32 |
IDÉES
SAMEDI 5 OCTOBRE 2019
0123
Une histoire
des écologies
identitaires
Depuis le XIXe siècle, les droites dures invoquent la « défense
du territoire » pour justifier le rejet de l’étranger et la
sauvegarde des « lois naturelles ». Des idées diffusées en France
notamment par la nouvelle droite, et certains catholiques
traditionalistes qui prônent une « écologie intégrale »
L’
environnement est détruit par la
surpopulation, et la surpopula
tion, ce sont les immigrés : telle
est, en résumé, la conviction de
Brenton Tarrant et de Patrick
Crusius, responsables, à moins de
six mois d’intervalle, de deux attentats
très meurtriers. Le premier a eu lieu le
15 mars à Christchurch (Nouvelle
Zélande), dans plusieurs mosquées de la
ville ; le second est survenu le 3 août à El
Paso (Texas), dans un supermarché fré
quenté par des Hispaniques. Point com
mun entre ces deux terroristes : ils croient
à la théorie du « grand remplacement » –
selon laquelle il existerait un processus
délibéré de substitution de la population
blanche par des populations d’immigrés
–, et ils s’identifient comme faisant partie
de la mouvance « écofasciste ».
L’écofascisme? « Tel que l’entendent ces
tueurs, le terme “fascisme” ne renvoie pas
aux régimes qui ont existé en Italie et en
Allemagne dans les années 1930, mais à une
vision du monde, explique Jérôme Jamin,
politiste et professeur à l’université de
Liège (Belgique). Selon cette vision, la nature
est un environnement hostile dans lequel les
groupes humains fonctionnent comme des
meutes : chaque ethnie (ou nation, ou
civilisation) doit se défendre contre les
autres dans une compétition permanente. »
A cette loi « naturelle » (la loi du plus fort)
l’époque actuelle ajoute la pression
écologique, et les enjeux migratoires qui
lui sont corrélés. « Pour l’écofasciste, ajoute
ce fin connaisseur des discours extrémis
tes, il va donc falloir s’accaparer et protéger
les rares territoires où l’on peut encore vivre,
et lutter contre les hordes de migrants qui
fuient les territoires inhospitaliers. »
Formulé de manière si radicale, ce
courant de pensée a peu d’adeptes affichés.
L’ÉCOLOGIE
DE LA
NOUVELLE DROITE
A HORREUR
DES MÉLANGES
ENTRE GROUPES
HUMAINS CAR ILS
ENTRAÎNENT LA
PERTE DE « PURETÉ
IDENTITAIRE »
Même si les réseaux sociaux lui donnent
désormais une résonance inédite, même si
certains, sur les sites de la « fachosphère »,
prônent ouvertement des solutions géno
cidaires aux problèmes environnemen
taux, « l’écofascisme, d’un point de vue doc
trinal, est insignifiant par rapport à la littéra
ture fasciste traditionnelle », affirme Jérôme
Jamin. Bien souvent, du reste, la focalisa
tion sur ce discours extrême fait écran. Elle
empêche de voir progresser un courant aux
idées plus répandues et également inquié
tantes qui a pour nom « écologie intégrale »,
ou encore « écologie profonde » : des termes
dont la coloration verte recouvre une idéo
logie identitaire et antimoderne, qui irrigue
avec de plus en plus de force les droites radi
cales occidentales.
ANCRAGE PANGERMANISTE
Si la cause environnementale, dans le jeu
des alliances politiques, se situe générale
ment à gauche, les liens entre écologie et
extrême droite ne datent pourtant pas
d’hier. Ils se tissent en France dès les an
nées 1970, par le biais notamment du
Groupement de recherche et d’études
pour la civilisation européenne (Grece), ou
de la nouvelle droite. Fondé en 1969 par le
philosophe Alain de Benoist, ce courant de
pensée politique, qui influence dès les an
nées 1980 d’autres pays européens, com
bine les thèmes traditionnels de la droite
avec l’écologisme. Il renoue en cela avec
une filiation conservatrice de l’écologie
dont l’origine remonte au XIXe siècle et
dont le foyer principal se situe en Allema
gne, lors de la réaction contrerévolution
naire et antiLumières que représente le
mouvement romantique. Bien avant le ré
gime nazi, c’est en effet à deux penseurs
du mouvement pangermaniste, Ernst
Moritz Arndt (17691860) et Wilhelm
Heinrich Riehl (18231897), que l’on doit la
place centrale accordée à la nature dans
l’affirmation du nationalisme allemand.
