28 | 0123 JEUDI 10 OCTOBRE 2019
0123
C’
est la revanche de
la vieille garde de
l’euro. Celle qui avait
jugé pertinent de re
lever les taux d’intérêt en 2011, en
plein cœur de la crise des dettes
souveraines. Celle qui, outre
Rhin, a failli à sa mission : expli
quer aux Allemands que la Ban
que centrale européenne (BCE)
n’agit pas dans le seul intérêt de
Berlin, comme la Bundesbank,
mais dans celui de l’ensemble des
citoyens de la zone euro.
Vendredi 4 octobre, six anciens
banquiers centraux, dont les Alle
mands Otmar Issing, chef écono
miste de la BCE entre 1998 et
2006, et Jürgen Stark, qui lui suc
céda jusqu’en 2011, ont publié un
mémorandum reprochant à Ma
rio Draghi, président de l’institut
de Francfort, de mener une politi
que trop laxiste. Selon eux, il a no
tamment fragilisé le secteur fi
nancier en rachetant des dettes
publiques et en maintenant des
taux bas, voire négatifs, pour re
lancer l’économie.
Déroutante attaque que la leur,
reprenant avec vigueur celles
émises en Allemagne et par cer
tains gouverneurs de l’institution
depuis quelques semaines. Ils
semblent oublier que, sans l’in
tervention de Draghi pendant la
crise, la zone euro (et ses ban
ques) irait bien plus mal
aujourd’hui. Surtout, ils passent à
côté du véritable problème de la
zone euro : la paralysie des gou
vernements, qui a contraint la
BCE à sauter dans l’arène pour
agir seule en faveur de l’écono
mie. Elle n’a guère eu le choix.
Mais, ce faisant, elle a (hélas) con
tribué à déresponsabiliser les po
litiques. A leur laisser penser
qu’elle sera toujours en mesure
de pallier leurs manquements. A
tort. Tel est le délicat héritage que
Mario Draghi léguera à Christine
Lagarde, qui lui succédera le
1 er novembre.
« Une construction fragile »
Car que font au juste les gouver
nements, aujourd’hui, pour re
dresser la croissance européenne
vacillante? Bien peu. Dans une in
terview donnée au Financial Ti
mes, le 30 septembre, le « dot
tore » Draghi résume les choses
ainsi : « Sans une politique budgé
taire significative pour l’ensemble
de la zone euro, cette union restera
une construction fragile. »
Il délivre le même message à
chacune de ses conférences de
presse. Mais il prêche dans le dé
sert : depuis la crise de 2008, la
politique économique de la zone
euro se limite au seul volet moné
taire, alors que les Américains,
eux, n’ont jamais hésité à utiliser
l’arme budgétaire. Certes, plu
sieurs pays européens affichent
des niveaux de dette élevés (mais
guère plus que les EtatsUnis), et
sont tenus de respecter les traités
limitant leurs déficits.
Mais pourquoi ne pas utiliser
les marges de manœuvre budgé
taires, lorsqu’elles existent,
comme en Allemagne? Pourquoi
ne pas profiter des taux négatifs,
qui font gagner de l’argent aux
Etats lorsqu’ils s’endettent, pour
investir dans la transition énergé
tique? Surtout : pourquoi les capi
tales sontelles incapables de s’en
tendre sur le sujet? Car sans coor
dination budgétaire, qui ne peut
se résumer à des règles contrai
gnantes, la monnaie unique ne
pourra jamais fonctionner cor
rectement.
La vérité est que la suspicion ré
gnant entre les pays membres est
si forte que ces derniers préfèrent
laisser la BCE faire le boulot toute
seule. Cette méfiance repose sur
des éléments en partie objectifs –
certains Etats (la France, l’Italie)
ont échoué à prouver qu’ils sont
capables de réduire leur dette. Elle
est aussi dogmatique : tournée
vers la protection de son épargne,
la vieillissante Allemagne préfère
courir le risque de plonger en ré
cession plutôt que d’écorner son
sacrosaint équilibre budgétaire.
La sclérose du débat européen
autour des comptes publics est
désolante à plus d’un égard.
D’abord, parce que les taux bas ne
sont pas le fruit de la seule BCE :
les lui reprocher est mécompren
dre les mutations à l’œuvre dans
nos économies. Les taux bas sont
un phénomène généralisé aux
pays industrialisés, également
observé aux EtatsUnis, allant de
pair avec la faiblesse de la crois
sance et de l’inflation.
Seulement voilà : personne ne
comprend vraiment ce qui en
gendre cette anémie. Les salaires
n’augmentent plus autant
qu’avant, y compris dans les pays
au pleinemploi. Même lorsqu’ils
progressent, les entreprises ne ré
percutent plus cette hausse sur
leurs prix. Estce à cause de la con
currence des pays à bas coût? Des
mutations liées aux nouvelles
technologies et au vieillissement
démographique? Une chose est
sûre : le remède ne pourra venir
que des Etats, pas de la politique
monétaire.
