Le Monde - 26.10.2019

(Wang) #1

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SAMEDI 26 OCTOBRE 2019 idées| 27


C’


était il y a vingt ans. C’était hier et c’est (presque)
comme si c’était aujourd’hui. Alors que certains
prophétisent les foudres de l’Apocalypse si la
procréation médicalement assistée (PMA) devait
être autorisée pour toutes les femmes, comment ne pas se
rappeler les déchaînements que suscita l’instauration du
pacte civil de solidarité (pacs) par la loi du 15 novem­
bre 1999? C’est cette « incroyable histoire » que racontent
les coauteurs de la proposition de loi, Patrick Bloche, Jean­
Pierre Michel et Denis Quinqueton, militant de la pre­
mière heure en faveur de ce qui avait d’abord été baptisé
contrat d’union civile (CUC).
Un triste et cruel événement fit office de déclencheur de
cette longue bataille. En 1991, un homosexuel dijonnais est
expulsé manu militari du logement qu’il partageait avec
son compagnon mort du sida par les pa­
rents du défunt. Il lui est même interdit
d’assister aux obsèques. De là naît une pre­
mière mouture du CUC, sous l’impulsion
d’une coordination d’associations gays et
lesbiennes. Elle est présentée lors d’une
conférence de presse tenue dans un bu­
reau de l’Assemblée nationale, par l’entre­
mise du député chevènementiste Jean­
Yves Autexier, devant une assistance
« clairsemée ». Et c’est un article publié
dans Le Monde du 18 avril 1992, repris dans
une dépêche de l’AFP, qui va permettre
d’ébruiter l’affaire.
Six ans après, contre vents et marées, la
proposition de loi présentée par le groupe
socialiste arrive en séance à l’Assemblée na­
tionale, le 9 octobre 1998. L’opposition de
droite se déchaîne. Un incessant brouhaha
couvre les interventions des rapporteurs,
de la présidente de la commission des lois,
Catherine Tasca, ou de la ministre de la jus­
tice, Elisabeth Guigou. La députée des Yve­
lines Christine Boutin s’illustre en brandis­
sant une Bible comme s’il s’agissait du rè­
glement de l’Assemblée. Et là, stupeur : à
l’issue de plusieurs heures de débats hou­
leux, la motion de procédure défendant l’exception d’irre­
cevabilité déposée par la droite est adoptée par 61 voix con­
tre 56, faute d’une présence suffisante sur les bancs de la
gauche. Un fiasco que le mouvement LGBT reçoit comme
une gifle, l’assimilant à une « trahison socialiste ». De cet
accident de parcours naîtra une volonté décuplée d’aboutir.
Ce qui n’était perçu que comme un épisode parlementaire
devient un débat politique central. « C’est paradoxalement
la chance du pacs et c’est ce qui en fera le succès », notent les
auteurs.

Bernadette Chirac fait part de son hostilité
Tout est à refaire mais le gouvernement veut qu’une
nouvelle proposition de loi soit déposée sans tarder et
qu’elle puisse rapidement venir en discussion. Le président
du groupe socialiste, Jean­Marc Ayrault, exige que chaque
député socialiste appose son paraphe sur le nouveau texte.
A l’autre bord, la droite et l’extrême droite s’activent pour
faire barrage à cette « alliance contre nature ». Car, si le pacs
est ouvert à tous, c’est bien contre les couples de « pédés » et
de « gouines » que se dressent les opposants. Ainsi, dans Le
Figaro Magazine, Bernadette Chirac, l’épouse du président
de la République, fait part de son hostilité à un texte qui pré­
sente « le risque d’une banalisation du couple homosexuel
tendant à en faire une structure parafamiliale normale jus­
qu’à l’adoption d’enfants, voire la procréation assistée ».
Le 3 novembre 1998, le président de l’Assemblée, Laurent
Fabius, appelle à l’ordre du jour la nouvelle proposition de
loi relative au pacte civil de solidarité, dans une ambiance
électrique. C’est le début d’un marathon parlementaire qui
durera jusqu’au 13 octobre 1999, jour de l’adoption défini­
tive. « La saison 2 du pacs sera celle de nombreux records,
rappellent les auteurs : quatorze motions de procédure,
deux mille amendements, cent trente­deux heures et quinze
minutes de débat en séance publique dans les deux assem­
blées, vingt­huit séances de l’Assemblée nationale, nuits et
week­ends compris, seize réunions de commission... »
Certains épisodes resteront dans les annales parlemen­
taires. Une Christine Boutin qui prend la parole pour défen­
dre une motion de procédure et discourt pendant... cinq
heures et demie. Un président de séance de droite bousculé
physiquement par les députés socialistes : « Le président a
dû glisser dans l’escalier. Il a été déséquilibré par le discours
de madame Boutin », ironise le premier secrétaire du PS,
François Hollande. Tandis qu’à la buvette un député RPR,
qui n’en est certainement pas à son premier verre, fait son
entrée en lançant un tonitruant : « S’il y a des pédés ici, je
leur pisse à la raie! »
Cette fois l’exception d’irrecevabilité est largement
rejetée. Les débats sont émaillés de propos indignes. Pour
l’un, le pacs est « une sorte de maïs transgénique en matière
de relation humaine ». Pour cet autre, il devrait être signé
« à la direction des services vétérinaires ». Philippe de
Villiers, quant à lui, y voit rien de moins que le « retour à la
barbarie ». Dans la rue, les anti­pacs manifestent en arbo­
rant des pancartes « Les pédés au bûcher ».
Le premier pacs a été signé le 18 novembre 1999 à Lille.
Vingt ans après, la société française y a survécu.
patrick roger

