Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

34 |idées SAMEDI 5 OCTOBRE 2019


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comme eux, vous pensez que l’ef­
fondrement approche, à quoi bon
essayer de convaincre les autres?
Le plus logique est de rester proche
de votre tribu. » Cette logique fata­
liste différencie les militants éco­
fascistes et ceux des mouve­
ments écologistes tels Extinction
Rebellion, ou des proches de la
jeune militante suédoise Greta
Thunberg. S’ils partagent le cons­
tat initial d’une urgence climati­
que, les écofascistes sont persua­
dés que l’apocalypse est immi­
nente. Cette conviction est même
un élément caractéristique de
leur pensée, note Betsy Hart­
mann, auteure de The America
Syndrome (Seven Stories Press,
2017, non traduit), sur la place de
l’imaginaire apocalyptique dans
la société américaine.

DES AMIS CHEZ LES PRO-TRUMP
« La manière dont on présente les
enjeux du changement climatique
a une importance, dit­elle. Aux
Etats­Unis, nous avons tendance à
recourir à des métaphores apoca­
lyptiques. Or, les études le mon­
trent, présenter les choses de cette
manière peut conduire les gens
vers le fatalisme. Mais les choses
progressent : depuis quelque
temps, on aborde davantage le
changement climatique en met­
tant l’accent sur ce qui peut être
fait. Un projet comme le Green
New Deal [porté en 2018 par une
partie de la gauche américaine]
est, quoi qu’on pense du texte, un
pas dans la bonne direction : il
montre qu’il est possible d’agir.
Penser que le monde arrive à sa
fin, en revanche, n’aide pas. »
Paradoxalement, le climatos­
cepticisme de Donald Trump n’a
pas empêché certains de ses sou­
tiens de flirter plus ou moins
ouvertement avec les tenants de
l’écofascisme. Mike Ma, qui écri­
vait pour le site ultranationaliste
Breitbart News (qu’a dirigé l’an­
cien conseiller spécial de la Mai­
son Blanche, Steve Bannon), s’en
revendique ouvertement sur
son compte Instagram. Surtout,
le président américain a large­
ment eu recours au soutien de
John Tanton, un milliardaire
américain mort cet été, qui mili­
tait à la fois pour la protection de
l’environnement et contre l’im­
migration. Durant la campagne
présidentielle de 2016, son orga­
nisation, la Federation for Ame­
rican Immigration Reform, avait
fait monter sur scène, aux côtés
de Donald Trump, des proches
d’Américains tués par des immi­
grés clandestins. Une alliance de
circonstance qui montre que
dans l’écofascisme, le versant
écologiste n’est pas toujours pré­
pondérant.
damien leloup

pourtant rien à voir avec l’ex­
trême droite malgré ses vives cri­
tiques des militants de la gauche
américaine. « Kaczynski entre
dans la vision du monde des éco­
fascistes pour deux raisons, expli­
que Brian Hughes, chercheur à
l’Americain University School of
Communication à Washington,
qui s’est penché sur l’utilisation
des réseaux sociaux par les mili­
tants écofascistes. D’abord, ses
critiques de la société industrielle
[publiées dans un manifeste tou­
jours édité aujourd’hui] ont été
formulées à un moment, les an­
nées 1990, où on aurait pu encore
empêcher la catastrophe écologi­
que. Ensuite parce que dans ces
groupes, il n’y a pas beaucoup de
rigueur sur l’idéologie ; il y a une
forme d’acceptation culturelle ou
esthétique du personnage de Kac­
zynski. Pour eux, il avait raison, il
a pris des risques, et payé le prix
fort ; il ne faisait pas semblant. »
Hormis quelques slogans large­
ment partagés, comme « Sauvez
les abeilles, pas les réfugiés », la
structure idéologique du mouve­
ment est en effet flottante. Et les
tenants de l’écofascisme ne sont,
en majorité, pas des militants au
sens classique du terme. Le
prosélytisme n’est pas une prio­
rité. Sur r/collapse, le principal
sous­forum de la plate­forme
communautaire Reddit consacré
à l’effondrement climatique
(133 000 membres), « il y a eu une
augmentation du nombre de
gens qui se proclament écofascis­
tes, note un modérateur con­
tacté par Le Monde. Mais ils ne
font pas grand­chose pour tenter
de recruter les autres partici­
pants. » « La popularité croissante
du forum a attiré de plus en plus
d’idéologues à gauche comme à
droite », précise un autre modé­
rateur. « Mais j’aurais du mal à
identifier l’émergence d’une idéo­
logie précise dans ces vagues de
colère, de peur et de haine. »
« Les écofascistes sont pessimis­
tes et misanthropes », note Brian
Hughes. « Ils ne pensent pas de­
voir convaincre les masses. Si,

