Les Echos - 22.10.2019

(avery) #1

lLe groupe s’est spécialisé dans le rachat de vieilles marques de presse magazine qu’il digitalise.


lIl doit faire face au départ des deux tiers des rédactions des magazines de Mondadori France, qu’il vient de racheter.


Reworld Media entre dans une nouvelle


ère avec l’intégration de Mondadori France


Marina Alcaraz
@marina_alcaraz
et Fabienne Schmitt
@FabienneSchmitt


Reworld Media, l’éditeur de « Marie
France », « Télé Magazine », « Auto
Moto », ou encore « Closer », « Gra-
zia » et « Science & Vie », termine
l’année 2019 comme il l’a commen-
cée : sous les feux médiatiques.
Ce jeune groupe, créé en 2012 par des
entrepreneurs du Web et qui s’e st f ait
une spécialité du rachat de vieilles
marques de magazines qu’il digita-
lise, est parvenu à se hisser, à la sur-
prise générale, sur la première mar-
che d e la presse magazine en France,
après l’acquisition controversée de
Mondadori France il y a trois mois.
« Notre projet, c’est de lancer de
multiples idées nouvelles, de les tester
sur ce secteur en pleine transforma-
tion qu’est la p resse magazine e t de lui
réinventer une vie dans le numéri-
que », explique aux « Echos » Pascal
Chevalier, patron du groupe (lire ci-
contre), qui édite désormais plus de
cinquante magazines après avoir
racheté, ces dernières années, des
titres à Axel Springer (« Télé Maga-
zine », « Vie Pratique »...) ou encore
à Lagardère (« Auto Moto », « Be »,
« Maison & Travaux »...).
Aujourd’hui, Pascal Chevalier,
qui vient d’accueillir l’ex-ministre de
la Culture Fleur Pellerin à son con-
seil d’administration, est à la tête
d’un groupe qui réalise près de
500 millions de chiffre d’affaires,
37,2 millions d ’excédent brut
d’exploitation et emploie 1.200 per-
sonnes. Une ascension qui, ces der-
niers mois, a cependant été forte-
ment mise en cause avec le rachat de
Mondadori France, l’opération la
plus lourde et aussi l a plus contestée
de sa courte histoire (70 millions).


Méthodes contestées
Après plusieurs grèves et actions en
justice, le nouveau propriétaire doit
désormais faire face au départ de
près de 60 % des journalistes de la
filiale française du groupe italien!
Tous ont fait jouer la clause de ces-
sion permettant de quitter leur jour-
nal avec indemnités en cas de chan-
gement d’actionnaires. Certains
titres, comme « Grazia », ont vu fon-
dre 90 % de leurs effectifs.
Les méthodes du groupe, réputé
mélanger les genres entre publicité
et rédactionnel, sont pointées du
doigt. « Sur le papier, le projet est
séduisant, moderne, mais dans la
réalité, Reworld incite à faire du
brand content [contenu publicitaire,
NDLR], plus vraiment du journa-
lisme », juge un ancien collabora-
teur. « Leur objectif était manifeste-
ment de virer un maximum de cartes
de presse pour les remplacer par des
petits jeunes, qui seront des “chargés
de contenus”, moins protégés »,
ajoute un autre. L’arrivée à la direc-
tion de la rédaction de « Grazia » de
Véronique Philipponnat, ancienne
directrice a djointe de la rédaction de
« Elle », avant de créer son agence de
communication e t de brand c ontent
pour les marques de luxe, illustre,
pour beaucoup, cette ambivalence.
Pascal Chevalier et Gautier Nor-
mand (le directeur général) s’en
défendent. D’après eux, les métiers
de la publicité et du journalisme
sont séparés dans le groupe. Ils
citent en exemple Tradedoubler, la
plate-forme d’affiliation de Reworld
qui met en contact marques et sites
Internet pour capter des clients et
qui travaille indépendamment des
rédactions du groupe. Ils invoquent


PRESSE


« La rentabilité de nos activités digitales est


deux fois plus forte que dans la presse papier »


Plus de 55 % des journalistes
ont quitté Mondadori
depuis son rachat
par Reworld. Comprenez-
vous ce « sauve-qui-peut »?
Ces départs sont compréhensibles
car la presse magazine est en crise.
Alors, quand l’opportunité vous est
offerte de partir avec des indemni-
tés significatives, vous sautez
le pas. Il y a eu un effet d’aubaine,
notamment pour des person-
nes proches de la retraite. Et puis,
chez Mondadori, il n’y avait pas
eu de clause de cession depuis
quinze ans, il est donc logique que
les départs soient importants.
D’autres groupes subissent des
vagues de départs en nombre,
comme « L’Express », par exemple.

