Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1
30 |
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SAMEDI 5 OCTOBRE 2019

0123


VOYAGE
cienfuegos (cuba)

L


a grande place d’armes est
figée dans la chaleur
d’une fin de matinée. A
l’angle, la musique coule
par les fenêtres ouvertes d’un
vieux palais aux colonnades bleu
ciel qui dresse la coupole de son
étrange mirador par­dessus les
toits de la ville. Dans la salle du rez­
de­chaussée, des gamines, peau
claire ou couleur de pain d’épices

dans leurs robes satinées, dansent
avec des gestes d’Andalouses pour
les parents enamourés.
Posé sous l’escalier de pierre, en­
tre le drapeau cubain et une
plante grasse, le buste de José
Marti, père de l’indépendance, est
le seul à rester de marbre. Le sa­
medi matin, à Cienfuegos, l’école
de danses espagnoles Lembranza
donne spectacle dans l’ancien pa­
lais Ferrer reconverti en maison
de la culture. Et il y a dans ces ins­
tants de plaisirs modestes sous les

quand une quarantaine de colons
français, menés de Bordeaux ou
de Louisiane par « Don » Louis de
Clouet de Piettre, un Français au
service de la couronne espagnole,
se réunirent à l’endroit même de
cette place pour se répartir les ter­
res des demeures et plantations
autour de la baie de Jagua, l’une
des plus belles de l’île. Peu de
temps après l’indépendance arra­
chée par les anciens esclaves
d’Haïti (1804), il fallait éviter la
« contamination » et blanchir la
colonie cubaine.
Dix ans plus tard, la ville por­
tuaire prospérait avec le com­
merce du sucre et était baptisée
Cienfuegos, du nom du capitaine­
gouverneur de l’île de l’époque.
Quant au Français Louis de
Clouet, il eut beau être arrogant,
tyrannique, coureur de jupons, la
ville cultive sa mémoire avec
fierté : « C’était un despote, mais
un capitaliste intelligent qui avait
négocié l’entrée gratuite de la fa­
rine dont il était négociant », ra­
conte David Soler, professeur
d’histoire du patrimoine à l’uni­
versité locale, l’un des artisans du
classement de la cité par l’Unesco
en 2005, « la seule du XIXe dans le
monde à avoir ce privilège ».

Des rues en damier
L’historien amoureux raconte
cette place d’armes la plus vaste
du pays, où trônent le kiosque à
musique et un minuscule arc de
triomphe, encadrée par l’ancien
palais du gouverneur et son im­
posante coupole que l’on dirait
transportée de Florence, par le
Théâtre Tomas Terry, du nom
d’un riche vénézuélien à la fois
exploiteur d’esclaves et « bienfai­
teur », ou par ce palais Ferrer
construit au début du XXe siècle
pour mettre en scène l’opulence
d’un marchand catalan.
Il poursuit au fil des rues tracées
en damier, le long du paseo (la pro­
menade) et ses maisons tout en
colonnades qui offrent deux kilo­
mètres de galeries ombragées jus­
qu’à la mer. Il apprend à dénicher
les ornementations mêlées qui
font l’éclectisme architectural, la
palette des vitraux polychromes
placés au­dessus des portes pour
adoucir autant que jouer avec la lu­
mière trop vive des Caraïbes. Il
vante cette ville « cohérente et pla­
nifiée » entre activités commercia­
les et fonctions sociales, « aérée
pour favoriser l’hygiène publique »,
loin de l’enchevêtrement des
autres cités coloniales. Mais on
pense aussi à ce qu’écrivait Wendy
Guerra dans son roman Negra, de
cette « ville aux rues droites et aux
cerveaux tordus » quand « Noirs et
Blancs n’y empruntaient pas les
mêmes trottoirs ».
Les rues d’aujourd’hui, les mar­
chés, les écoles bien sûr, sont mé­
langés, c’est officiel, il n’y a plus de
racisme dans la Cuba castriste.

Même si des gens vous expli­
quent qu’ici, propreté, esprit civi­
que et culture sont plus dévelop­
pés qu’ailleurs parce que la « perle
du Sud » accueille peu de ces émi­
grés venus de l’Oriente, l’est de
l’île où la population noire est
plus dense.
Moins ostentatoire que celui de
La Havane, le centre historique de
Cienfuegos n’est pas encore mu­
sée. La ville est toujours cubaine
avec ses magasins d’Etat suran­
nés où la répétition du même ar­
ticle veut donner illusion d’abon­
dance à deux pas d’une vitrine de
mode des plus contemporaines ;
avec son Parti communiste qui
tient boutique dans la même rue
qu’un hôtel cinq étoiles ; avec son
antique cimetière de La Reina, où
les statues d’anges et de jeunes
filles délicates assistent parfois
aux rituels peu catholiques de la
santeria ou du palo monte, les reli­
gions afro­cubaines.
Sur le paseo, la statue en pied de
Benny Moré, l’enfant du pays qui
fut prince du mambo et du son
cubano d’avant la révolution,
marche d’un pas décidé sous le re­
gard sévère du Che que le pan­
neau de propagande dit « cheva­
lier sans tache et sans peur » mais
dont on ne sait pas s’il avait le
sens du rythme. A l’entrée du ma­
lecon, la promenade du bord de
mer, c’est José Marti qui rumine
son aphorisme en lettres rouges,
« La patrie est faite du mérite de ses
fils » pendant que passent les ados
vêtus comme des Yankees en por­
tant leur bocina, énorme enceinte
portable qui crache les paroles
moins morales du reggaeton.
Ici, le long de la baie, c’est un peu
la Floride d’avant, de villas mo­
dernistes en palais aux allures pâ­
tissières, jusqu’au Palacio de Valle
et ses fantaisies néomauresques
qui rêvent d’Alhambra et que le
mafieux Meyer Lansky avait
voulu convertir en casino. On sait
gré à la révolution d’avoir ouvert
ces bâtiments au public. Evidem­
ment, la plupart sont devenus
restaurants ou hôtels, la terrasse
de l’ancien Yacht Club et son cou­
cher de soleil qu’accompagne l’or­
chestre ne sont pas à la portée de
toutes les bourses quand la bière
coûte un quatorzième du salaire
moyen. Mais sur la petite plage de
la pointe (Punta Gorda), l’ombre
de la rotonde, le filet de volley, les

