28 |idées SAMEDI 26 OCTOBRE 2019
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Aurélien Leroux
A Marseille, quel sort
pour les « délogés »
de la rue d’Aubagne?
Un an après le drame, moins de la moitié des
personnes ont retrouvé leur foyer, tandis que les
poursuites contre les marchands de sommeil « sont
quasi inexistantes », s’indigne l’avocat marseillais
P
resque une année s’est écoulée de
puis l’effondrement, le 5 novem
bre 2018, des immeubles de la rue
d’Aubagne, à Marseille, au cours du
quel huit personnes ont perdu la vie. Si ce
drame a affecté profondément les Mar
seillais, il a aussi révélé l’ampleur du mal
logement dans la cité phocéenne. Cette
problématique n’est pourtant pas nouvelle
puisque le rapport remis en 2015 au gou
vernement par l’inspecteur général hono
raire de l’administration du développe
ment durable, Christian Nicol, décrivait
une situation alarmante du bâti privé et
social à Marseille, en dénonçant l’exis
tence plus de 40 000 logements indignes.
Mais la situation actuelle des personnes
délogées interpelle de façon encore plus
criante. Sur la base de signalements dont
elle disposait, la ville a fait évacuer, en
urgence, 333 immeubles, soit plus de
2 000 personnes. Qui se sont retrouvées à
l’hôtel, sans même avoir le temps d’em
porter leurs affaires. Cette situation ex
ceptionnelle – le plus grand déplacement
de population à Marseille depuis la se
conde guerre mondiale – étaitelle le si
gne d’un changement radical dans la
gestion par la Ville de ses quartiers pau
périsés? Annonçaitelle une prise de
conscience profonde et une traque effi
cace des marchands de sommeil?
Rien de tout cela. Une année s’est écoulée
et le constat est tragique. Moins de la
moitié des habitants concernés ont pu
réintégrer leur foyer. Beaucoup de « délo
gés » vivent toujours dans une chambre
d’hôtel : ils étaient 336 début octobre,
tandis que 380 s’étaient relogés par leurs
propres moyens. L’application de la Charte
du relogement – signée en juillet par l’Etat,
la Ville et des représentants des délogés –
laisse pour le moins à désirer. Sur le plan
judiciaire, les poursuites pénales contre les
marchands de sommeil sont quasi inexis
tantes et les indemnisations obtenues par
les locataires délogés relativement faibles.
Des familles se retrouvent éparpillées,
éloignées de leur quartier, de leur lieu de
travail, de leurs écoles, contraintes de
consacrer leurs économies pour « mal
bouffer », n’ayant pas accès à une cuisine.
Les difficultés de la vie courante, l’incer
titude de l’avenir, ajoutées au traumatisme
de l’évacuation ont entraîné des états
d’anxiété et de dépression.
Des logements toujours insalubres
Le sort des locataires invités à réintégrer
leur logement en raison d’une mainlevée
d’arrêté de péril est tout aussi inquiétant :
beaucoup retrouvent un logement insalu
bre, parfois en travaux, voire inhabitable.
Quant aux réponses judiciaires apportées
à cette crise sans précédent, elles sont clai
rement insuffisantes. Hormis l’informa
tion judiciaire ouverte sur le seul immeu
ble du 65 de la rue d’Aubagne, rien n’a été
pensé pour les personnes évacuées et mi
ses en danger sous leur propre toit.
Aucune mise en examen, une seule garde
à vue : en dépit des nombreuses plaintes
déposées, les marchands de sommeil dor
ment sur leurs deux oreilles.
Les infractions en ce domaine – issues
du code de construction et d’habitation et
du code de santé publique – sont certes
spécifiques et, pour certaines, difficiles à
caractériser, mais trop peu de moyens
sont donnés pour lutter efficacement
contre ce type de délinquance. Le « grou
pement opérationnel de lutte contre
l’habitat indigne », belle initiative du par
quet en 2011, s’est essoufflé jusqu’à dispa
raître en 2017. Seuls quatre officiers de
police seraient affectés aux questions
d’urbanisme (sur le département) et les
commissariats marseillais rechignent à
prendre les plaintes.
Notre justice est capable de poursuivre
et juger des hommes et femmes en
comparution immédiate jusqu’à l’aube
mais n’est pas en mesure de seulement
inquiéter ceux qui exploitent continu
ellement la misère humaine, souvent,
de surcroît, en profitant indirectement
des aides sociales au logement perçues
par leurs locataires.