Les journalistes lient, eux,
leur départ aux méthodes
de Reworld qui dévoierait
leur métier en convertissant
les magazines en contenus
de marques...
Ce sont des propos tenus par des
personnes qui ont une forte per-
sonnalité au sein de l’entreprise.
Probablement des membres de
syndicats qui ne reflètent pas le
point de vue général des salariés
de Mondadori et témoignent
d’une certaine méconnaissance
du modèle de Reworld... Nous
n’avons peut-être pas pris suffisam-
ment le temps d’expliquer notre
projet, nous le reconnaissons. Mais
il était impossible d’entamer un
dialogue avec les salariés tant que
le rachat – qui a pris douze longs
mois – n’était pas signé : les
deux entreprises étant cotées, nous
n’avions pas le droit de le faire.
Depuis que nous échangeons
très régulièrement avec les équi-
pes, l e regard a changé s ur Reworld
et l es tensions se s ont a paisées. Cela
nous a d’ailleurs fait un drôle d’effet
d’être traité de « bouchers » [Pascal
Chevalier a été caricaturé en bou-
cher par des salariés, NDLR], alors

l’annonceur publicitaire étant le
deuxième. Notre savoir-faire est
avant tout technologique, on sait
travailler sur des leviers techni-
ques pour améliorer le référence-
ment, donc l’audience de sites
Internet, donc leur monétisation –
le tout, sans toucher au contenu.
J’ajoute que la publicité représente
moins de 15 % des revenus de
Mondadori, cela signifie que notre
focus, c’est bien de toucher le lec-
teur avant tout.

Google et Facebook trustent
l’essentiel de la publicité sur
Internet, comment un éditeur
de magazines peut-il rivaliser?
Notre vraie concurrence vient des
Gafa. G oogle a changé l e modèle de
la publicité en disant aux annon-
ceurs : « Venez chez nous, vous
payerez uniquement si vous avez
des clics. » Et nous, les éditeurs,
on est bien obligé de faire pareil
aujourd’hui. Cela a bouleversé
l’organisation de nos régies publici-
taires. Nous pensons cependant
qu’un groupe de média doit être
capable d’offrir une alternative à
Facebook et Google avec des solu-

tions technologiques de plus en
plus innovantes. C’est ce que nous
faisons avec Tradedoubler, une
plate-forme d’affiliation qui met en
contact marques et sites Internet
afin de toucher des clients. Malgré
tout, le marché du digital reste très
bon. Chez Reworld, la rentabilité
du digital est deux fois plus forte
que dans la presse papier. Il y a un
potentiel à exploiter.

Quelle est votre vision à long
terme de la presse magazine?
Tout d’abord, nous sommes des
industriels, pas des financiers :
nous n’avons jamais vendu ni fermé
aucun des actifs que nous avons pu
racheter – à l’exception de « Paris-
cope » dont on n’a p as pu racheter le
site Internet, ce qui a tué la mar-
que... Nous pensons que la péren-
nité des marques passe par leur
rentabilité. Les éditeurs vont devoir
se déployer beaucoup plus forte-
ment dans le numérique que ce
qu’ils font actuellement, via Insta-
gram, Facebook, Snapchat, via des
newsletters, et aussi diversifier leur
marque dans différentes activités
comme des Salons, par exemple,
pour récréer un contact physique
avec le lecteur qu’a cassé Internet.
C’est pour cela que nous parlons
beaucoup plus de « marques », plu-
tôt que de magazines. Tout cela
prend du temps. Pour Mondadori,
nous en avons pour trois à cinq ans.

