Courrier International - 26.09.2019

(Tina Sui) #1

  1. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1508 du 26 septembre au 2 octobre 2019


europe


—Der Spiegel (e x t r a i t s)
Hambourg

D


ifficile de freiner Sebastian
Kurz, 33 ans, le plus jeune
ex-chancelier d’Autriche
de tous les temps, dans l’élan de
sa campagne. Ce jour-là, il a déjà
treize heures à son actif et il semble
pourtant toujours en pleine forme
quand il entre, en fin de soirée, à
la brasserie de l’hôtel Steinerwirt,
à Zell am See [dans la région de
Salzbourg]. Envers l’extérieur, il
respecte les formes : “Puis-je avoir
un verre d’eau plate et une camomille,
s’il vous plaît ?” demande-t-il à la
serveuse, presque suppliant. Si des
fans veulent faire un selfie avec lui,
c’est lui qui remercie après la pose.
Perfection de la mise en scène,
obsession du pouvoir – c’est ainsi
que le voient ses détracteurs.
“Pas encombré d’une once d’idéolo-
g ie”, politiquement “hors norme,
mais sans âme”, il serait “assoiffé
de pouvoir” et aurait “aussi peu
de scrupules que de substance” – si
l’on en croit les leaders politiques
autrichiens, les grandes person-
nalités de la culture, les journa-
listes. Kurz lit leurs jugements
impitoyables, le matin, dans les
journaux. Pendant la journée, au
milieu des électeurs, du Tyrol
à la frontière hongroise, c’est
une autre image qui s’impose :
Kurz est assailli par la foule de
ses partisans.
Pendant dix-sept mois, le
plus jeune chef du gouverne-
ment de toute l’histoire de l’Au-
triche a dirigé le pays, en gardant
constamment une forte popula-
rité. Jusqu’à ce que Der Spiegel et [le
quotidien de Munich] Süddeutsche
Zeitung publient, en mai dernier,
la “vidéo d’Ibiza” [voir ci-contre],
qui mettait à nu son partenaire de

coalition, le vice-chancelier Heinz-
Christian Strache, du Parti de la
liberté [FPÖ, extrême droite]. Se
sont ensuivies la chute du gouver-
nement et l’une des plus graves
crises politiques de l’après-guerre
en Autriche. Lors des élections
législatives anticipées du 29 sep-
tembre, Kurz ne vise qu’une chose :
le retour au pouvoir. Les chances
du chef de l’ÖVP [Parti du peuple
autrichien, chrétien-social] sont
plutôt bonnes : il arrive large-
ment en tête.

Critiques impitoyables. Les
flèches que décochent les élites
libérales de gauche de Vienne
laissent ses adeptes complètement
froids. Et lui? Pour qui connaît
Kurz, une chose est claire : il est
devenu plus méfiant et plus sen-
sible à l’adversité. Kurz, qui vou-
lait tout maîtriser, a dû admettre
que certaines choses ont fini par
lui échapper. Il n’y a pas eu que la
vidéo d’Ibiza (et l’impression de
république bananière laissée par
le chef du FPÖ, Strache). Il y a eu
aussi l’affaire du collaborateur qui
a fait détruire des données de la
chancellerie sous un faux nom,
puis les révélations sur le finan-
cement du parti.
Pour couronner le tout, les docu-
ments internes publiés par l’heb-
domadaire viennois Falter ont
écorné sa belle image de sauveur
du parti. Car ils mettaient non seu-
lement au jour la stratégie électo-
rale de 2017 visant à battre le FPÖ
avec ses propres armes, mais aussi
l’état problématique des finances
du parti et sa dépendance à l’égard
de riches donateurs. Ce qui n’est
pas sans lien avec les frais de la
campagne de 2017, de plusieurs
millions d’euros supérieurs au
montant autorisé par la loi.

produire.” Dans sa campagne pour
la reconquête du pouvoir, il n’ex-
clut cependant aucune coalition –
une nouvelle alliance avec un FPÖ
privé de son ancien chef de file
Strache reste une option. Malgré
l’affaire d’Ibiza. Avoir pour mission
de former un gouvernement signi-
fie négocier avec tous les partis,
explique Kurz.
Il a parlé, il se lève, il s’éclipse
– une BMW 740 avec chauffeur l’at-
tend devant la porte. Le voyage se
poursuit encore dans la nuit pour
rejoindre Linz et redémarrer, le len-
demain matin, en Haute-Autriche.
Puis ce sera le Tyrol, à la rencontre
des agriculteurs. Il ne rechigne
pas à raconter les moments passés

dans son enfance à la ferme de
sa grand-mère, vante les mérites
de ceux et celles qui travaillent
en milieu rural et fait volontiers
part de quelques anecdotes sur sa
vie d’ex-chancelier. Les gens rient
de bon cœur. Applaudissent. Et
finissent par l’ovationner.
“C’est comme une drogue”, lâche
Matthias Strolz, que nous rencon-
trons à Vienne, au Café Museum,
jadis fréquenté
par Klimt et
Kokoschka.
S t r o l z
est tout