initiative est très représentative
des conversations sur ces espaces
de discussion où propos et illus­
trations volontairement cho­
quants sont présentés comme re­
levant d’une forme de second de­
gré. Les images pornographiques
hard y côtoient des propos anti­
sémites, misogynes ou violents.
L’écofascisme prospère sur ce
type de forums où il se combine
avec d’autres courants de pensée,
dans un étrange mélange idéolo­
gique. Il trouve notamment des
partisans au sein des « doo­
mers », un mouvement rassem­
blant vingtenaires et trentenaires
autour de l’idée qu’ils sont les
membres d’une génération sacri­
fiée. Les « doomers » – qu’on
pourrait traduire par « les mau­
dits » – se définissent en totale
opposition aux baby­boomers,
leurs parents, qui, selon eux, ont
tout eu et ne leur ont rien laissé.


« UN FUTUR QUI N’EXISTE PAS »
L’esthétique « doomer » allie mu­
sique new wave et évocation de
thèmes comme la dépression ou
le suicide. Elle se combine au
sentiment de faire partie d’une
« élite » capable de voir la réalité
en face, contrairement aux « nor­
mies », les gens « normaux » qui
se complaisent dans un travail
sans avenir et une vie futile.
Dans son manifeste, l’auteur de
l’attentat d’El Paso résume sa vie
personnelle dans une phrase
très caractéristique du ressenti
des doomers : « Toute ma vie, je
me suis préparé à un futur qui
n’existe pas. »
Cette contre­culture n’a, en
tant que telle, rien à voir avec
l’extrême droite – elle se rappro­
cherait plutôt du mouvement
gothique des années 1990. Mais
certains de ses membres auto­
proclamés y trouvent un terreau
fertile pour propager des idées
proches de l’écofascisme. Si
d’autres microcommunautés en
ligne se montrent encore plus
perméables à ces idées, ce cou­
rant de pensée n’a pas en soi de
site de référence ou de credo
bien établi.
Ainsi les écofascistes admirent
autant le néonazi norvégien An­
ders Breivik, l’auteur des atten­
tats d’Oslo et Utoya ayant causé
la mort de 77 personnes le
22 juillet 2011, que l’Américain Ted
Kaczynski, plus connu sous le
pseudonyme d’« Unabomber ».
L’ancien ennemi public numéro
un américain, qui a envoyé des
dizaines de colis piégés qui ont
tué trois personnes et en ont
blessé vingt­trois, et a échappé
pendant dix­huit ans au FBI
avant d’être arrêté dans la cabane
où il vivait dans les bois, n’a