Ci­dessus : le port de pêche de Cienfuegos. Ci­contre : au sud de la ville, Punta Gorda et ses belles demeures. PATRICK FORGET/SAGAPHOTO

vagues et les glaces du marchand
sont à tout le monde. C’est écrit
dans la Constitution, les plages de
Cuba sont théoriquement « pro­
priété socialiste de tout le peuple »,
malgré les interdictions passées
par peur des fuites dissidentes ou
les actuelles « privatisations » ten­
tées par certains hôtels.
Mais à Rancho Luna, « la » plage
de Cienfuegos à vingt minutes en
voiture, c’est bien le pays réel qui,
le week­end, profite sous les para­
sols en paille et les cocotiers : des
dames barbotent dans l’eau tur­
quoise et papotent sous un para­
pluie en guise d’ombrelle, des ga­
mins jouent aux dominos, des
manèges antiques tournent dans
un bruit de ferraille, des jeunes
filles à la démarche de danseuse
vont faire les belles sous la per­
gola où sonnent les rythmes lati­
nos pendant que les garçons se la
jouent rappeurs, un gobelet à la
main puisque la chaleur ne dé­
courage personne d’arroser la
journée de rhum.

Le moutonnement des collines
De l’autre côté de la baie, accessi­
ble en ferry, les tourelles et les ca­
nons d’une forteresse du
XVIIIe siècle très bien conservée
gardent le chenal d’entrée face
aux pirates des Caraïbes (un tré­
sor de Francis Drake, dit la lé­
gende, reposerait toujours quel­
que part au fond des eaux). Les
remparts dominent le mouton­
nement vert sombre des collines
où est enfouie l’histoire des abori­
gènes Tainos et Siboney d’avant
l’homme blanc. Mais on aperçoit
aussi les restes d’une centrale nu­
cléaire que les amis soviétiques
n’ont jamais pu achever.
Au pied du fort, une petite com­
munauté de pêcheurs vivote en
attendant mai et la saison du vi­
vaneau venu du golfe du Mexi­
que, « la corrida del pargo », pé­
riode de fête et d’abondance.
Saily, femme de pêcheur, a dressé
une table sous la véranda pour le
déjeuner de soupe de poissons,
langouste ou filet grillé. La « res­
tauratrice », sociologue de forma­
tion, est aussi responsable du mu­
sée de la forteresse. Personne n’a
qu’un métier à Cuba.
C’est ainsi que le soir, de retour
en ville et à la « casa particular »,
version cubaine du bed and
breakfast, on partage quelques
rhums avec le propriétaire et la
cuisinière de l’excellent dîner.
Quand elle n’est pas employée ici,
trois soirs par semaine, Kryster
enseigne la psychologie à l’uni­
versité, met en scène au théâtre,
écrit des poèmes ou des nouvel­
les. Et l’esprit de Cienfuegos flotte
dans la douceur de la nuit.
pierre sorgue

Notre journaliste a réalisé
son reportage avec l’aide
de Voyageurs du monde.

cienfuegos, l’autre


cubaSur l’une des plus


belles baies de l’île,


au bord de la mer


des Caraïbes,


la ville portuaire


a gardé le charme


du Cuba d’antan,


entre palais


néomauresques,


maisons à


colonnades et


kiosque à musique


ICI, LES MAGASINS D’ÉTAT 


SURANNÉS SONT 


À DEUX PAS D’UNE VITRINE 
DE MODE DES PLUS 

CONTEMPORAINES ET LE 


PARTI COMMUNISTE CÔTOIE 


UN HÔTEL CINQ ÉTOILES


stucs et ferronneries décatis
comme un résumé de l’histoire de
cette ville qui cultive son charme
particulier au sud de Cuba.
Deux cent cinquante kilomè­
tres plus au nord, La Havane s’ap­
prête à célébrer son 500 e anniver­
saire en grande pompe. Plus mo­
destement, Cienfuegos a fêté ses
200 ans en avril. Et si la capitale a
dû s’inventer un jour mythique
de fondation (le 16 novembre), la
provinciale, elle, en connaît la
date précise : le 22 avril 1819,
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