Comme le rappelle l’historienne des
sciences et de l’environnement Valérie
Chansigaud, Arndt et Riehl affirment tous
deux que « la perte du lien avec la nature est
l’une des causes de la dégénérescence du
peuple allemand ». Glorifiant la paysanne
rie et la campagne allemandes, ils fusti
gent l’industrialisation et rejettent les vil
les, « lieux où s’exercent des influences né
fastes, comme les mouvements socialistes
et la conspiration juive, pour reprendre la
formulation typique de cette extrême
droite », précisetelle dans Les Combats
pour la nature (BuchetChastel, 2018). Tous
deux, enfin, développent « un nationa
lisme rejetant l’étranger et idéalisant une
véritable mystique de la nature ».
Les théories d’Arndt et Riehl trouveront
un écho favorable dans la deuxième moi
tié du XIXe siècle grâce au développement
du mouvement völkisch (dont la traduc
tion se situe entre « populaire » et « ethni
que »), qui insiste sur le caractère spécifi
que du peuple allemand et sur le maintien
de ses traditions. A la même époque,
en 1866, le biologiste allemand Ernst
Haeckel avance le terme « ökologie » pour
désigner la science qui étudie les rapports
entre les organismes et le milieu où ils vi
vent. Il est aussi l’un des premiers savants
à proposer une classification des races
humaines et à faire la promotion du
darwinisme social : une doctrine politique
évolutionniste postulant que la lutte pour
la vie entre les hommes est l’état naturel
des relations sociales, qui fera bientôt le lit
de l’eugénisme et du nazisme.
Quelle part de cet héritage retrouveton
dans l’idéologie de la nouvelle droite? Pour
Stéphane François, historien des idées au
Groupe sociétés, religions, laïcités (Ecole
pratique des hautes étudesCNRSuniver
sité PSL), ce courant de la droite radicale
française, qui a permis « la diffusion et
l’acclimatation de discours fortement écolo
gistes et décroissants dans les autres ten
dances de l’extrême droite », décline cette
pensée en plusieurs thèmes. « L’un des plus
importants est de concevoir les populations
comme des groupes ethniques essentialisés
se partageant des territoires qui leur se
raient propres, détailletil. En ce sens, leur
écologie est une écologie des populations,
régie par une mixophobie. » Autrement dit :
une horreur des mélanges entre groupes
humains, car ceuxci entraînent la perte de
pureté identitaire de la lignée.
Deuxième grand thème : « le rejet de la
société libérale – et donc du progressisme –
et du capitalisme ». S’inspirant notamment
du philosophe allemand Martin Heidegger
(18891976), la nouvelle droite défend par
ailleurs une approche néopaganiste, fon
dée sur le refus des valeurs et des dogmes
monothéistes au profit d’une vision pan
théiste ou polythéiste du monde. L’ensem
ble évoque l’« écologie profonde » (deep
ecology) telle que l’a définie le philosophe
panthéiste norvégien Arne Næss (1912
2009) : une tendance radicale qui s’oppose
à l’« écologie superficielle » (shallow eco
logy), celleci se bornant à concilier préoc
cupations environnementales et produc
tion industrielle sans remettre en cause les
fondements de nos sociétés.
A cette tendance « verte » de la droite ra
dicale française est venue, au tournant du
XXIe siècle, s’en ajouter une autre, qui ne
défend plus une écologie « profonde »
mais « intégrale ». Alors que la nouvelle
droite affiche clairement sa vision païenne
du monde, celleci, au contraire, est d’ins
piration catholique traditionaliste. Ses
porteparole sont jeunes, ultraconserva
teurs et surdiplômés : Eugénie Bastié, jour
naliste au Figaro Vox, Marianne Durano,
essayiste, ou encore Gaultier Bès de Berc,
johann chapoutot est historien, profes
seur d’histoire contemporaine à l’université
ParisSorbonne et auteur de La Loi du sang.
Penser et agir en nazi (Gallimard, 2014).
La nature joue un rôle central dans l’idéolo
gie nationalesocialiste. Mais de quelle na
ture s’agitil?
Les nazis n’ont cessé de dire qu’ils étaient de
grands amoureux de la nature. Ils jouaient ainsi
sur une corde sensible dans la culture alle
mande, où la tradition romantique insiste sur la
fusion de l’homme et du paysage. Mais cette
« nature » est une arène finie, un lieu d’affronte
ment zoologique entre les espèces et les races
pour la maîtrise des espaces et des approvision
nements. C’est un jeu à somme nulle où un ga
gnant implique un perdant, ou une prise impli
que une perte, ce qui permet de justifier la vio
lence et le crime. Quand les nazis disent obéir à
la loi de la nature, leur pensée procède d’un
darwinisme social parfaitement assumé, selon
lequel il n’y a pas de place pour tout le monde
- l’une des devises de la Wehrmacht était : « Le
Russe doit mourir pour que nous vivions. »
Autre élément essentiel : cette loi du plus fort
ne s’impose pas seulement au sang, mais aussi
au sol. C’est la doctrine nazie du biotope, du Le
bensraum ou « espace vital ». L’idée est de maî
triser un espace pour sécuriser l’approvision
nement alimentaire de la race, et cette légalité
« naturelle » justifie aussi bien de tuer un en
fant que d’affamer une population.
Cette doctrine ne s’accompagnaitelle pas
d’une réelle sensibilité écologique?
Ils disaient l’avoir et arguaient du fait que le
sol était un bien précieux dont provenait la race
germanique. Mais dans la pratique, les nazis
ont été de redoutables destructeurs de la na
ture. Ils ont fait passer, c’est vrai, des lois de pro
tection de l’animal et des espaces sensibles
- lois qui avaient d’ailleurs été rédigées avant
- Mais les premières étaient essentielle
ment dirigées contre la pratique juive de la
cacherout, code alimentaire impliquant d’égor
ger les bêtes vivantes. Quant aux secondes, el
les avaient pour objectif de protéger le sol alle
mand et de préserver une ruralité idéalisée éri
gée en conservatoire de la germanité originelle.
Enfin, ces lois n’ont jamais été respectées! Bien
au contraire, la terre et la forêt ont été violen
tées et détruites sous le régime nazi comme ja
mais dans l’histoire allemande. A partir de 1936,
le plan de quatre ans décrète une mécanisation
et une artificialisation sans précédent de l’agri
culture, et l’on assiste à une explosion de l’agro
chimie en Allemagne. Car l’obsession du ré
gime nazi, c’est le rendement : cette notion est
capitale pour saisir son appréhension de la
nature. Celleci doit produire, elle doit donner
des biens, des nutriments, du bois et de l’éner
gie. Donc on brûle, on consomme et on con
sume. On bétonne massivement les côtes atlan
tiques de l’Europe pour des impératifs de dé
fense. On détruit des forêts pour construire des
camps de concentration. Partout, la nature est
mise en coupe réglée pour servir « la protection
et l’accroissement du sang allemand ».
Selon une thèse fréquemment évoquée, les
nazis étaient amis des animaux par haine
du genre humain. Qu’en pensezvous?
Je ne suis absolument pas d’accord. Un soup
çon tenace veut en effet qu’il y ait chez les nazis
une affinité élective entre la haine des hommes
et l’amour de la nature – ils seraient bruns parce
que verts et verts parce que bruns. En réalité, il
n’est pas plus question de préserver l’environne
ment que de protéger et soigner les humains. Il
y a au contraire une cohérence et une homogé
néité totale, dans la théorie comme dans la pra
tique, entre l’exploitation par les nazis de l’un et
des autres. Un détenu dans un camp de concen
tration, comme une vache ou une forêt, repré
sente un fond d’énergie, un réservoir de matiè
res premières. Et la vache, comme le détenu,
doit être exploitée jusqu’à la mort. Car ils n’ont
droit à l’existence que s’ils sont utiles à la race.
propos recueillis par c. v.
« La protection de la nature permettait aux nazis de justifier le crime »