Libération - 22.10.2019

(Michael S) #1

émeuve un instant. Les jumeaux Quentin et
Léo, 3 ans, abandonnés des journées entières
par leur mère, toxico et esseulée depuis l’in-
carcération de son amant. Paul, 13 ans, avec
son œil au beurre noir et ses hématomes sur
les bras, repéré par la voisine de palier. Eva,
7 ans, qui a raconté à sa maîtresse d’école «ses
petits jeux avec papa» le soir, quand «maman


«S’il faut séparer


un bébé de son foyer


familial tant que


l’enquête n’a pas mis


l’entourage hors de


cause, tant que le


doute persiste, nous


le ferons.»


Elodie Giraux
coordinatrice de la Crip 55

dormait». En tout, des centaines de récits de
maltraitances ­infantiles et de tornades intra-
familiales, parvenus jusqu’aux oreilles de la
Crip 55 par lettre anonyme, appel d’un proche
ou alerte d’un professionnel (le 119, l’école, le
corps médical principalement).
Dans la Meuse comme ailleurs, la cellule
­départementale de recueil d’informations

préoccupantes est le pivot du système, com-
plexe et tentaculaire, de la protection de l’en-
fance. Créée par la loi de 2007 et détaillée
dans celle de 2016 (2), la Crip récolte les
­inquiétudes, les évalue – en une journée pour
les cas de danger grave et imminent, en cinq
jours s’il y a urgence, en trois mois dans les
autres cas – avant de les transférer aux profes-
sionnels adéquats. Soit la situation est jugée
améliorable, et donc délégable aux partenai-
res de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) qui im-
poseront une aide éducative sur mesure au
sein de la famille. Soit l’affaire est transférée
au parquet des mineurs.
«Avant de prendre une décision, on retourne
notre cerveau dans tous les sens pour être sûres
de proposer la solution la plus adaptée. On
­cogite, on cogite, on cogite, avec le lourd poids
de la responsabilité toujours à nos côtés,
­raconte l’agente Aurélie Lucion. Le contexte
de vie de chaque enfant est unique. Nos arbi-
trages ne doivent pas répondre à des schémas
réducteurs et appréhendés à l’avance. Il n’y a
pas de boîte, pas de case, il n’y a que du bon
sens. Notre devoir est de ne jamais tomber
dans le vice des œillères.»

«Cauchemar»
Ces mêmes œillères qui ont traumatisé toute
une profession, il y a dix ans de ça. Celles qui,
le 6 août 2009, ont conduit à la mort de
­Marina Sabatier, 8 ans, décédée des tortures
infligées par ses parents malgré trois signale-
ments. Celles qui ont mené les services de la
protection de l’enfance de la Sarthe à écrire
dans une note qu’aucun «élément de danger»
n’était à déclarer, alors que la fillette était déjà
morte depuis cinq jours. Fanny Villemin, res-
ponsable du service prévention de la Meuse :
«Ce cauchemar a incontestablement mis en lu-
mière les dysfonctionnements du cadre régle-
mentaire et législatif de nos missions. La loi
de 2016 a permis de corriger le tir, mais ce n’est
pas suffisant. Les mesures inscrites noir sur
blanc sont appliquées différemment selon les
départements et leurs priorités budgétaires.
Il ne faut pas oublier que les enfants en sont les
premières victimes.»
Amélie Buchert l’assure, sa cellule n’est pas
le «parent pauvre» au sein des services dépar-
tementaux de la Meuse. Son équipe vient
même d’obtenir le feu vert financier pour

mettre à exécution un principe central de la
loi de 2016, à savoir la réalisation des évalua-
tions par des agents spécifiquement recrutés
pour cet exercice. «Dans de nombreuses collec-
tivités, ce sont encore les assistantes sociales
et les éducatrices du terrain, déjà en contact
avec les familles pour des mesures éducatives,
qui mènent ces enquêtes sociales ponctuelles
et très spécifiques, explique la cheffe du dispo-
sitif. Il y a un risque de biais relationnels. Des
formes d’empathie ou de rancœur peuvent
s’installer entre le professionnel et la famille
à travers le temps. Pour éviter de fausser l’éva-
luation, mieux vaut avoir une équipe dédiée
à cette tâche, avec son regard neuf et sans
­affect sur la situation.»
L’initiative est trop rare pour ne pas être souli-
gnée. D’après un rapport mené par l’Inspec-
tion générale des affaires sociales (Igas) et
rendu public cette année, près «d’un tiers des
affaires traitées» par la protection de l’en-
fance révèle encore des «lacunes» dans le mo-
dus operandi de repérage des situations à ris-
que, «notamment lors de l’enquête ­demandée
par la Crip».
«L’objectif est aussi de débloquer du temps
­précieux aux assistantes sociales et aux éduca-
trices pour mieux investir le champ de la pré-
vention, complète la responsable Fanny Ville-
min. Aujourd’hui, ces professionnelles sont
englouties par des missions diverses et variées.
Il faut recentrer leurs actions afin de revalori-
ser le cœur même de leur travail. Cela permet-
trait peut-être d’éviter de terribles drames...»
Selon les derniers chiffres du ministère de la
Justice, datés de 2018, la Meuse fait partie des
sept départements où l’on recense le plus de
«morts violentes d’enfant au sein des familles»
(20 cas pour 100 000 mineurs).
«Il faut mettre le paquet sur le soutien à la pa-
rentalité», estime la coordinatrice Elodie
­Giraux. Selon elle, certains appels reçus à la
Crip sont teintés de détresse sociale et affec-
tive, sans «qu’il y ait de mise en danger pour
l’enfant». La dernière fois par exemple, une
tante a téléphoné pour parler de ses deux niè-
ces, rongée d’inquiétude pour elles depuis
que les parents étaient séparés. «Apparem-
ment, les deux petites ne trouvaient pas trop
de stabilité car elles alternaient sans cesse en-
tre les deux maisons. Il n’y avait rien d’officiel
dans le mode de garde, relate Elodie Giraux.
La situation n’est pas alarmante, mais il ne
faut jamais minimiser la possibilité de graves
troubles de l’attachement ou de violences entre
­ex-conjoints. Moi, de mon bureau, je ne peux
rien faire. Mais dans le meilleur des mondes,
une assistante sociale leur rendrait visite, his-
toire de s’assurer que le contexte ne peut pas
dégénérer.» Dans la protection de l’enfance,
la prévention est le plus grand allié de la Crip.
On aurait pu attendre d’Adrien Taquet des
mesures pour la renforcer. Mais jusqu’ici, ce
volet est le grand oublié de la «stratégie natio-
nale» lancée par le secrétaire d’Etat.•

(1) Tous les prénoms des enfants ont été modifiés.
(2) Les lois du 5 mars 2007 et du 14 mars 2016
­relatives à la protection de l’enfance.


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