Le Monde - 26.10.2019

(Wang) #1

4 |international SAMEDI 26 OCTOBRE 2019


0123


En pleine campagne,


l’Espagne exhume


le dictateur Franco


Le chef du gouvernement, Pedro


Sanchez, avait fait du transfert


une priorité politique


madrid ­ correspondance

L’


hommage public au
dictateur était plus
qu’un anachronisme ou
une anomalie, c’était un
affront à la démocratie espagnole,
a déclaré le chef du gouverne­
ment espagnol par intérim, le so­
cialiste Pedro Sanchez, lors d’une
brève allocution, jeudi 24 octobre.
Y mettre fin était un devoir pour
les générations qui n’ont pas
grandi sous le traumatisme de la
guerre civile et du franquisme. »
Quarante­quatre ans après la
mort du dictateur Francisco
Franco, l’Espagne a procédé,
jeudi, à l’exhumation de sa dé­
pouille mortelle hors de l’im­
mense mausolée­monument
d’El Valle de los caidos, construit
à sa gloire par des milliers de
prisonniers politiques, renfer­
mant les ossements de plus de
33 000 victimes de la guerre ci­
vile, républicains comme fran­
quistes, et situé à une cinquan­
taine de kilomètres de Madrid.

« Viva Franco, viva España »
En présence de membres de la
famille Franco et de la ministre
de la justice, Dolores Delgado,
qui faisait office de notaire du
royaume, la dalle d’une tonne et
demie gravée du nom du dicta­
teur a été retirée du cœur de la
basilique, et le cercueil qu’elle
recouvrait, endommagé par le
temps, en a été extrait.
La famille avait l’intention d’y
déposer un drapeau préconstitu­
tionnel marqué de l’aigle, ce qui
lui a été interdit par les autorités,
soucieuses d’éviter toute apolo­

gie du franquisme. A la place, ils
l’ont recouvert d’un drap portant
le blason de la famille et, pour lui
donner le caractère solennel que
lui a refusé l’Etat, huit petits­fils
et arrière­petits­fils du dictateur
l’ont porté sur leurs épaules jus­
qu’au corbillard qui les attendait
devant les portes de la basilique.
Alors qu’ils lançaient des « Viva
Franco, viva España », le cercueil
était introduit dans la voiture fu­
néraire. Celle­ci s’est ensuite diri­
gée vers un hélicoptère de l’armée
de l’air, qui a transporté le corps
jusqu’au cimetière de Mingor­
rubio, au Pardo, en banlieue de
Madrid. Là, il a rejoint le caveau fa­
milial où se trouve enterrée sa
veuve, Carmen Polo.
Dans le cimetière, fermé aux
journalistes, la famille a alors pu
déployer le drapeau préconstitu­
tionnel et une messe a été
célébrée par l’abbé d’El Valle de
los caidos, Santiago Cantera,
ancien membre du parti fasciste
de la Phalange, et le prêtre Ramon
Tejero, fils de l’ancien lieutenant­
colonel Antonio Tejero, auteur du
coup d’Etat du 23 février 1981.
Ce dernier a tenté de se join­
dre à la messe, mais en a été em­
pêché par la police espagnole.
Il est resté aux abords du cime­
tière avec un groupe d’une
centaine de nostalgiques du
franquisme venus, comme
Miguel, serveur de 57 ans, « re­
mercier le Caudillo d’avoir libéré
l’Espagne du communisme »,
« créé la Sécurité sociale » ou en­
core « construit des barrages ».
Le gouvernement de Pedro San­
chez avait fait de l’exhumation
du dictateur l’une de ses priorités

dès son arrivée au pouvoir, le
1 er juin 2018. Il pensait alors
pouvoir la mettre en œuvre en
quelques mois. Confronté à
l’opposition ferme de la famille
et de la communauté bénédic­
tine d’El Valle de los caidos, il a dû
la retarder afin d’obtenir toutes
les garanties légales. Il a ainsi
approuvé un décret modifiant la
loi de mémoire historique afin
que ne soient enterrées dans l’El
Valle de los caidos que les victi­
mes de la guerre civile (1936­
1939), pouvant ainsi justifier
juridiquement l’exhumation du
dictateur, mort en 1975.
En septembre 2018, il a obtenu
le soutien du Parlement, avec
172 votes pour, 2 contre et
164 abstentions, celles des dépu­
tés du Parti populaire (PP, droite)
et de la formation libérale Ciuda­
danos, qui ont critiqué l’utilisa­
tion de la procédure d’urgence,
et considéré la mesure comme
« électoraliste ». Puis, le 30 sep­
tembre 2019, la Cour suprême,
saisie notamment par la famille
et la Fondation Francisco Franco,
a enfin commencé à rejeter un à
un tous les recours contre
l’exhumation, donnant le der­