C


ertains titres, dans la bibliographie d’un auteur,
sont plus importants que d’autres. La Leçon de
Vichy, que publie ces jours­ci l’historien et socio­
logue Pierre Birnbaum, est de ceux­là. D’une sin­
cérité bouleversante, ce livre hybride, à la charnière du
récit d’ego­histoire et de l’essai de science politique,
est absolument passionnant : en le lisant, on comprend
comment la vie d’un homme, dans ce qu’elle a de plus in­
time, peut peser sur le travail d’un chercheur, au risque de
l’égarer voire de l’aveugler.
Né à Lourdes, le 19 juillet 1940, Pierre Birnbaum est rapi­
dement confié par ses parents, juifs étrangers venus en
France avant la guerre, à un couple de paysans du village
d’Omex, dans les Hautes­Pyrénées. Avec sa sœur, le jeune
garçon y reste jusqu’à la Libération, avant de retrouver son
père et sa mère, puis de gagner Paris.
Après la guerre, le petit Pierre devient un parfait petit
Français, mettant de côté tout lien avec le judaïsme et
exaltant passionnément la République. Pendant ces an­
nées, « Vichy s’est effacé de ma mémoire (...). Pas un mot
sur la déportation des élèves juifs, rien surtout sur ceux
qui sont partis de notre école », écrit­il. « La République
demeure l’unique avenir radieux. »
Cet idéal façonne l’imaginaire du jeune Pierre Birnbaum.
La République, pour lui, ne peut qu’être émancipatrice.
« L’Etat fort à la française s’impose, dans mon esprit, comme
le garant de la paix sociale. » Inscrit à Sciences Po et étu­
diant en droit à l’université, il envisage, pendant quelque
temps, de se présenter au concours de l’ENA, avant de se
« métamorphoser en sociologue de l’Etat ».
Engagé dans la voie de la recherche, il
devient alors un « théoricien de l’Etat fort,
d’un Etat proche du type idéal, dont la légiti­
mité, quasi kantienne, est telle qu’elle assu­
rerait à la France un exceptionnalisme
ancré dans une longue histoire, qui trouve­
rait sa lointaine source dans les Lumières à
la française, façonnées par un exigeant ra­
tionalisme », explique­t­il.
Professeur à la Sorbonne, Pierre Birn­
baum se mue alors en une sorte de « fou
de la République », pour reprendre le titre
d’un de ses livres les plus régulièrement
cités, dans lequel il raconte l’histoire des
« juifs d’Etat » qui, à partir du début du
XIXe siècle, se sont hissés aux responsabi­
lités, dans l’armée et l’administration no­
tamment, devenant des piliers de l’Etat
sous ses différentes formes, jusqu’à l’avè­
nement de la IIIe République.
Pendant ces années, Pierre Birnbaum
reste cependant insensible aux évolutions
d’une historiographie qui, à partir du début des années
1970, commence à mettre en évidence une histoire moins
reluisante et beaucoup plus dérangeante, celle de la colla­
boration d’une partie des élites qui se revendiquaient
pourtant républicaines avec le régime de Vichy. Une vérité
qu’il ne veut pas voir à l’époque, ce qu’il admet avec une
sincérité émouvante. Quand l’historien américain Robert
Paxton publie son ouvrage majeur La France de Vichy,
en 1973, Pierre Birnbaum demeure finalement imperméa­
ble. « Cet ouvrage, écrit­il, je le dévore, stupéfait par ses
statistiques révélant le ralliement de la haute fonction publi­
que au régime de Pétain, sa stabilité entre la IIIe République,
Vichy et la IVe République rédemptrice. »

Un appel à la vigilance
Mais cela n’influe guère alors sur son travail de chercheur,
pas davantage que les travaux de recherche des années sui­
vantes, ni même que le film Shoah, de Claude Lanzmann :
« Tandis que ce retour de Vichy et de la Shoah sur la scène
intellectuelle suscite nombre de prises de conscience, de
pétitions, de débats concernant les juifs, l’antisémitisme à la
française et la déportation, je demeure comme sourd, et,
toujours en mal de réaffiliation, je poursuis ma légitimation
du rôle de l’Etat », confesse Pierre Birnbaum.
Pour le chercheur, professeur à la Sorbonne et à l’Institut
d’études politiques de Paris, la prise de conscience viendra
seulement dans les années 1990, au moment des révéla­
tions sur le passé vichyste de François Mitterrand, et à la
faveur du grand discours de Jacques Chirac sur rafle du
Vél’d’Hiv, en juillet 1995. Pierre Birnbaum prend alors cons­
cience que la République qu’il a si fort exaltée n’est pas
aussi pure que ce qu’il a longtemps cru. Ses illusions se bri­
sent. L’Etat français, qu’il a vénéré, se révèle sous un jour
beaucoup plus inquiétant. « Par un mystère qui reste pour
moi sans fond, ma naissance coïncide précisément avec la
fin de l’Etat universaliste, au fondement méritocratique »,
écrit Pierre Birnbaum, né quelques jours après le vote des
pleins pouvoirs au maréchal Pétain.
Confession autant que réflexion, La Leçon de Vichy ra­
conte un idéal écorné, une illusion mise à nue, celle d’une
République dont le récit héroïque s’est brisé sur l’autel
d’une histoire faite de honte et d’opprobre. Le constat est
sombre. Il se lit en même temps comme un appel à la vigi­
lance. Les valeurs de la République, comprend­on en fili­
grane en lisant le beau récit de Pierre Birnbaum, ne sont
jamais un acquis, mais toujours un combat.
thomas wieder

LE LIVRE


CONFESSION D’UN


HISTORIEN « FOU


DE LA RÉPUBLIQUE »


LA  LEÇON  DE  VICHY.  UNE 
HISTOIRE  PERSONNELLE
de Pierre Birnbaum
Seuil, 256 pages,
20 euros

ADRIÀ FRUITOS

« LES ÉCOFASCISTES 
SONT PESSIMISTES 

ET MISANTHROPES, 


ET ILS NE PENSENT 


PAS DEVOIR 


CONVAINCRE 


LES MASSES »
BRIAN HUGHES
chercheur américain
spécialiste des réseaux
sociaux

suite de la page 33

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