structures de
pouvoir hiérarchisées ».
L’ASSURANCE D’ANKARA
Dans ce contexte, Ankara veut
pousser son avantage. Son minis
tre est arrivé jeudi en faisant le
salut militaire. Selon un cadre de
l’Alliance, la Turquie « n’est pas du
tout dans une logique de rupture
avec l’OTAN, en dépit de son atti
tude insupportable », mais « se sent
plus forte que jamais en interne
pour négocier sur des dossiers qui
étaient bloqués ». La question de la
base d’Incirlik, et, partant, celle
des armes nucléaires américaines
qui y sont entreposées, n’est pas
véritablement sur la table.
Tandis que les Etats membres les
plus dépendants des EtatsUnis
(Pologne, Etats baltes, notam
ment) pensent tirer leur épingle
du jeu en négociant de façon bila
térale avec Washington, la straté
gie russe de division des Euro
péens peut continuer de se dé
ployer. Moscou, comme à la veille
de chaque réunion importante de
l’OTAN, a effectué une démonstra
tion de force en annonçant le dé
ploiement de ses défenses anti
missiles S400 en Serbie pour des
exercices. Le même système S
qu’a acheté la Turquie et qui est,
sembletil, le seul sujet sur lequel
le secrétaire d’Etat américain,
Mike Pompeo, a haussé le ton, ces
derniers jours, à l’égard d’Ankara
dans les échanges préparatoires
du Conseil de l’Atlantique Nord.
nathalie guibert (à paris)
et jeanpierre stroobants
Des miliciens proturcs, le 23 octobre, à Ras AlAïn, dans le nordest de la Syrie. UGUR CAN/REUTERS
L ’ O F F E N S I V E T U R Q U E E N S Y R I E
miseptembre, ce fut un coup de
tonnerre de plus dans une relation fran
coallemande déjà bien orageuse sur les
sujets de défense. Sous la pression du pré
sident américain, Donald Trump, pour
augmenter son budget militaire, Berlin
venait de négocier avec Washington une
nouvelle répartition des budgets de fonc
tionnement de l’OTAN à son profit, sans
avertir Paris.
Historiquement, les dépenses de l’orga
nisation (ses quartiers généraux et ses
frais courants) sont partagées par tous, se
lon la richesse des Etats membres. La clé
de répartition prévoit que les EtatsUnis
paient 22 % de ce budget commun de
fonctionnement, l’Allemagne 13 %, la
France 11 %, etc. Berlin a proposé de bais
ser la part américaine à 15 %, d’augmenter
un peu la sienne (de 13 % à 15 %), tout en
postulant que les autres alliés comble
raient le manque à gagner.
Ce dernier se monte à 100 millions
d’euros, l’affaire est symbolique. Dans les
faits, les EtatsUnis apportent, avec leurs
forces armées et leur budget militaire à
750 milliards de dollars, plus de 70 % des
moyens de la défense collective dans
l’OTAN. Ciblée par Donald Trump au nom
du « partage du fardeau », la chancelière An
gela Merkel se voit depuis deux ans repro
cher de refuser d’atteindre à échéance rai
sonnable un effort de défense de 2 % du PIB.
« On ne paiera pas »
En tentant d’échapper à la vindicte améri
caine par ce biais, Berlin a exaspéré son al
lié français, par ailleurs soucieux de voir
les EtatsUnis de Trump rester bien instal
lés dans leur position d’allié fondamental.
« On ne paiera pas », a dit, mercredi 23 oc
tobre, la ministre Florence Parly à son ho
mologue allemande, Annegret Kramp
Karrenbauer (« AKK »). L’initiative, jugée
comme un facteur de division de plus par
Paris, vient au pire moment.
« AKK » a aussi provoqué des tensions po
litiques jusqu’au sein de son propre gouver
nement, en proposant une zone de sécurité
sous contrôle international dans le nordest
de la Syrie, sans même prévenir son collè
gue des affaires étrangères. Les Français ont
compris que le modèle visé par « AKK »,
sans concertation avec Paris, là encore, était
celui de la Minusma au Mali, un dispositif
qu’ils jugent inadapté au terrain syrien.
Pour le secrétaire général de l’OTAN, Jens
Stoltenberg, un tel plan devrait être « dis
cuté plus en détail » et l’Allemagne s’est fina
lement fait discrète sur le sujet avec ses al
liés, jeudi soir. Mais le secrétaire à la défense
américain, Mark Esper, s’est montré plus al
lant, estimant que la proposition allait dans
le sens d’une prise de relais des Européens
sur un terrain que les EtatsUnis quittent.
n. g. et j.p. s.
Paris exaspéré par les initiatives de Berlin
qu’elle mettait directement en
cause leur sécurité. Deuxième
camp, celui des Etats qui ont
prôné la modération compte tenu
de leurs priorités nationales : évi
ter de nouveaux flux migratoires
(pour l’Italie), ne pas s’aliéner un
autre allié important à l’heure du
Brexit (pour le RoyaumeUni).
« DE GROS MUSCLES »
Le troisième groupe, celui des
pays de l’est de l’Europe et des
Etats baltes, tétanisés par la me
nace russe, aurait offert une vic
toire à Ankara si la France n’avait
pas mis le pied dans la porte. Sou
cieux d’obtenir l’approbation des
« plans de réponse graduée » (les
projets de défense établis par
l’OTAN pour les différentes aires
géographiques qu’elle couvre,
dont sa frontière est), ils sem
blaient prêts à céder aux pres
sions d’Ankara : la Turquie propo
sait d’approuver tous les plans,
en échange d’une mention du
LES ÉTATSUNIS ONT
BAFOUÉ LA RÈGLE
QU’ILS ONT EUXMÊMES
MARTELÉE, SELON
LAQUELLE « ON ENTRE
ENSEMBLE, ON SORT
ENSEMBLE »