Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1
0123
SAMEDI 5 OCTOBRE 2019 france| 13

Dans le « 93 »,


des directeurs


d’école esseulés


Contraints de gérer sans aide de


gros établissements défavorisés,


ils racontent leurs difficultés


REPORTAGE


I


l n’est que 11 heures, un mer­
credi matin, et Sophie (les
prénoms ont été changés à
la demande des ensei­
gnants) est déjà débordée. En
moins d’une heure de conversa­
tion, cette directrice d’école de
Pantin (Seine­Saint­Denis) sera
dérangée trois fois, d’abord par
deux enfants, puis par une ensei­
gnante, et enfin par le directeur
d’une école voisine. « Si vous ne
m’aviez pas appelée, je ne me
serais pas assise à mon bureau de
toute la matinée », résume­t­elle.
A 53 ans, cette enseignante « dé­
chargée à plein temps » – elle ne
fait plus la classe et se consacre à
sa fonction de directrice – dirige
seule une école primaire de
quinze classes, soit 360 élèves.
C’est à quelques centaines de
mètres de là, dans la même ville,
que travaillait Christine Renon, la
directrice de maternelle retrou­
vée morte le 23 septembre dans
son établissement. Plusieurs mil­
liers d’enseignants se sont donné
rendez­vous, jeudi 3 octobre, pour

exprimer leur tristesse et leur co­
lère devant les services départe­
mentaux de l’éducation nationale
(DSDEN) de Seine­Saint­Denis, à
Bobigny, le jour de ses obsèques.
Avant son suicide, l’enseignante
avait envoyé des lettres à ses collè­
gues et à l’inspection d’académie
dans lesquelles elle dénonçait ses
conditions de travail. Un mouve­
ment de grève à l’appel de l’inter­
syndicale du premier degré a ras­
semblé jeudi 43 % de grévistes en
Seine­Saint­Denis et 23 % sur
l’académie de Créteil, selon le
ministère de l’éducation natio­
nale. Le SNUipp, syndicat majori­
taire, revendique 65 % de grévistes
en Seine­Saint­Denis.

Plus de 250 enfants
Si l’émotion s’est exprimée
partout en France, la situation des
écoles de Seine­Saint­Denis est
particulière. Le département le
plus pauvre de France métropoli­
taine compte 1,6 million d’habi­
tants : 29 % d’entre eux vivent en
dessous du seuil de pauvreté
(pour 14 % de moyenne nationale)
et 39 % dans des quartiers « politi­

que de la ville » (QPV). A ce public
spécifique s’ajoute la taille des
établissements : 37 % des écoles
ont plus de onze classes – soit plus
de 250 enfants – alors que la
moyenne nationale est à 9 %.
Les directeurs ont pris l’habitude
de dire qu’ils pilotent un « petit
collège ». Pour le même nombre
d’élèves, leurs collègues du second
degré auraient une équipe de
plusieurs personnes : un princi­
pal, un secrétaire – au moins à
temps partiel –, un conseiller prin­
cipal d’éducation (CPE) et, en
général, un gestionnaire. « Le ma­
tin, j’ai 360 élèves devant ma grille,
et un parent pour chacun – forcé­
ment, ils ont entre 3 et 5 ans, ironise
Julien, directeur d’école mater­
nelle à Rosny­sous­Bois. En tout,
ça fait 720 êtres humains à ac­
cueillir. Et je suis tout seul. »

Difficultés d’insertion
Dans des établissements de cette
taille, même s’ils sont déchargés à
plein temps, les directeurs disent
ne pas pouvoir travailler correcte­
ment. « Vous n’imaginez pas le
nombre de petites choses qui s’ac­
cumulent, résume Sophie. Ce ma­
tin, après l’accueil des parents,
j’ai ouvert aux techniciens qui
viennent remplacer les tableaux

interactifs, j’ai fait une visite pour
les travaux, rassuré un garçon
harcelé venu se réfugier dans mon
bureau, géré la crise de colère
d’une petite fille... »
Les directeurs de Seine­Saint­
Denis font face, plus que d’autres,
à la pauvreté, à la précarité de lo­
gement et aux difficultés d’inser­
tion des familles primo­arrivan­
tes. Un travail d’« assistante
sociale » qui occupe un « temps
infini ». Julien résume le problème
par une anecdote : « Quand vous
avez rendez­vous avec une famille
qui parle bengali, il faut un tra­
ducteur en direct au téléphone,
explique­t­il. L’entretien va pren­
dre deux heures alors qu’avec une
famille francophone, on en aurait
eu pour trente minutes. »
Dans un quartier comme celui
de Julien, « nous sommes le
dernier service public, avec la
police ». Cette « confiance », l’en­
seignant en est fier. Mais sa se­
conde casquette, celle d’écrivain
public, lui prend une énergie
folle. « Les parents qui compren­
nent mal le français m’apportent
des documents de l’Assurance­ma­
ladie et des factures EDF à leur
traduire, et je sais que je suis le seul
à pouvoir les aider », assure­t­il.
Sans compter les programmes de

