Libération - 22.10.2019

(Michael S) #1

L'œil de Willem


Q


uelques jours à peine après
la «journée mondiale de
lutte contre la pauvreté» cé-
lébrée chaque année le 17 octobre,
le gouvernement envisage de sup-
primer l’Observatoire national de la
pauvreté et de l’exclusion sociale
(Onpes). Un tel symbole ne pouvait
passer inaperçu.
Créé par la loi d’orientation
du 29 juillet 1998 relative à la lutte
contre les exclusions, loi fondatrice
des politiques publiques en matière
de lutte contre la pauvreté, l’Onpes
est composé à parité de représen-
tants des grandes administrations
publiques comme l’Insee, le minis-

Idées/


Pourquoi supprimer l’Observatoire


national de la pauvreté?


cas, la conséquence est la même : se
priver des moyens de mieux con-
naître, et donc de mieux combattre,
ce qui constitue un véritable fléau
social et mine le fondement de no-
tre société.
L’originalité de l’Onpes est de faire
dialoguer deux formes de connais-
sance de l’exclusion : l’une expé-
rientielle et l’autre scientifique. La
mise en œuvre dès 2014 de métho-
dologies qui s’appuient sur la parti-
cipation des personnes concernées
par la pauvreté, comme cela a été le
cas dans le cadre de la construction
des budgets de référence ou des
groupes de discussion sur l’invisi­-
bilité sociale, en est un exemple.
Sa particularité est également, de-
puis sa création, d’élaborer en toute

indépendance ses thématiques
d’étude.
C’est donc bien la nature des travaux
de l’Onpes qui est problématique
pour le gouvernement. La décision
de sa suppression renvoie dès lors à
la volonté de brider une expression
indépendante sur des sujets aussi
sensibles que celui des inégalités
économiques, sociales, territoriales,
éducatives, de santé, de logement...
que les mouvements sociaux de ces
derniers mois ont pourtant remis
avec force sur le devant de la scène
publique. Avec la disparition de
l’Observatoire national de la pau-
vreté et de l’exclusion sociale, c’est
un acquis majeur de la loi de 1998 de
lutte contre les exclusions qui est
aujourd’hui remis en cause.•

tère de l’Economie, les directions
statistiques des ministères du Tra-
vail et des Affaires sociales, mais
également de chercheurs et d’uni-
versitaires spécialistes du domaine
en France et en Europe, ainsi que de
personnalités qualifiées issues du
monde associatif. Il a permis durant
vingt ans, par la publication de plus
de 10 rapports, de très nombreuses
études et recherches, et par la diffu-
sion d’un tableau de bord annuel
sur la pauvreté (notamment celle
des enfants), d’éclairer le débat pu-
blic sur la réalité de ce phénomène
en France et en Europe.
On peut dès lors s’interroger sur les
raisons qui ont poussé les pouvoirs
publics à vouloir supprimer un outil
utile à la connaissance d’un pro-
blème aussi essentiel pour la cohé-
sion nationale qu’est l’exclusion
de plus d’une personne sur dix en
France.
Il suffit de se reporter aux derniers
rapports publiés par l’Onpes pour
constater que la nature des travaux
engagés justifie pleinement qu’un
tel organisme, unique en Europe,
puisse poursuivre son travail d’ana-
lyse et de compréhension des méca-
nismes économique et sociologique
qui sont à l’origine du développe-
ment de la pauvreté. D’autant plus
qu’elle continue de toucher en
France aux alentours de 9 millions
de personnes et que les politiques
publiques mises en œuvre depuis de
nombreuses années peinent à ré-
duire le nombre d’exclus. L’Onpes a
ainsi engagé dernièrement des tra-
vaux aussi importants que ceux qui
ont traité de l’invisibilité de certai-
nes populations qui, bien que pau-
vres, n’apparaissent pas dans les sta-
tistiques publiques et ne font donc
pas l’objet de politiques spécifiques.
Il a également lancé la publication
des «budgets de référence» qui,
grâce à la participation de personnes
représentatives de différentes confi-
gurations familiales, ont permis
d’évaluer les besoins des ménages
pour participer pleinement à la vie
sociale. Il a ainsi montré qu’il n’était
pas possible de vivre décemment en
dessous d’un seuil de revenu fixé
par les personnes elles-mêmes (avec
l’aide d’experts) à 1 500 euros pour
une personne seule, pour ne pren-
dre que ce cas.
L’objectif recherché est-il de «casser
le thermomètre» pour ne plus voir
le malade? Dans ce cas, il ne serait

pas nouveau. Le gouvernement
d’Edouard Balladur avait en effet
supprimé en 1993 le Centre d’études
des revenus et des coûts dont les
rapports avaient mis en évidence la
montée de l’inégalité et de la pau-
vreté. L’organisme qui lui avait suc-
cédé – le Conseil de l’emploi, des re-
venus et des coûts – a ensuite vu
son action s’éteindre à petit feu
(supprimer cette instance aurait
sans doute été trop voyant) pour
disparaître définitivement en 2009
après le départ de son président,
Jacques Delors. A cette époque, il
s’agissait de jeter un voile pudique
sur la montée des inégalités de re-
venus. Aujourd’hui, il s’agit de dé-
tourner le regard de la persistance
de la pauvreté. Mais dans ces deux

Depuis dix ans,
l’Onpes diffuse
en toute indépendance
des études pour mieux
lutter contre l’exclusion,
qui frappe une
personne sur dix en
France. Les pouvoirs
publics chercheraient-
ils à «casser le
thermomètre» pour ne
plus voir le malade?

Par
Pierre Concialdi économiste
Manuel Domergue directeur
des études de la Fondation Ab-
bé-Pierre
Jean Gadrey professeur hono-
raire d’économie, université
de Lille
Didier Gelot ancien secrétaire
général de l’Onpes
Florent Gueguen directeur de
la Fédération des acteurs de la
solidarité
Maryse Marpsat ancienne
chercheuse à l’Ined, responsa-
ble du programme sur les per-
sonnes sans domicile
Antoine Math chercheur à
l’Ires
Serge Paugam sociologue, di-
recteur de recherche au CNRS,
directeur d’études à l’EHESS
Philippe Warin CNRS, cofon-
dateur de l’Observatoire des
non-recours aux droits et
­services

20 u Libération Mardi^22 Octobre 2019

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