En attendant d’y voir plus clair,
les anciens banquiers centraux
américains, comme Janet Yellen,
en tirent une conclusion : si les
prix n’augmentent plus, les insti
tuts monétaires peuvent aller
très loin pour stimuler l’écono
mie sans créer de spirale infla
tionniste. Par stimuler l’écono
mie, Mme Yellen entend : doper en
core le pleinemploi, jusqu’à ce
que les personnes durablement
exclues du marché du travail
puissent y revenir, contribuant
ainsi à réduire les inégalités.
Elle a peutêtre tort. Reste que
de ce côtéci de l’Atlantique, les ex
clus du marché du travail sont
étonnamment absents des criti
ques du moment sur la politique
monétaire. Las, l’obsession de la
dette empêche de lancer les in
vestissements massifs qu’exige la
transition énergétique.
Mario Draghi achèvera son man
dat de huit ans sur une double tra
gédie. Celle de quitter une institu
tion dont les outils ont été forgés à
une époque où le grand ennemi
était l’inflation des prix à la con
sommation, et désormais mal
équipée pour répondre aux nou
veaux maux de l’économie. Celle
de laisser une zone euro au lea
dership politique défaillant et à la
réflexion économique sclérosée.
Incapable, surtout, de se retrous
ser les manches pour préparer le
futur des générations qui subiront
de plein fouet les conséquences
du réchauffement climatique.
L’
hommage du président de la Répu
blique aux quatre policiers victi
mes de l’attentat terroriste com
mis à la Préfecture de police de Paris mar
que un tournant dans le quinquennat. En
appelant, mardi 8 octobre, « la nation tout
entière » à « se mobiliser » face à « l’hydre is
lamiste », en incitant les Français à cons
truire « une société de la vigilance », Emma
nuel Macron a tenté de se départir de l’ac
cusation d’angélisme que la droite et
l’extrême droite lui collent.
La réaction, martiale, se veut à la hauteur
de la stupeur et de la légitime inquiétude
que l’attaque a déclenchées dans la popula
tion. Elle marque un moment décisif pour
le président de la République. Non que
l’épreuve soit la première : en mars 2018,
une attaque terroriste dans un supermar
ché de Trèbes (Aude) avait fait quatre morts
et quinze blessés. Parmi les victimes figu
rait l’officier supérieur de gendarmerie Ar
naud Beltrame, qui s’était volontairement
substitué à un otage. Emmanuel Macron
avait alors vanté « l’héroïsme français, por
teur de cet esprit de résistance qu’est l’affir
mation suprême de ce que nous sommes ».
Aujourd’hui, le registre lexical a changé :
le chef de l’Etat appelle à la mobilisation
des Français contre l’islam radical. Car, sur
les sujets régaliens, sa procrastination a fini
par le mettre en position de fragilité. Cer
tes, à intervalles réguliers, Emmanuel Ma
cron a assuré qu’il serait « intraitable » avec
« l’islam politique qui veut faire sécession
avec la République ». Il l’a encore répété lors
de sa conférence de presse qui clôturait le
grand débat national, le 25 avril dernier.
Mais, entre deux discours, rien n’a été réel
lement porté ni assumé.
Objet d’incessantes polémiques, sur le
fond comme sur la forme, son ministre de
l’intérieur, Christophe Castaner, peine à in
carner l’ordre républicain. Plus gênant, le
gouvernement et la majorité sont profon
dément divisés sur la façon de lutter contre
l’islamisme radical. Depuis le début du
quinquennat, l’aile droite, incarnée par Gé
rald Darmanin, JeanMichel Blanquer et
Bruno Le Maire, revient régulièrement à la
charge, persuadée que « la dérive identitaire
est l’un des sujets les plus graves de notre
époque », mais, dès qu’il faut porter ces su
jets, de profonds désaccords semblent pa
ralyser le gouvernement.
Pendant des mois, un débat, non conclu
sif, a agité les ministres à propos de la loi de
1905, si bien qu’Emmanuel Macron n’a ja
mais prononcé le « grand » discours sur la
laïcité que ses proches annonçaient
comme imminent un an après son installa
tion à l’Elysée. C’est donc à chaud, sous la
pression d’événements dramatiques, con
trairement à ce qu’il a toujours voulu et dé
fendu, que le président de la République se
voit contraint de définir un positionne
ment susceptible de contrer le discours an
xiogène et radical de l’extrême droite.
Comment définir une doctrine « progres
siste » capable de résister aux assauts de
Marine Le Pen et de sa nièce Marion Maré
chal, qui, surfant sur les peurs, dénoncent
« la submersion migratoire » et, à travers
elle, l’islam? La « société de vigilance » qu’il
appelle de ses vœux vise à contrecarrer
celle du « soupçon qui corrompt », portée
par ses rivaux d’extrême droite, mais le
mode d’emploi reste à décliner. S’il veut
convaincre, Emmanuel Macron devra sans
doute bousculer les siens.
L’ITALIEN LAISSE
UNE ZONE EURO
AU LEADERSHIP
POLITIQUE DÉFAILLANT
ET À LA RÉFLEXION
ÉCONOMIQUE
SCLÉROSÉE
TERRORISME :
FAIRE BLOC
GÉOPOLITIQUE|CHRONIQUE
pa r m a r i e c h a r r e l
Le triste testament
de Mario Draghi
DEPUIS 2008, LA
POLITIQUE ÉCONOMIQUE
DE LA ZONE EURO
SE LIMITE AU SEUL
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