suivi « personnalisé » pour les en­
fants en difficulté, plus nom­
breux dans les quartiers sensi­
bles : « Quand vous en avez 60,
comme c’est mon cas, ça veut dire
60 rendez­vous avec la famille, 60
contacts avec le médecin, l’ortho­
phoniste... » La moindre démar­
che ressemble à un parcours du
combattant : « Vous pouvez faire
un signalement sur une famille à
risque et attendre deux ans que les
services sociaux trouvent une
solution », témoigne Sophie.
Les directeurs d’école sont éga­
lement nombreux à témoigner
d’une accumulation des tâches
administratives – un phénomène
« croissant », mais qui n’est
pas propre au département. « Si
j’avais une aide, ne serait­ce qu’à

mi­temps, tout serait beaucoup
plus simple », soupire François,
directeur d’une école de 370 élè­
ves à Montreuil.
Avec la suppression des contrats
aidés, de nombreuses communes
ont perdu ces postes précieux
d’assistants administratifs. « Tous
les ans, on doit créer un fichier in­
formatique pour nos élèves, sur un
logiciel spécifique, explique Fran­
çois. On n’utilise pas les mêmes fi­
ches que la mairie. Dans une école
comme la mienne, c’est 75 nouvel­
les fiches à chaque rentrée. » So­
phie ne s’en cache pas, ce logiciel
est sa bête noire : « La directrice qui
m’a précédée a mis le nom d’un seul
parent à chaque fois. Je vais devoir
vérifier les 360 fiches une à une. »
Les longues heures et les pro­
blèmes qui surgissent n’importe
quand, ces enseignants les accep­
tent, disent­ils, « par amour du
métier ». Mais la fonction de direc­
teur est faiblement rémunérée.
« Avant, j’avais 170 euros de prime,
mais maintenant, comme j’ai
quatorze classes, ça fait 185 eu­
ros, détaille Julien. On te donne
185 balles et on te dit : voilà, main­
tenant tu es responsable de tout.
Les fuites d’eau, la sécurité, l’ani­
mation pédagogique. Tout. »
violaine morin

« Gilets jaunes » : des observateurs intimidés


A Montpellier, une membre de la Ligue des droits de l’homme accusée d’« entrave à
la circulation » a été relaxée. Le président du tribunal a dénoncé un dossier à charge

C’


est ce qui s’appelle
monter un dossier de
toutes pièces. Les poli­
ciers auraient ciblé une observa­
trice de la Ligue des droits de
l’homme (LDH) lors d’une mani­
festation de « gilets jaunes » le
6 avril, sur une autoroute, aux por­
tes de Montpellier, puis recherché
une infraction a posteriori. C’est la
conclusion à laquelle est arrivé le
tribunal de la ville, en prononçant,
jeudi 3 octobre, la relaxe de
Camille Halut. La jeune femme
était poursuivie pour « entrave à la
circulation ». « Sur le fond, le tribu­
nal s’interroge de l’entière procé­
dure », a affirmé son président,
selon l’Agence France­Presse. Le
parquet avait requis une amende.
Michel Tubiana, ancien prési­
dent de la LDH, venu défendre
Mme Halut à l’audience, mardi,
avait qualifié ce procès d’« intimi­
dation ». Il s’agit de « tenter de
nous museler », a­t­il plaidé. L’étu­
diante en droit de 26 ans, mem­
bre des vigies de la LDH contre les
violences policières, a de nouveau
été interpellée samedi 21 septem­
bre. Elle sera jugée le 12 décembre,
pour « rébellion, participation à
une manifestation avec le visage
dissimulé et refus de se soumettre
aux prélèvements ADN ».
Ailleurs en France, d’autres
observateurs de manifestations

de « gilets jaunes » dénoncent un
même harcèlement ciblé, aidés de
vidéos comme celles tournées
samedi 28 septembre à Toulouse.
On y voit, dans une ruelle déser­
tée par des manifestants, un poli­
cier annoncer la « dernière som­
mation ». A quelques mètres, cinq
membres de l’Observatoire des
pratiques policières (OPP), parfai­
tement identifiables avec leurs
casques et chasubles estampillés,
commencent à s’éloigner. Les
policiers se ruent alors sur eux,
matraquent un observateur, puis
le jettent sur le sol, pendant qu’un
agent se lance, bouclier en avant,
sur un journaliste de la chaîne
Russia Today filmant la scène. Il
lui assène un coup de tonfa. Quel­
ques minutes plus tard, un poli­
cier s’adresse aux observateurs :
« Qu’est­ce qu’il y a? Moi je vous
emmerde, la LDH! Vous nous pé­
tez les couilles, on vous emmerde. »