Sur le plan civil, l’indemnisation des
préjudices subis par les locataires évacués
est très modeste. Peu d’entre eux ont
d’ailleurs le courage de poursuivre leur
bailleur. En outre, les tribunaux d’ins
tance ont tendance à rejeter les demandes
d’indemnisation au motif que les loca
taires évacués ne paient plus de loyer.
Quelle aubaine! Vivre des mois à l’hôtel
gratuitement... Fort heureusement la
presse relaie les histoires de ces vies
trimbalées puis oubliées, et l’opinion
publique s’en émeut. Il faut espérer
pour une fois qu’elle tirera un peu la man
che du juge.
Aurélien Leroux est avocat au barreau
de Marseille
Souâd Ayada
Le visible de l’islam aujourd’hui en France
est saturé par le voile et le djihad
Ce qui n’est pas interdit doit néanmoins pouvoir être
discuté, estime la présidente du Conseil supérieur des
programmes de l’éducation nationale. A ses yeux,
l’affirmation de M. Blanquer selon laquelle le voile n’est
« pas souhaitable dans notre société » est « irréfutable »
E
n France, tout est politique. La
question du voile en est une excel
lente illustration : depuis trente
ans, elle occupe de manière
récurrente l’espace public et suscite des
débats passionnés où les interlocuteurs
ne dialoguent pas mais s’affrontent
comme les tenants de camps adverses, où
les opinions se crispent en un conflit dont
la seule issue, hélas, est de s’intensifier.
Nous avons atteint, ces derniers jours, un
pic d’intensification du conflit qui nous
fait perdre de vue la forme singulière
qu’ont prise la question et la teneur des
propos. Rappelons les faits et les mots.
Une affiche rend visible une réalité : les
mères voilées peuvent accompagner les
élèves lors des sorties scolaires. Cela
suscite immédiatement deux débats qui,
bien que distincts en droit, se voient de
fait étroitement liés, l’un sur la laïcité,
l’autre sur l’islam en France. La loi
n’interdit pas à des femmes voilées de
participer à des activités ayant un carac
tère scolaire, pourvu qu’elles se tiennent
hors de l’espace scolaire entendu comme
un espace physique. Une telle proposi
tion ne peut masquer une certaine
confusion ni étouffer les interrogations :
peuton accepter sans examen que les
sorties scolaires se soustraient absolu
ment à ce qui régit le cadre scolaire?
Celuici se réduitil à un espace physique
que nous pourrions délimiter stricte
ment? Tout ce que la loi n’interdit pas
estil permis sans limite et inaccessible à
la discussion? Ne pas entendre ces ques
tions, c’est refouler l’embarras profond
qu’a suscité l’affiche, c’est refuser de
délibérer sur ce que l’on entend par « es
pace scolaire », c’est réduire la laïcité à la
production de lois, et risquer de
manquer sa signification.
Un des traits de notre époque, et qui
témoigne de son extrême brutalité, est
d’avoir congédié cet ordre du discours
où, détaché de ce que prescrivent la
norme et le droit, de ce qu’autorise ou
n’était pas souhaitable dans notre
société. Estil interdit à un ministre de
l’éducation nationale, juriste de surcroît,
de situer le débat sur le voile non au
niveau de la seule application des lois
existantes, mais au niveau de la concep
tion que nous nous faisons de notre
société, conception étroitement liée à la
forme républicaine de notre nation?
Neutraliser le religieux
Cette forme, parce qu’elle est aussi une
exigence et un idéal, oblige à se pronon
cer sur ce qui est souhaitable. Quelle
valeur de vérité fautil reconnaître à l’af
firmation de JeanMichel Blanquer?
Pour répondre à cette question, deman
dons à un contradicteur hypothétique
qui se situerait dans le même ordre de
discours de soutenir la thèse inverse :
« Le voile est souhaitable dans notre
société. » Nul besoin d’un examen très
poussé pour considérer que la position
de JeanMichel Blanquer est plus vrai
semblable et, d’une certaine manière,
irréfutable. Or, Il semble qu’on soit
désormais sommé de le justifier puisque
les plus élémentaires notions sont mani
festement obscurcies. Un tel constat est
inquiétant pour la raison.
L’islam, ou plutôt sa visibilité dans
l’espace social au travers de ses femmes
voilées, revient audevant de la scène,
dans un contexte où il a partie liée avec
une autre visibilité qui fait horreur, celle
des crimes terroristes. Le visible de
l’islam aujourd’hui en France est saturé
par le voile et le djihad. Tel est le contexte
dont les belles âmes prétendent faire fi,
mais qui désespère les amoureux du
savoir et les tenants sincères de l’hospita
lité. Le moment historique que nous
vivons, ouvert par la révolution islami
que en Iran et fixé par les attentats de
11 septembre 2001, rend inaudibles les
distinctions qu’il faudrait pourtant
établir : le port du voile est perçu comme
l’affiliation aux représentations de
l’islam politique ennemi de nos maniè
res de vivre, et non comme la manifesta
tion d’une foi vécue dans l’ordre spirituel.