« JE NE PEUX QUE LIER 


LE REGAIN D’INTÉRÊT 


POUR D’ANNUNZIO À 


L’ACTUELLE FLAMBÉE 


DES NATIONALISMES »
VOJKO OBERSNEL
maire de Rijeka

Musée d’Annunzio secret, au Vittoriale degli Italiani, à Gardone Riviera, sur les bords du lac de Garde. M.COHEN/AFP

femmes, l’abolition de la propriété privée,
l’école gratuite, la liberté d’orientation
sexuelle ou le revenu minimum.
Quant au Vittoriale, si Mussolini le finance,
c’est pour mieux éloigner un dangereux
rival. Ce faisant, le Duce exploite les deux
faiblesses de D’Annunzio : l’ego et l’argent.
Car le flambeur est invariablement endetté.
En 1910 déjà, il se réfugie en France pour fuir
ses créanciers. Un soir, il s’introduit dans la
loge d’Ida Rubinstein, dont il couvre, dit­on,
les jambes de baisers. « Ce diable d’homme,
rien que par la magie de son verbe, vous
aurait fait prendre un chat pour un tigre! »,
s’extasie la danseuse, qui crée, en 1911, Le
Martyre de saint Sébastien, un ballet coécrit
par D’Annunzio et Debussy. Quelques jours
avant la première, l’archevêque de Paris
menace d’excommunier quiconque assiste­
rait au spectacle, tant le texte est scandaleux.
Dix ans plus tard, au retour de Fiume, un
nouvel anathème frappe le borgne vision­
naire. Face à l’ascension de Mussolini, il se
sait condamné politiquement et se résout à
préparer sa propre mort, en édifiant un
mausolée aussi exotique qu’ésotérique. Il
transforme une villa du XVIIIe siècle en
capharnaüm infernal, saturé de bibelots,
d’œuvres d’art et d’engins en tout genre. Ce,
avec l’argent fasciste. « D’Annunzio est
comme une dent cariée : soit on l’arrache, soit
on la recouvre d’or », professait Mussolini,
qui avança de quelques jours sa marche sur
Rome, le 28 octobre 1922, de peur que son
rival ne la court­circuite. D’Annunzio finira
par lui rendre la pareille. Lorsqu’en 1932 le
Duce visite sa villa, on ne lui indique pas
l’entrée de droite, réservée aux amis, mais
celle de gauche, par où pénètrent les créan­
ciers. Et, avant d’être reçu, il doit patienter
deux heures. Le temps de méditer sur les
vers qui ornent la pièce, composés à son
attention : « Tu es verre contre acier... »

PIÈTRE POLITICIEN
S’il pâtit de cette proximité avec le fascisme,
D’Annunzio souffre également, selon Gior­
dano Bruno Guerri, « du préjugé catholique
selon lequel un poète doit souffrir. En ce sens,
Leopardi, bossu et malade, est le poète idéal.
D’Annunzio, en revanche, était un jouisseur ».
Ne parlait­il pas de son phallus comme
d’une « catapulte perpétuelle », un « gonfa­
lon sauvage », voire le « pivot du monde »?
« La littérature italienne est jalonnée de poè­
tes maudits. D’Annunzio, au contraire, a eu
une vie de dingue. Ça lui a valu beaucoup
d’ennemis. En 1938, le critique Carlo Bo a trin­