nier feu vert pour celle­ci. « C’est
une journée historique », a souli­
gné, jeudi, le président de l’Asso­
ciation pour la récupération de
la mémoire historique, Emilio
Silva. Avec cette exhumation, a­
t­il ajouté, c’est « la première fois
que, symboliquement, le général
Franco se voit obligé d’obéir à un
ordre de la démocratie ».
Cependant, la solitude du gou­
vernement, en ce jour, était fla­
grante. Le président du PP, Pablo
Casado, a évité de commenter la
journée, insistant sur la nécessité
de regarder vers l’avenir. « Mon
engagement est pour la concorde

et la défense des intérêts du futur
de l’Espagne », a­t­il déclaré, « le
passé est heureusement passé ».
« L’Espagne a le chômage le plus
élevé d’Europe, un défi séparatiste
qui met le feu aux rues de la Catalo­
gne, la deuxième natalité la plus
basse de l’Union européenne, et la
caisse des retraites est vide : la prio­
rité ne doit pas être les ossements
d’un dictateur mort il y a quarante­
quatre ans », a déclaré pour sa part
le président de Ciudadanos, Al­
bert Rivera. Selon un récent son­
dage Sigma Dos pour El Mundo,
43 % des Espagnols étaient pour
l’exhumation et 32 % contre.

« Trahison »
Même le leader du parti de la
gauche radicale Podemos, Pablo
Iglesias, s’est montré critique.
Tout en soulignant que « c’est un
beau jour pour le pays », il a re­
proché au gouvernement de
procéder à l’exhumation en
pleine précampagne pour les
élections législatives du 10 no­
vembre et en a relativisé le mé­
rite, en estimant que « les restes
de Franco se trouvent encore dans
les pouvoirs oligarchiques et
certains appareils d’Etat ».

Virulente, la porte­parole du
parti de droite ultranationaliste
Vox, Rocio Monasterio, a qualifié
l’exhumation de « profanation »
et de « trahison conçue par la gau­
che et exécutée avec la complicité
du PP et de Ciudadanos », cher­
chant à en tirer des bénéfices
électoraux. Sur Twitter, le prési­
dent du parti d’extrême droite,
Santiago Abascal, a qualifié Pedro
Sanchez de « charognard ».
Malgré la forte crispation politi­
que en Espagne, M. Sanchez a
tenté, après la réinhumation, de
redonner de la solennité à la jour­
née : « L’Espagne d’aujourd’hui est
le fruit du pardon, mais ne peut pas
être le produit de l’oubli. Quand l’El
Valle rouvrira ses portes, le site sym­
bolisera quelque chose de très diffé­
rent : une douleur qui ne doit ja­
mais se reproduire et un hommage
à toutes les victimes de la haine. »
Le sort d’El Valle de los caidos
reste à définir : les associations
de mémoire et les historiens se
divisent entre ceux qui souhai­
tent qu’il devienne un centre
d’interprétation de la guerre ci­
vile et du franquisme, et ceux qui
souhaitent sa destruction.
sandrine morel

Allemagne : l’AfD en embuscade en Thuringe


Le parti d’extrême droite pourrait s’emparer de la deuxième place lors d’élections, dimanche