Ce n’est pas critiquer l’islam que de rap
peler ce contexte dans lequel il est en
gagé comme religion. Ce n’est pas rejeter
ses fidèles que de les inviter à prendre la
mesure du moment historique qu’ils
vivent et dont ils sont les premiers à
souffrir. Ce n’est pas stigmatiser les mu
sulmanes que de leur indiquer, sans les
humilier et sans s’immiscer dans leur
foi, que le port du voile, bien qu’il ne soit
pas interdit, ne peut devenir leur seul
mode de visibilité. Si nous ne leur signi
fions pas cela, c’est notre solidarité avec
toutes les femmes qui, en Tunisie, au
Maroc, en Turquie, en Iran, dénoncent la
domination du voile dans l’espace public
qui deviendra un exercice de style.
La question engage notre représenta
tion de la femme musulmane française.
Nous supposons toujours, quoi qu’on en
dise, qu’elle est culturellement soumise à
un pouvoir patriarcal qui la considère
comme un être mineur et lui impose de
porter le voile. Un féminisme consé
quent devrait s’assurer qu’il ne se laisse
pas guider par un tel préjugé, quand il
érige en droit le choix de se voiler. Le
voile n’appartient pas tout à fait au
régime des droits acquis et il faut, avec
les musulmanes françaises, sujets de
plein droit, en discuter sans concession.
La question engage aussi la représenta
tion que nous nous faisons des musul
mans. Pour certains, les musulmans
sont toujours ces gens qu’il faut libérer
de la domination étrangère, ces pauvres
et ces déshérités qu’il faut protéger. Pour
certains, l’islam est, par définition, en
quelque sorte, la religion des faibles. La
pensée « décoloniale » n’est pas indemne
de relents néocolonialistes. Reconnaître
que les musulmans sont en France des
citoyens comme les autres, c’est accepter
qu’ils puissent eux aussi envisager le
voile dans une perspective où il y va du
bien commun.
La question engage enfin la représenta
tion que nous avons de l’islam et de son
supposé rapport avec la laïcité. Elle est
souvent très mal engagée et conduit à
soutenir tantôt que l’islam est compati
ble avec la laïcité, tantôt qu’il est incom
patible avec elle, dans les termes d’une
alternative indépassable. Sans doute
fautil se placer à un autre niveau : on ne
convaincra personne de la nécessité de la
laïcité et de sa valeur si on s’en tient
seulement à des arguments légalistes et
à la délimitation des espaces, ceux où
elle s’applique sans discussion et ceux
où elle ne s’appliquerait pas. Il faut un
effort de dévoilement et dire exactement
ce qu’est la laïcité : une neutralisation du
religieux comme tel qui a pour fin le
recul de sa visibilité et sa sortie hors de la
sphère publique, une intériorisation
intégrale des manifestations de la foi, qui
a pour fin sa spiritualisation. Le respect
que l’on doit à nos concitoyens musul
mans exige qu’on les croie dignes d’un
discours de vérité qui les conduise à
reconnaître, non pas seulement le
régime des lois associé à la laïcité, mais
aussi l’ethos auquel elle dispose et la
forme de société qu’elle dessine.
Souâd Ayada est présidente
du Conseil supérieur des programmes
de l’éducation nationale
CE N’EST PAS
STIGMATISER LES
MUSULMANES QUE
DE LEUR INDIQUER,
SANS S’IMMISCER
DANS LEUR FOI,
QUE LE PORT DU
VOILE NE PEUT
DEVENIR LEUR SEUL
MODE DE VISIBILITÉ
ILS ÉTAIENT 357,
DÉBUT OCTOBRE,
À VIVRE ENCORE
DANS UNE
CHAMBRE D’HÔTEL
interdit la loi, l’on envisage ce qui est
préférable et ce qui est souhaitable, où
l’on formule des propositions qui, habi
tées par des valeurs et des principes, relè
vent de l’examen des mœurs sans pour
autant se confondre avec un discours
moralisateur. Nos contemporains répu
gnent, en effet, à cet usage de la parole
qui discute et délibère sur ce qui serait le
meilleur pour notre société, dans une
perspective qui met en jeu la politique,
mais en un sens qui ne soit pas le clivage
entre des amis et des ennemis.
C’est pourtant dans cet ordre du
discours que s’est inscrit JeanMichel
Blanquer quand il a affirmé que le voile