Le papier va-t-il disparaître?
Le papier ne va p as mourir, même à
quinze ou vingt ans. C’est notre
conviction profonde. Chacun des
points de contact avec le lecteur va
trouver son audience, c’est le temps
qui va l es définir, le poids de chacun
va évoluer. La rentabilité du digital
va compenser le déclin du papier,
mais nous pensons qu’il y aura tou-
jours de la place pour les magazi-
nes papier, si petite soit-elle.

Propos recueillis par M. A. et F. Sc.

que Reworld est un groupe issu de
la French Tech, où il est considéré
comme une réussite.

Concrètement, qu’apporte
Reworld à la presse magazine?
Nous arrivons avec notre culture
d’entrepreneur et sommes donc
dans une logique de développe-
ment fort. Notre projet, c’est de lan-
cer de multiples idées nouvelles, de
les tester sur ce secteur en pleine
transformation qu’est la presse
magazine et de lui réinventer une
vie dans le numérique.
Je comprends que ce choc des
cultures, que nous avons peut-être
sous-estimé au départ, puisse
heurter chez Mondadori qui n’a
pas fait d’innovation depuis long-
temps. Un groupe qui totalise 3 %
de son chiffre d’affaires dans le digi-
tal, contre... 74 % pour Reworld.
Nous avons prouvé que nous
avons le savoir-faire technologi-
que. Plusieurs magazines que nous
avions rachetés comme « Marie
France », « Auto Moto »... n’avaient
pas de site Internet. Ils cumulent
aujourd’hui plusieurs millions
de visiteurs uniques.

La monétisation de la presse
digitale suppose-t-elle d’avoir
un modèle plus poreux entre
journalistes et annonceurs?
Journalisme et publicité sont
deux métiers séparés chez
Reworld. D’ailleurs, notre modèle
n’est pas publicitaire, il est plu-
tôt axé sur la vente au lecteur.
Notre métier, c’est avant tout de
créer du contenu sur tous les sup-
ports, presse papier, numérique,
vidéo, podcast... pour multiplier
les points de contact avec le lec-
teur qui est notre premier client,

PASCAL CHEVALIER
Président
de Reworld Media

aussi une nouvelle manière de tra-
vailler, p lus axée sur le numérique et
le choc des cultures entre Web et
presse papier. « La presse magazine
féminine a la spécificité d’être conçue
sur un modèle publicitaire, explique
aussi Gautier Normand. Mais pour
le reste de nos magazines, notre
modèle est plutôt bâti en direction du
lecteur, notre premier client, devant
l’annonceur publicitaire. »

« Ma première patronne, c’est
la lectrice, renchérit Véronique
Philipponnat. Quant aux annon-
ceurs, il est normal de les accompa-
gner dans leur communication, de
réfléchir avec eux à la meilleure
manière d’intéresser les lectrices.
C’est important pour eux d’être bien
contextualisés, pour qu’ils revien-
nent. Ce qu’ils attendent de nous dans
un magazine féminin, c’est de savoir
s’adresser à leur cible. »

De nouvelles équipes
Ces derniers mois, les démêlés avec
Mondadori France ont pesé sur le
cours de Bourse de Reworld Media,
qui a reculé d e plus de 25 % depuis l a
fin du mois d’avril. Il reste cepen-
dant en nette hausse par rapport au
début de l’année. Pascal Chevalier
voudrait désormais pouvoir tour-
ner la page avec de nouvelles équi-
pes qui, l’assure-t-il, devraient être
rapidement mises en place. Et un
projet de déploiement tous azimuts
des magazines sur les différents
supports numériques (Facebook,
Instagram...) et de diversification
dans de nouvelles activités comme
des salons. « Ce qui est bien, quand
vous devenez numéro un de la presse
magazine, c’est que tout le monde
vous appelle pour venir travailler
avec vous », sourit-il. Lui se donne
trois à cinq ans pour « digitaliser »
Mondadori France.n

Selon les dirigeants
de Reworld,
les métiers
de la publicité
et du journalisme
sont séparés
dans le groupe.

« Notre métier, c’est
avant tout de créer
du contenu sur tous
les supports [...]
pour multiplier les
points de contacts
avec le lecteur. »
DR

Certains titres rachetés par Reworld, comme « Grazia », ont perdu 90 % de leurs effectifs. Photo DR

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Mardi 22 octobre 2019Les Echos

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