berlin ­ correspondant

A


vec seulement 2,1 mil­
lions d’habitants, la Thu­
ringe est l’un des Länder
les moins peuplés d’Allemagne
(2,5 % de la population du pays).
Les élections qui s’y tiendront, di­
manche 27 octobre, n’en sont pas
moins attendues avec une fébri­
lité particulière, et ce bien au­delà
des frontières de cette région
d’ex­République démocratique
allemande (RDA), réputée pour
ses vastes forêts et ses villes char­
gées d’histoire, comme Weimar.
Le motif de cette fébrilité? Le
score qu’y réalisera le parti d’ex­
trême droite Alternative pour l’Al­
lemagne (AfD). Car, de ce point de
vue, la Thuringe n’est pas un Land
comme un autre. L’homme fort de
l’AfD dans la région est en effet
Björn Höcke, 47 ans, le leader du
courant le plus radical du parti,
baptisé « L’Aile » (der Flügel). Un
courant qui, en janvier, a été « mis
sous surveillance » par l’Office fé­
déral de protection de la Constitu­
tion, le service chargé du rensei­
gnement intérieur en Allemagne,
ce dernier reprochant notamment
aux partisans de Björn Höcke de
« relativiser le national­socialisme
dans sa dimension historique ».
Dimanche, c’est le parti de gau­
che Die Linke qui devrait arriver
en tête en Thuringe, le seul des
seize Länder allemands dont un

des membres dirige l’exécutif ré­
gional. Tiré par la popularité du
ministre­président sortant, Bodo
Ramelow, qui cultive une image
rassurante de gestionnaire prag­
matique, Die Linke pourrait obte­
nir 30 % des voix. Concernant la
deuxième place, en revanche, l’in­
certitude est totale. Mercredi, un
sondage de l’institut Civey pour le
Spiegel créditait l’AfD de 23,2 %
des suffrages, à quasi­égalité avec
l’Union chrétienne­démocrate
(CDU), le parti de la chancelière
Angela Merkel (22,9 %).

Climat délétère
Près de deux mois après les élec­
tions du 1er septembre dans le
Brandebourg et la Saxe, où l’AfD a
obtenu respectivement 23,5 % et
27,5 % des voix, c’est dans un cli­
mat délétère que s’achève la cam­
pagne des régionales en Thu­
ringe. « Pour moi, Höcke est un
nazi », a ainsi déclaré Mike Mo­
hring, la tête de liste de la CDU,
mercredi, à Erfurt, la capitale ré­
gionale. L’emploi d’un tel qualifi­
catif à l’égard du dirigeant de
l’AfD, s’il est habituel à gauche, est
en revanche peu courant de la
part des conservateurs. Son utili­
sation par le candidat de la CDU
en dit long sur le niveau de ten­
sion atteint pendant cette cam­
pagne, M. Mohring ayant lui­
même été menacé de mort par un
mystérieux groupe de « musiciens

de l’orchestre du Reich » dont l’e­
mail se concluait par la formule
« Sieg Heil und Heil Hitler ».
Tentant de retourner à son profit
les attaques dont il est l’objet,
Björn Höcke a joué à fond la carte
de la victimisation, voyant dans
l’image de « diable de la nation »
que ses adversaires lui accolent la
preuve que la « liberté d’opinion »
est menacée aussi gravement
aujourd’hui qu’à l’époque de la
RDA. Le parallèle entre le « régime
de Merkel » et l’Allemagne com­
muniste aura d’ailleurs été le fil
rouge de la campagne de l’extrême
droite en Thuringe, comme dans
le Brandebourg et en Saxe, il y a
deux mois. Trente ans après la
chute du mur de Berlin, l’AfD a clai­
rement choisi de se présenter
comme le parti des Allemands de
l’Est en colère.
Pour le reste, Björn Höcke s’est
surtout contenté de reprendre les
thèmes chers à l’AfD, que ce soit
pour dénoncer « l’africanisation et
l’orientalisation qui menacent
l’Allemagne », expliquer que « le
multiculturalisme conduit au mul­
ticriminalisme », ou s’inquiéter de
« l’infantilisation du débat politi­
que » qu’incarne, selon lui, le mou­
vement « Fridays for Future ».
Ancien professeur d’histoire et
d’éducation physique, M. Höcke,
en disponibilité depuis 2014,
s’était fait connaître du grand pu­
blic en 2017 en qualifiant de « mo­

nument de la honte » le mémorial
de Berlin en hommage aux victi­
mes de la Shoah, avant de déclarer
au Wall Street Journal : « C’est un
grand problème de décrire Hitler
comme le mal absolu, alors que
nous savons que l’histoire ne s’écrit
pas en noir et blanc. ».
Après l’attentat contre la synago­
gue de Halle, en Saxe­Anhalt, le
11 octobre, il s’est dit « horrifié par
l’attaque », sans condamner le ca­
ractère antisémite de celle­ci,
pourtant revendiqué par son
auteur. Parmi les élus AfD de Thu­
ringe, d’autres ont réagi de façon
plus provocante. A l’instar du dé­
puté Stephan Brandner, président
de la commission juridique du
Bundestag, qui a retweeté un mes­
sage posté par un anonyme s’éton­
nant que « les politiciens soient al­
lés mettre des bougies dans des sy­
nagogues et des mosquées », alors
que la passante tuée devant la sy­
nagogue de Halle était « une Alle­
mande amatrice de musique popu­
laire » et que l’homme assassiné
peu après à l’entrée d’un kebab
était, lui, « un Allemand de sang ».
Deux semaines après cet atten­
tat, au lendemain duquel tous les
partis politiques ont accusé l’AfD
d’être responsable de la montée
du terrorisme d’extrême droite,
les résultats de dimanche permet­
tront de mesurer l’efficacité d’un
tel discours auprès de l’électorat.
thomas wieder

Manifestation
devant
le cimetière
où a été
enterré
Franco, à
Mingorrubio,
Madrid, le
25 octobre.
SUSANA VERA/REUTERS

« Quand l’El Valle
rouvrira ses
portes, le site
symbolisera
une douleur
qui ne doit jamais
se reproduire »
PEDRO SANCHEZ
chef du gouvernement
espagnol

Le prix Sakharov


à un dissident ouïgour


Ilham Tohti a été condamné à la prison à vie
par la Chine pour « séparatisme »

pékin ­ correspondant

A


u grand dam de la Chine,
le dissident ouïgour
emprisonné Ilham Tohti,
49 ans, s’est vu décerner, jeudi
24 octobre, le prix Sakharov pour
les droits de l’homme par le
Parlement européen.
Dès sa nomination connue, le
9 octobre, la Chine avait accusé
l’institution européenne de « sou­
tenir le terrorisme ». Professeur de
géographie à Pékin, où il ensei­
gnait à l’Université centrale des
nationalités, Ilham Tohti a été ar­
rêté à son domicile en janvier
2014, puis jugé et condamné à
perpétuité en septembre de la
même année, pour séparatisme,
au Xinjiang, dont il est originaire.

« Gilet de sauvetage »
Ilham Tohti animait un site d’in­
formations sur le Xinjiang en chi­
nois et en ouïgour, Uyghur­Biz,
certes bloqué en Chine, mais où il
s’efforçait de promouvoir le dialo­
gue et une analyse équilibrée sur
le Xinjiang. Laïque et modéré, le
professeur veillait aussi à insuf­
fler à ses étudiants ouïgours, issus
de l’élite du système scolaire chi­
nois, une culture de l’enquête et
du questionnement, notamment
concernant le dogme du Parti

communiste chinois sur « l’unité
des minorités ». Cette relative li­
berté a disparu après l’arrivée au
pouvoir de Xi Jinping à la fin 2012.
Lundi 30 septembre, Ilham Tohti
avait déjà reçu le prix Vaclav­Havel
de l’Assemblée parlementaire
du Conseil de l’Europe (APCE).
Jewher, la fille d’Ilham Tohti, en
exil aux Etats­Unis, juge que ces
marques de reconnaissance sont
comme un « gilet de sauvetage »
pour son père. « Les autorités
chinoises devraient davantage
penser à l’attention internationale
chaque fois qu’elles veulent le punir
d’une manière ou d’une autre »,
espère­t­elle. L’épouse d’Ilham
Tohti, qui vit à Pékin avec deux de
ses fils, n’a pas pu le rencontrer
depuis 2017. « C’est la dernière fois
où nous avons eu des nouvelles de
mon père, nous n’avons aucune
idée de sa condition physique, ni
s’il est toujours dans la même pri­
son », écrit au Monde, par courriel,
Jewher Ilham.
Les onze millions de Ouïgours
qui constituent la population
autochtone de la région du Xin­
jiang, l’immense territoire fronta­
lier de l’Asie centrale, sont la cible
depuis 2017 d’une politique d’in­
ternement forcé massif.
frédéric lemaître
et brice pedroletti (à paris)
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