qué à l’annonce de sa mort !, rappelle l’uni­
versitaire Tobia Iodice, attablé dans un café
de Pescara, à deux pas de la maison natale
de l’écrivain et de la pinède qu’il a chantée
dans l’un de ses plus fameux poèmes. Après
Dante, D’Annunzio est le poète italien le plus
googlisé. Les turpitudes qui le discréditaient
hier aiguisent aujourd’hui son attrait : on le
lit comme on fume en cachette, adolescent! »
Depuis six ans, le Napolitain passe tous ses
étés à Pescara, au côté d’autres experts ès
D’Annunzio. Il a vu les murs de la ville se
couvrir de fresques à la gloire du « Com­
mandant ». Et le parrozzo, un dessert typi­
que de Noël, auquel D’Annunzio consacra
un sonnet, est désormais vendu en super­
marché, à tout moment de l’année.
L’un des plus ardents promoteurs du par­
rozzo s’appelle Matteo Salvini. Du reste, c’est
lors d’un meeting à Pescara, en août, que le
leader populiste demande aux Italiens de lui
confier « les pleins pouvoirs ». « Si l’extrême
droite se réfère si souvent à D’Annunzio, c’est
parce qu’il est plus présentable que Mussolini,
il dispose de places et d’écoles à son nom »,
estime Olivier Tosseri. Cet été, Salvini a
imité le « je­m’en­foutisme » de son modèle
jusqu’au sabordage. « D’Annunzio et Salvini
sont de redoutables orateurs, mais d’assez
piètres politiciens, juge le journaliste. L’un et
l’autre n’ont pas su profiter de leur statut
d’homme fort du pays, à la différence d’un
Mussolini. » Ivre de rhum, comme D’Annun­
zio l’était de sangue morlacco – une liqueur
à base de cerise –, le chef de la Ligue a démis­
sionné du ministère de l’intérieur dans l’es­
poir de déclencher des élections. Las, ses
rivaux du Mouvement 5 étoiles et les
sociaux­démocrates ont profité de l’aubaine
pour s’allier au sein d’une improbable coali­
tion. Aux yeux du correspondant des Echos
à Rome, l’écrivain illustre à la perfection « le
transformisme à l’italienne » : « Lorsqu’il est
élu député en 1897, D’Annunzio s’assied à
droite de l’Assemblée. Puis, en cours de légis­

lature, il rejoint “le camp de la vie”, la gauche.
A ce titre, l’instabilité qui secoue aujourd’hui
le pays a quelque chose de dannunzien. Il faut
se méfier des anachronismes, mais l’Italie de
2019 partage avec celle 1919 le sentiment
d’être méprisée au niveau international. »

« UN SACRÉ FILS DE PUTE »
« Vu le climat actuel, je ne sais pas si je me
relancerais dans une telle aventure! »,
confesse Gianluca Jodice. En janvier, à Gar­
done Riviera, ce jeune réalisateur a tourné Il
Cattivo Poeta, une fiction sur les derniers
jours de D’Annunzio, campé par Sergio Cas­
tellitto. « Quand j’ai commencé le scénario, il y
a plusieurs années, D’Annunzio sortait à peine
du purgatoire dans lequel l’avaient enfermé les
catholiques et les communistes. Pour eux, il
représentait l’anti­Italien. Mais il incarne aussi
l’archi­Italien, bon vivant, inventif, mesquin et
égoïste. Un sacré fils de pute, en somme! » Le
film décrit la relation ambiguë que noue
D’Annunzio avec un espion fasciste et une
infirmière allemande. « On dirait Nosferatu,
dans une prison dorée, pleine de putes et de
coke », poursuit le réalisateur romain.
Comme son plus fervent admirateur, l’écri­
vain japonais Yukio Mishima (1925­1970),
D’Annunzio était hanté par la mort : « A
16 ans, il entre en littérature par une “fake
news” : il publie son premier recueil en faisant
croire qu’il est décédé. Célébrité immédiate!
Mon héros, c’est Stanley Kubrick. Mais je suis
pas sûr que j’aurais envie de le rencontrer.
D’Annunzio, je paierais pour dîner avec lui. Je
pense qu’on se marrerait bien. »
Giordano Bruno Guerri a relu attentive­
ment le scénario, et ses sbires ont veillé à ce
que le tournage n’endommage pas la pré­
cieuse cage dont il détient les clés. Le prési­
dent du Vittoriale fait une courte apparition
dans un autre film, Martin Eden, de Pietro
Marcello. « Tais­toi! », lance le personnage
que joue l’historien à un sosie de Matteo
Salvini. Cette transposition, à Naples, du
roman de Jack London raconte « une his­
toire du XXe siècle, explique le cinéaste. Au
départ, je voulais filmer l’aventure de Fiume
telle que la retrace l’écrivain Giovanni
Comisso, qui y a participé. De ce projet, j’ai
gardé des bribes ». Dont la toute dernière
scène : sur une plage, le héros observe le
coucher de soleil. A sa gauche, un groupe
d’arditi en chemises noires ; à sa droite, une
dizaine de migrants en haillons. Ainsi va
l’Italie : plus elle est obsédée par son déclin,
plus brille l’astre de D’Annunzio.
margherita nasi et aureliano tonet

LE LIVRE


LA LONGUE MARCHE


VERS LE PACTE CIVIL


DE SOLIDARITÉ


L’INCROYABLE  HISTOIRE 
DU  PACS
de Patrick Bloche,
Jean-Pierre Michel,
Denis Quinqueton,
Kero, 256 pages,
17,50 euros.
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