« Guerre privée »
L’OPP de Toulouse a « observé » 76
manifestations depuis sa création,
en 2017. « On a toujours travaillé en
toute transparence avec la direc­
tion de la sécurité publique, souli­
gne Pascal Gassiot, l’un de ses por­
te­parole. Si on a parfois pu penser,
cet hiver, prendre un coup dans la
foule, de manière collatérale, il n’y
a, depuis l’été, plus d’ambiguïté pos­

sible : nous sommes ciblés par cer­
tains policiers. » Poussé violem­
ment alors qu’il filmait une
charge, ce retraité a eu deux côtes
cassées le 8 septembre. « Ils ne sup­
portent pas notre travail, qui les
empêche de faire ce qu’ils veulent. »
Dans un communiqué publié sa­
medi soir, l’OPP s’interroge : « Soit
[des ordres ont été donnés] pour
faire des observateurs des persona
non grata (...), soit les unités de po­
lice sur le terrain font ce qu’elles
veulent, mènent une sorte de
“guerre privée” aux observateurs
de l’OPP en échappant à tout
contrôle de leur hiérarchie. (...)
Cette situation est très alarmante. »
La préfecture a répondu au
Monde par un bref communiqué
non circonstancié, rappelant que
« l’emploi de la force par les poli­
ciers ou gendarmes est strictement
encadré par la loi qui soumet son
usage aux principes d’absolue né­
cessité et de proportionnalité ».
Et d’ajouter : « Tout acte que cette
association estimerait ne pas s’ins­
crire dans le cadre de la loi peut
faire l’objet d’une plainte auprès
du procureur de la République. »
Parallèlement, une autre déci­
sion de justice, passée un peu
inaperçue, a été relevée par les
réseaux militants comme un pré­
cédent inquiétant. Le 19 septem­
bre, un homme de 24 ans a été

condamné par le tribunal de
grande instance de Dijon pour
avoir filmé et diffusé sur YouTube
une vidéo d’affrontements entre
des « gilets jaunes » et des gendar­
mes, autour de la caserne Deflan­
dre, le 5 janvier. Une première.
Le prévenu – qui n’avait pas
d’avocat – a été condamné à cinq
mois de prison avec sursis sur la
base de l’article 222­33­3 du code
pénal, créé en 2007 pour contrer le
« happy slapping » : une sinistre
mode consistant à filmer et met­
tre en ligne une agression. La loi
permet de condamner le camera­
man pour complicité. Et ne recon­
naît que deux exceptions, non re­
tenues à Dijon : si celui qui filme
est journaliste ou si la vidéo peut
servir de preuve en justice.
« L’usage de cet article de loi est
extrêmement dangereux : il pour­
rait passer sous silence des actes
méritant des poursuites pénales,
dénonce Me Jean­Baptiste Gavi­
gnet, qui défendra le jeune
homme en appel. Ces vidéos ama­
teur ont permis d’identifier des cas­
seurs, mais aussi de prouver des
violences policières. » Il envisage de
déposer une question prioritaire
de constitutionnalité contre ce
texte car il juge qu’il pourrait avoir
des « conséquences liberticides ».
jean­baptiste jacquin
et aline leclerc

Manifestation
à la suite du
suicide d’une
directrice de
maternelle,
à Bobigny,
le 3 octobre.
THOMAS SAMSON/AFP

« Nous sommes
le dernier service
public, avec la
police », explique
Julien, directeur
en Seine-Saint-
Denis, à propos
de son quartier

Jean-Michel Blanquer « prêt » à discuter
du statut des directeurs
Invité sur RTL jeudi 3 octobre, le ministre de l’éducation, Jean-
Michel Blanquer, s’est dit « prêt » à discuter du statut des chefs
d’établissement. « On doit améliorer la situation des directeurs
d’école », qui n’est « pas satisfaisante », a-t-il concédé. Il a proposé
la création d’un « comité de suivi » associant syndicats et profes-
sionnels pour « faire évoluer » leur statut. Aujourd’hui, les direc-
teurs d’école ne sont pas les supérieurs hiérarchiques de leurs
collègues. La députée LRM du Val-d’Oise Cécile Rilhac, coauteure
d’un rapport proposant de créer un statut de « super »-directeur,
dit travailler « depuis six mois à une proposition de loi ».

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