Kurz se retrouve donc sous les
feux croisés des médias. Il pola-
rise. Les railleries sur le “saint
Sebastian” criblé de flèches lui
viennent – aussi – de ses talents
supérieurs à la moyenne.
Kurz sait exprimer en phrases
simples des problèmes complexes.
Qu’on l’affuble du surnom de
“Prince Cœur de Pierre” en raison
de son opposition aux flux de réfu-
giés et de migrants ne le gêne pas.
S’il porte une part de responsa-
bilité dans l’affaire d’Ibiza et ses
conséquences, dans la mesure
où c’est lui qui a formé la coali-
tion avec le FPÖ, il n’en est pas
moins vrai que, par sa nette vic-
toire aux législatives de 2017, il a
aussi empêché un triomphe de
Strache, le chef du FPÖ, qui pen-
dant des mois avait occupé la pre-
mière place dans les sondages.
Le chef de l’ÖVP a un sens ins-
tinctif pour les thèmes électora-
lement payants. C’est un orateur
percutant. En revanche, son pro-
gramme politique est moins clair


  • hormis qu’il en appelle à l’effort
    individuel. Kurz est un technicien
    du pouvoir, peu préoccupé par les
    programmes de parti ancienne
    mode. Il calcule ses coups, de
    manière froide et pragmatique. Il
    appréhende la politique comme un
    artisanat, non comme une mission.
    À Zell am See, l’ex-chancelier
    avoue avoir été “choqué et naturel-
    lement déçu” par les révélations
    sur les dirigeants du FPÖ : “Je
    n’avais aucune raison de penser
    qu’une telle chose pourrait se


désigné pour parler de Sebastian
Kurz – qu’il a formé, en 2004
et 2005, à la rhétorique politique.
Kurz “est une éponge”, c’est ce qui
fait sa force, assure-t-il. Strolz
a été très lié au jeune talent de
l’ÖVP – jusqu’à ce que, en 2016,
leur projet commun (tenu secret)
de copier Emmanuel Macron et de
construire un mouvement sur le
modèle d’En Marche échoue. Sur
les raisons qui ont poussé à la rup-
ture, il ne souffle mot.
L’ex-chancelier Kurz aime à
se présenter en homme d’État,
comme s’il ne s’était rien passé.
Depuis sa destitution, il a rencontré
Angela Merkel à Berlin, Ursula von
der Leyen à Bruxelles, Benyamin
Nétanyahou à Jérusalem, mais
aussi les dirigeants d’Apple, Netflix
et Uber dans la Silicon Valley. Il
obtient les rendez-vous auxquels
les autres aspirent.
Le “Mister Nice Guy” de
Meidling [arrondissement popu-
laire de Vienne à forte densité
immigrée, où il vit depuis tou-
jours] passe à la perfection du
grand monde au petit milieu dont
il est issu. “J’ai vécu dans des condi-
tions normales, je n’ai jamais cher-
ché à m’en démarquer”, assure-t-il.
Mais ce n’est qu’une demi-vérité.
Les positions politiques de l’am-
bitieux président de l’ÖVP, écrit
le quotidien viennois Die Presse,
sont, “selon l’angle de vue, empreintes
de contradictions ou d’une grande
amplitude” : il se présente à la
fois comme attaché au terroir et
ouvert sur le monde, favorable à

Autriche.


Sebastian Kurz,


le retour


L’ex-chancelier autrichien part grand favori aux
élections législatives du 29 septembre. Une nouvelle
coalition avec l’extrême droite n’est pas exclue.

Il appréhende
la politique comme
un artisanat, non
comme une mission.

↙ Dessin de Ramsés,
Cuba.

Contexte


●●● Les élections anticipées
du 29 septembre font suite
à la chute du premier
gouvernement Kurz le 27 mai
dernier. Celle-ci fut provoquée
par “l’affaire d’Ibiza”, la vidéo
piégée divulguée le 17 mai 2019
révélant de potentielles
compromissions entre le chef
du FPÖ et vice-chancelier,
Heinz-Christian Strache, et
une prétendue nièce d’oligarque
russe. À une semaine du scrutin,
Der Standard donne les
conservateurs de Sebastian
Kurz (ÖVP) à 35 % des
intentions de vote, devant
les sociaux-démocrates
(SPÖ) à 23 % et le FPÖ à
20 %. Les Verts reviendraient
dans l’hémicycle avec 11 % des
suffrages, et les libéraux (Neos)
progresseraient à 8 %.
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