E
lles sont là, ces silhouettes
innombrables et identiques,
ces sculptures fantomati-
ques, devenues la signature du Bri-
tannique Antony Gormley. Les
corps sont nus, les bras légèrement
écartés du buste et les mains ten-
dues, comme s’ils s’offraient aux
éléments. Et c’est souvent le cas.
D’habitude, ces statues de fer, mo-
delées sur le corps même de leur
créateur, sont offertes au vent, en
haut d’un gratte-ciel, au sommet
d’une colline. Ou au sable et aux
marées, comme pour l’installation
spectaculaire de Another Place sur
Crosby Beach, près de Liverpool :
une centaine de ces statues sont
disséminées sur l’immense plage,
immergées puis révélées au fil du
rythme de l’eau.
Béton. Ici, à la Royal Academy of
Arts, qui propose une exposition
imposante de l’artiste avec des
œuvres anciennes mais aussi com-
posées spécialement, les corps sont
tête en bas, accrochés au plafond,
ou les pieds posés perpendiculaire-
ment au mur. Ils vous entourent et
jouent avec vos sensations, celles
d’être envahi, bousculé et presque
étouffé par ces corps sans expres-
sions. On cherche le fil et il est là,
dans ces trois câbles d’acier tendus
dans une pièce vide, par exemple.
L’un qui court du sol au plafond, les
deux autres qui se croisent et se jet-
tent dans les autres salles. Il faut se
baisser pour passer sous eux, sentir
l’air entre l’acier et vos cheveux.
Les éléments sont entrés dans le
musée, ils sont dans les sculptures
de béton, ces autres silhouettes
construites en rectangles entassés,
ou ces fruits joufflus qui pendent du
plafond et oscillent doucement. On
veut les effleurer, on se retient un
peu, ou pas. On joue également
quand on entre dans une salle obs-
truée par huit kilomètres de filins
d’aluminium enroulés sur eux-mê-
mes. On pense aux araignées sur les
aires de jeu des enfants, où l’on de-
vait grimper, se glisser entre deux
cordes ou en enjamber une pour
s’extirper du fouillis. On pense à
l’enfance et on sourit (on a vérifié,
tous les visages s’éclairent d’un sou-
rire lorsqu’ils entrent dans la pièce)
avant d’essayer de se glisser dans
l’enchevêtrement.
Argile. On plonge aussi dans le
noir, dans une installation specta-
culaire, la Grotte, qui exige d’em-
prunter un passage où l’obscurité
est complète. Le guide, à l’entrée du
boyau étroit et bas, prévient de gar-
der la main gauche le long de la pa-
roi, histoire de se repérer. Certains
n’écoutent pas et le résultat est une
succession d’onomatopées variées
au rythme des coudes, genoux ou
têtes qui heurtent un obstacle. Sensa-
tions toujours. On frissonne sou-
dain. L’air est plus frais. On s’appro-
che d’une porte et la mer est là,
pêchée dans l’Atlantique et versée
dans celle salle immense, sur un
fond d’argile ocre. Il n’y a rien, pas
de vagues, de vent, d’embruns, pas
de crevettes, de coquillages ou d’al-
gues. L’eau est entrée ici, mais pas
la vie. Et ça fait mal.
Sonia Delesalle-Stolper
Correspondante à Londres
Antony Gormley
Royal Academy of Arts, Londres.
Jusqu’au 31 décembre.
A
vant le prix Marcel-
Duchamp (remis à
Eric Baudelaire), le
prix Ricard (remis à Marcos
Avila Forero), celui des
Révélations Emerige était
décerné, le 7 octobre, à
Paul Heintz, artiste né
en 1989 très peu montré
jusqu’alors. C’est la règle de
ce concours, qui le distin-
gue ainsi des autres : cha-
que artiste est libre de pos-
tuler à condition de n’être
pas représenté par une ga-
lerie, et d’être âgé de moins
de 35 ans. Ce qui fait du
monde.
Le comité de sélection a
dû arbitrer cette année,
celle de la 6e édition, en-
tre les quelque 700 dossiers
présentés. Les douze rete-
nus sont accrochés en ce
moment même dans le
XIe arrondissement de
Paris dans un nouvel es-
pace d’exposition éphé-
mère, intitulé «Voltaire»,
qui abrite également des
ateliers d’artistes, une li-
brairie et le restaurant
les Cuistots migrateurs.
Le tout restera ouvert
pour une durée d’un an,
le temps qu’Emerige,
société de promotion
immobilière, lance des
travaux.
Curatée par le directeur ar-
tistique du prix, Gaël Char-
bau, l’exposition réunit des
œuvres très différentes les
unes des autres et ne vise
pas la cohérence. Du film
en images de synthèse de
Paul Heintz – qui met en
scène un jeune homme
morne évoluant dans un
environnement saturé
d’objets aussi innovants
qu’inutiles – aux gouaches
rehaussées de dorures de
l’Afghane Kubra Khademi
traçant des scènes érotico-
mythologiques, viennent
s’incruster la peinture sur
le motif (un cheval, un
chien) abruptement réa-
liste de Maxime Biou ou
une installation mosaïquée
de Néphéli Barbas.
Antony Gormley croise le fer
A la Royal Academy
of Arts de Londres,
le Britannique
détourne les matériaux
de construction dans
des œuvres ludiques
et sensitives.
Le comité de sélection a vi-
siblement voulu embrasser
une diversité de tons et de
pratiques, afin d’en donner
pour tous les goûts.
Paul Heintz gagne,
comme les cinq lauréats
avant lui (signalons que
leurs œuvres sont présen-
tées au rez-de-chaussée
pour fêter les cinq ans du
prix) la mise à disposition
d’un atelier et 15 000 euros
pour préparer son expo
personnelle dans la galerie
associée au prix. Laquelle
change chaque année avec
l’espoir que la collabora-
tion entre l’artiste et son
nouveau marchand per-
dure. C’est le cas pour
l’heure : les artistes primés
travaillent encore tous avec
les marchands qui leur
avaient ouvert leurs cimai-
ses à l’occasion. Ainsi re-
verra-t-on donc Paul
Heintz chez GB Agency.
Judicaël Lavrador
L’Effet falaise.
Bourse Révélations
Emerige 2019
Voltaire, 81, boulevard
Voltaire, 75011.
Jusqu’au 17 novembre.
Rens. : revelations-
emerige.com
Le prix Emerige attribué
à Paul Heintz
Créée en 2014, la bourse organisée par
la société de promotion immobilière
récompense des artistes de moins de
35 ans non représentés par une galerie.
culture/
Arts
Vue de l’exposition d’Antony Gormley à Londres. Oak Taylor-Smith
Libération Mardi 22 Octobre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 25