Libération - 22.10.2019

(Michael S) #1

N


ew York, ses créatures over et under-
ground, l’obscurité, la voie express
Brooklyn-Queens, l’Hudson, obscur
Styx frémissant, et les nuits sans compter,
sans sommeil, et sans argent que Peter Hujar,
dans un même et grand mouvement saisis-
sant misère et beauté, entre les années 70 et
80, a photographiés, en noir et blanc. «Il serait
né à Hollywood d’un père boulanger d’origine
ukrainienne et d’une mère actrice qui ne con-
nut aucune notoriété. Un séjour de deux ans
dans un couvent de trappistes lui aurait révélé
son goût de la photographie au début des an-
nées 60...» Entre conditionnel et présent, bio-
graphie ni vraie ni complètement fausse,
voilà ce qu’écrivait Hervé Guibert sur le pho-
tographe américain pour le Monde en 1980,
et ce à la faveur d’une première expo person-

nelle en France – Hujar avait alors 45 ans. En
vérité, ses premiers clichés, il les a pris dès ses
11 ans en subtilisant à sa mère, serveuse, son
35 mm. En vérité, il a débuté sa carrière pro
au milieu des années 60, auprès de divers
photographes publicitaires. Hujar aime entre-
tenir les fausses pistes et les secrets.

Mondanités. L’exposition que lui consacre
aujourd’hui le Jeu de paume, intitulée «Speed
of Life», rétablit quelques faits et surtout
donne à voir l’importance et la profondeur de
l’œuvre d’un homme – mort en 1987 des suites
d’une pneumonie liée au sida – qui fut plus
méconnu, discret et retiré, mais certainement
pas moins brillant, que ses contemporains
Robert Mapplethorpe, de douze ans son ca-
det, ou Diane Arbus, de onze ans son aînée.

Peter Hujar évoluait entouré de danseurs,
transformistes, musiciens, figures new-yor-
kaises notables (de William Burroughs, à
Andy Warhol, en passant par Susan Sontag,
John Waters et David Wojnarowicz avec qui
il eut une relation artistique fusionnelle). Une
scène avant-gardiste réunissant muses, amis,
amants, parfois tout cela.
«Tout le monde, dans l’East Village, le con-
naissait au moins de vue ou était venu prendre
place à la table de cuisine, de couleur bleue,
qui meublait son loft de la 12e Rue, raconte
Joel Smith, co-commissaire de l’expo avec le
directeur du Jeu de paume, Quentin Bajac.
Mais la vraie difficulté, c’était de le connaître
vraiment, de le sauver de sa solitude, de ses en-
gouements passagers, de son autodénigre-
ment, de son fatalisme, de sa rage.» L’univers
de la publicité et de la mode dans lequel Hujar
se fraye un chemin entre les années 60 et 70
(le studio Harold Krieger, Harper’s Bazaar ou
GQ...), avec son lot de tumultes et de monda-
nités, ne convient pas tout à fait à un artiste
bien plus désireux de «photographier ceux qui

s’aventurent jusqu’à l’extrême». Comme, sur
fond blanc, Cockette John Rothermel in Fa-
shion Pose (1971), de la troupe psyché hippies
de drag-queens Cockettes – une photo qui
marque l’un des premiers flirts importants de
Hujar avec l’univers camp. «Dans les portraits
plus matures vers lesquels Hujar s’acheminait,
la mode et l’art ne seraient pas tant des pôles
inconciliables que le miroir obscur l’un de l’au-
tre», poursuit Joel Smith tandis que, devant
nos yeux, s’expose Minnie the Maid (1981)
montrant l’incroyable dramaturge et perfor-
meur drag Ethyl Eichelberger en tenue de
soubrette. Sans se départir de son approche
du portrait studio – intense et minimal avec
un brin de classicisme – il laisse les corps tra-
vestis ou bruts scintiller de leur immense va-
riété. Comme dans ses nus, où la vieillesse, la
jeunesse et les états transitoires s’expriment
en majesté. «Mes personnages ont du style,
mais de façon un peu obscure. La plupart ne
sont pas connus, ou alors connus d’un tout pe-
tit public, mais dans leur domaine, la créa-
tion. Ce sont tous des aventuriers qui ont un
certain type d’esprit», expliquait l’artiste qui
n’a pas mis sa photo d’Andy Warhol dans son
livre Portraits in Life and Death (1976), tant
le visage du maître pop art est reconnaissable.
Au total, 29 modèles vivants, 15 figures allon-
gées – Susan Sontag, magnifique – se mêlant
à 12 «portraits dans la mort», comme ses pho-
tos de catacombes à Palerme. La vie, le der-
nier sommeil et son assoupissement, figés.

Erection. L’homme n’a jamais mordu à plei-
nes dents le succès, ni fait de l’argent un par-
fum du quotidien. «Quand on commence à
voir ce qu’on fait comme un produit, on est
mal», avait-il dit, après que l’une de ses pho-
tographies eut produit son petit effet à la gale-
rie Marcuse Pfeifer en 1978 – elle montrait
l’ancien danseur Bruce de Ste. Croix assis sur
une chaise et tenant son sexe en érection. La
galeriste détient alors la photo dans son bu-
reau, craignant que celle-ci n’occulte le reste,
et la montre aux curieux qui en expriment le
vœu. Cependant, sa reproduction dans le très
culte hebdo Village Voice, autorisée à l’époque
par l’artiste, déchaîne les fureurs d’achat. Ri-
chard Avedon (que Hujar rencontra lors d’une
masterclass en 1967) se gare en double file,
liasses de billets en main, et repart avec son
tirage sous le bras.
C’est tout ou rien avec Peter Hujar, l’éclat et
la misère, le succès et l’éther, la célébrité et le
mystère, se dit-on en sortant de l’expo avec
l’image de Blanket in a Famous Chair (1983)
en tête. Sur la photographie, une couverture
posée sur une chaise conserve la forme du
corps de celui qui en était enveloppé, en l’oc-
curence David Wojnarowicz. A la fois nature
morte et double autoportrait, de Hujar
comme de son protégé de l’époque, l’image
fait affleurer toute la complexité des existen-
ces que le photographe a longtemps scrutées.
Telles des persistances visuelles, elles nous
parlent d’amour et de rejet, d’absence et de
présence, veillant sur New York, ses nuits et
définitivement ses prétentions d’éternité.
Jérémy Piette

Peter Hujar Speed of Life
Jeu de Paume, 75008. Jusqu’au 19 janvier.

Peter Hujar,


l’avant-garde à vous


Proche de l’avant-garde des années 70 et 80 à New York,
le photographe, venu de la pub, a réalisé de superbes
portraits de célébrités et d’anonymes du milieu underground.
Un corpus peu connu à redécouvrir au Jeu de paume.

Gary in Contortion (2), 1979,
de Peter Hujar. Photo P. Hujar
Archive, LLC

24 u Libération Mardi^22 Octobre 2019

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