Le Monde - 10.10.2019

(vip2019) #1
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JEUDI 10 OCTOBRE 2019 idées| 27

HISTOIRE D’UNE NOTION


L


es détracteurs de l’obsolescence pro­
grammée viennent de remporter
une bataille : le 26 septembre, lors de
l’examen du projet de loi contre le
gaspillage et pour l’économie circulaire, le
Sénat a adopté un amendement obligeant
les fabricants à offrir aux consommateurs
une information « simple » sur la « réparabi­
lité » des équipements électriques et électro­
niques. Ce texte devrait satisfaire tous ceux
qui estiment que cette tactique industrielle,
qui consiste à réduire délibérément la durée
de vie des objets afin d’encourager la con­
sommation, est le nouveau mal du siècle.
Lorsque cette notion d’obsolescence pro­
grammée apparaît pour la première fois,
en 1932, aux Etats­Unis, elle n’a pourtant
aucune connotation péjorative. L’expression
naît, pendant la Grande Dépression, sous la
plume d’un agent immobilier new­yorkais
qui souhaite réduire le chômage de masse :

pour Bernard London, l’obsolescence pro­
grammée permettra de sortir du ma­
rasme économique né du krach boursier
d’octobre 1929. Dans un ouvrage que les édi­
tions Allia viennent de republier, L’Obsoles­
cence programmée des objets (48 pages,
6,20 euros), il affirme qu’il faut imposer une
date de péremption légale aux objets afin
d’obliger les consommateurs à les renouve­
ler très régulièrement. « Notre grand travail
est d’accélérer l’obsolescence », renchérit,
deux ans plus tard, le patron de General Mo­
tors, le grand rival d’Henry Ford.
Si, au XIXe et au début du XXe siècle, le mot
n’existe pas encore, les historiens et les éco­
nomistes voient cependant déjà des traces
de cette stratégie dès la montée en puissance
de la société industrielle. L’essor des grands
magasins décrit par Zola dans son roman na­
turaliste Au Bonheur des dames, en 1883, ra­
conte ainsi la naissance d’une société où le
renouvellement des gammes devient l’alpha
et l’oméga de l’économie capitaliste. Une

stratégie ouvertement revendiquée, près
d’un siècle plus tard, par le désigner améri­
cain Brook Stevens (1911­1995) : en 1952, il in­
cite les responsables des entreprises de biens
courants comme le textile, l’électroménager
ou la voiture, à introduire « délibérément »,
dès l’année qui suit la mise sur le marché
d’un bon produit, « quelque chose qui va ren­
dre ces produits démodés, dépassés, obsolè­
tes ». « Nous faisons cela pour une raison évi­
dente : gagner de l’argent », conclut­il.

Une demande artificielle de biens
Dans les années 1960, ces méthodes susci­
tent cependant de virulentes critiques. Les
contempteurs de la « civilisation du jetable »
remettent en cause le modèle capitaliste tel
qu’il s’est développé dans les pays occiden­
taux et dénoncent le triomphe de la société
de consommation. Aux Etats­Unis, l’écono­
miste John Kenneth Galbraith (1908­2006) et
le sociologue Vance Packard (1914­1996) ac­
cusent ainsi les industriels de créer une de­
mande artificielle de biens. Dans L’Art du gas­
pillage (Calmann­Lévy, 1962), Vance Packard
souligne l’abondance de déchets engendrés
par le renouvellement permanent des gam­
mes, et il identifie trois modes d’obsoles­
cence programmée : la modernisation cons­
tante des produits, la baisse de leur qualité et
les dégâts des effets de mode.
Pendant les « trente glorieuses », les débats
se cristallisent sur les produits de consom­
mation de masse, notamment les ampoules
électriques et les voitures. Au point que cer­
tains constructeurs prennent délibérément
le contre­pied de cette stratégie d’obsoles­
cence en mettant en avant, dans leurs publici­
tés, la durabilité de leurs produits : en 1962, le

constructeur Volkswagen vante ainsi les mé­
rites de sa voiture emblématique, la « Cocci­
nelle », en critiquant les techniques de ses
concurrents. « Nous ne croyons pas en l’obso­
lescence programmée, nous ne changeons pas
une voiture pour le plaisir de changer »,
affirme alors le constructeur automobile.
La crise économique de 2008 accentue cette
offensive contre l’obsolescence programmée.
Dans le domaine du droit, la France est
aujourd’hui à la pointe des pays européens :
en 2014, la loi Hamon a obligé les distribu­
teurs à afficher, de manière lisible, les
informations sur la disponibilité des piè­
ces détachées, et, depuis 2015, un délit passi­
ble de deux ans d’emprisonnement et de
300 000 euros d’amende permet de réprimer
« l’ensemble des techniques par lesquelles un
metteur sur le marché vise à réduire délibéré­
ment la durée de vie d’un produit pour en aug­
menter le taux de remplacement ». En 2017, des
plaintes ont été déposées contre Apple, qui est
soupçonné de brider les performances de ses
anciens modèles de téléphones, mais aussi
contre Epson, qui inciterait les utilisateurs à
remplacer leurs cartouches d’imprimante
alors qu’elles contiennent encore de l’encre.
Depuis quelques années, c’est non plus seu­
lement au nom du droit des consomma­
teurs, mais aussi au nom de la protection de
l’environnement, que l’obsolescence pro­
grammée est contestée. Et la riposte s’orga­
nise : des consommateurs créent des Repair
Cafés destinés à prolonger la durée de vie des
produits de consommation, et des associa­
tions de bénévoles, comme Halte à l’obsoles­
cence programmée (HOP), défendent l’idée
d’une « réparation programmée ».
alain beuve­méry

DÈS LES ANNÉES 


1960, CERTAINS 


CONSTRUCTEURS 


PRENNENT 


DÉLIBÉRÉMENT 


LE CONTRE­PIED 


DE CETTE MÉTHODE 


ET METTENT EN 


AVANT LA DURABILITