Le Monde - 27.10.2019 - 28.10.2019

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CULTURE


DIMANCHE 27 ­ LUNDI 28 OCTOBRE 2019

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Richard Brunel, du théâtre à l’Opéra de Lyon


La nomination du metteur en scène pour diriger la maison lyrique suscite l’étonnement du microcosme


I


l n’a sans doute pas tort de
citer Gide : « L’art naît de
contrainte, vit de lutte,
meurt de liberté. » Car, de
fait, Richard Brunel, le nouveau
directeur de l’Opéra de Lyon, ne
se fait guère d’illusions. Sa nomi­
nation risque de déranger : pas
du sérail, pas musicien, quasi
inconnu du circuit. Un homme
de théâtre à la tête de la
deuxième maison lyrique de
France. En annonçant cette déci­
sion audacieuse, mardi 22 octo­
bre, Gérard Collomb, le maire de
Lyon, a pris tout le monde de
court, bien conscient qu’à six
mois des municipales, contraire­
ment à ce qui s’était passé pour
l’Opéra de Paris en 2018, l’Elysée a
d’autres chats à fouetter. Le mi­
nistère de la culture s’est ainsi
contenté d’avaliser l’information
dans la soirée, pour répondre,
depuis, aux abonnés absents.
Le 1er septembre 2021, Richard
Brunel succédera donc à Serge
Dorny, en partance pour le Baye­
rische Staatsoper de Munich. A
47 ans, ce « régional de l’étape »,
originaire de Saint­Etienne, où il a
étudié le théâtre, dirige depuis
dix ans la Comédie de Valence, un
Centre dramatique national
(CDN) dont le travail – qu’il a lar­
gement ouvert sur le territoire –
est unanimement salué. Pour
autant, il n’a aucune expérience
en direction d’opéra et ne peut se
targuer en matière lyrique que
de quelques mises en scène soi­
gneusement mises en avant dans
les communiqués annonçant sa
nomination.
Déjà, dans les maisons d’opéra,
on s’interroge. « Entre mettre en
scène et diriger une institution, il
y a un fossé », s’écrie l’un. « Et
quand bien même, ce n’est pas
Warlikowski! », s’agace l’autre.
« Avouez que c’est bizarre », souffle
un troisième. Le microcosme,
prompt à dégainer – anonyme­
ment, c’est un milieu rancunier –,
est pris au dépourvu par un profil

qu’il ne connaît pas. Quitte à y
voir un signal fort. « Ce choix dit
que l’opéra, aujourd’hui, c’est
d’abord de la mise en scène, que la
mise en forme prend le pas sur
l’œuvre, s’inquiète un briscard dé­
routé. Les gens du théâtre ont les
théâtres nationaux, les CDN... très
bien, c’est légitime... Ils ont les scè­
nes nationales, déjà, c’est plus
questionnable : on y passe en effet
autant de spectacles de musique et
de danse. Mais voilà que mainte­
nant ils ont les opéras. On donne
les clés toujours aux mêmes. »
Haussement d’épaules dans
l’entourage de Serge Dorny, le di­
recteur sortant, où l’on se plaît à
rappeler qu’en 2003, quand ce­
lui­ci avait été nommé à Lyon, il
avait eu droit à une levée de bou­
cliers, avec pétitions et tempêtes,
avant de faire rayonner l’Opéra au
niveau international. « Plutôt que
de prendre un directeur qui vien­
drait de bâbord pour aller à tri­
bord, choisir Brunel était dans
l’ADN atypique de cette maison »,
justifie­t­on.

« L’artiste de la bande »
Il y a un an, un premier appel à
candidatures est lancé. La short
list va rapidement se resserrer
autour du nom de Jean­Philippe
Thiellay, numéro deux de l’Opéra
de Paris. Conseiller d’Etat, il sem­
ble avoir toutes les cartes en
main. Mais, in fine (cabale de la
CGT, dont, à Paris, il était le
principal interlocuteur? Rancune

de Dorny, qui avait perdu en 2012
la course à l’Opéra de Paris
face à Stéphane Lissner ?), il est
finalement écarté et tout est à
recommencer.
Le 9 septembre, on trouve six
nouveaux noms sur le bureau de
la commission : outre Richard
Brunel, ceux de Bruno Messina,
qui dirige le Festival Berlioz,
Christophe Ghristi, directeur du
Théâtre du Capitole, à Toulouse,
Laurent Joyeux, qui termine son
mandat à la tête de l’Opéra de
Dijon, la dramaturge finlandaise
Laura Akerlund, et enfin
Sebastian Schwarz, passé par le
Theater an der Wien et le Festival
de Glyndebourne (Angleterre),
mais qui vient tout juste d’être
nommé au Teatro Regio de Turin.
La liste doit rester confiden­
tielle. Or elle sera finalement an­
noncée. « Pour que tout ça n’ait
pas l’air d’un hold­up, on était
venu nous chercher, et puis finale­
ment le hold­up a bien lieu et nous
y faisons de la figuration, raconte
un des anciens candidats. Au
risque de nous mettre en porte à
faux vis­à­vis de nos tutelles. »
C’est ainsi que Sebastian Schwarz,
qui fait la course en tête, doit se
retirer. A Turin, on lui a fait com­
prendre qu’il serait incorrect de
courir deux lièvres à la fois.
Le favori de Serge Dorny mis
hors jeu, on tente des appels
du pied du côté d’Olivier Man­
tei, mais le directeur de
l’Opéra­Comique, déjà sollicité
pour Paris, décline. « Dès lors, au
fond, le choix de Richard Brunel,
c’est le choix de l’artiste de la
bande. Une façon de mettre en évi­
dence l’absence de candidat qui
convienne », analyse un homme
du sérail. Qui convienne? Mais à
qui? « A Gérard Collomb ; il a pré­
sidé lui­même les auditions des
candidats – n’oubliez pas que
l’Opéra à Lyon est en face de l’hôtel
de ville –, mais surtout à Serge
Dorny. On peut se demander si
nommer Richard Brunel n’est pas

une façon pour lui de garder un
pied dans la maison, à travers des
coproductions et des partenariats,
tout en étant à Munich. »

« Une nouvelle vie »
N’est­ce pas Serge Dorny qui, il y
a quinze ans – et l’intéressé ne
manque jamais de l’en remer­
cier – a « mis le pied à l’étrier » à Ri­
chard Brunel en lui offrant sa pre­
mière production opératique
avec Celui qui dit oui, celui qui dit
non, de Kurt Weill et Bertolt
Brecht? « Cela a changé mon tra­
vail artistique », plaide le metteur
en scène, revendiquant des « liens
naturels » avec l’Opéra de Lyon, où
il a aussi monté notamment Le
Cercle de craie, de Zemlinsky. Un
poste sous tutelle? Qu’aurait Ri­
chard Brunel à y gagner? En fin de
mandat à Valence, celui­ci postu­
lait au très symbolique Théâtre
national populaire (TNP) de Vil­
leurbanne. Que le poste échoie en
juin au jeune Jean Bellorini
l’aurait, dit­on, défait, et l’Opéra
de Lyon arriverait comme un prix
de consolation. Un peu énorme,
la consolation : si le budget lyon­
nais (37 millions d’euros) corres­
pond à moins d’un quart de celui
de Paris, il est quatre fois plus
élevé que celui du TNP.
Richard Brunel rit de ces inter­
prétations : « Pour moi, le TNP,
c’est déjà du passé. J’ai une nou­
velle vie devant moi. Quand c’est
arrivé, je pensais que mon chemin
c’était le théâtre, et puis je me suis
retourné sur mon parcours et sur

les œuvres que je suis en train
de monter : Shirine, de Thierry
Escaich, sur un livret d’Atiq Rahimi,
en mai à Lyon, On purge bébé,
de Philippe Boesmans d’après
Feydeau, à La Monnaie à Bruxelles
en 2022... Devant moi, il n’y a que
de l’opéra. Je me suis dit : au fond,
n’est­ce pas ça qui m’anime? »
Bernard Foccroulle, l’ancien pa­
tron du Festival d’Aix­en­Pro­
vence, fait partie de ceux qui l’ont
poussé à se porter candidat :
« Bien sûr, il est la surprise, mais ce
sont des surprises que jaillissent
des choses exceptionnelles. Il va
devoir simplement s’entourer de
personnes compétentes. L’opéra
est un art d’équipe. »
Viendra­t­il accompagné de
Christophe Floderer, son second
à la Comédie de Valence? Trop tôt
pour parler organisation. Tout
juste souligne­t­il la nécessité
d’un solide responsable de la dis­
tribution vocale et la force du tan­
dem qu’il formera avec le chef ita­
lien Daniele Rustioni. « Et puis il
faut balayer un certain nombre
de clichés. Ce que j’ai fait à Valence
le montre, le mythe de l’intendant
rigoureux et de l’artiste dispen­
dieux, laissons­le au monde mani­
chéen de Papageno », glisse­t­il
en appelant La Flûte enchantée à
la rescousse.
Il ne sait pas lire la musique?
« De toute façon, peu de directeurs
d’opéra sont aujourd’hui musi­
ciens », souligne Georges­Fran­
çois Hirsch, ancien codirecteur
de l’Opéra de Paris, en prenant
pour exemples deux de ses
successeurs, Hugues Gall et Sté­
phane Lissner. Richard Brunel
s’étonne : « A moi, on m’écrit :
“Quelle bonne nouvelle !” Et, à
vous, on se plaint? Les querelles,
aussi, font partie de l’opéra. Je ne
vous dirais pas que je n’ai pas
peur, ce serait mentir. Mais pas
plus que lorsque j’entre sur scène.
Ce qui est sûr, en revanche, c’est
que j’ai le désir. »
laurent carpentier

Richard Brunel,
devant l’opéra
de Lyon,
en avril 2014.
JEAN-LOUIS FERNANDEZ

LE  CONTEXTE


Première maison à avoir obtenu,
en 1996, le statut d’Opéra
national en région, l’Opéra de
Lyon a été, depuis, rejoint par
ceux du Rhin, de Bordeaux,
de Montpellier, de Lorraine.

LE  BÂTIMENT
De 18 étages, il a été construit
en 1831, puis restructuré
et agrandi par Jean Nouvel
(Equerre d’argent en 1993).

LA  SALLE  PRINCIPALE
Elle peut accueillir 1 100 specta-
teurs. L’Opéra dispose également
d’un amphithéâtre de 200 places.

LE  BUDGET
De 37,6 millions d’euros, il est à
20 % le fait de recettes propres,
à presque 50 % subventionné
par la ville de Lyon, l’Etat n’inter-
venant que pour 15 %, la métro-
pole et la région pour 7,5 %.

LES  ÉQUIPES
Elles comptent 350 permanents
et des intermittents, montant la
masse salariale à 450 équivalent
temps pleins.

LE  PUBLIC
En 2018, la maison a reçu
130 000 spectateurs, dont près
de la moitié pour l’Opéra,
et presque autant hors les murs
et pour les tournées.

Ce « régional
de l’étape »,
qui dirige depuis
dix ans
la Comédie
de Valence,
est unanimement
salué

« De toute façon,
peu de directeurs
d’opéra
sont aujourd’hui
musiciens »
GEORGES-FRANÇOIS HIRSCH
ancien codirecteur
de l’Opéra de Paris
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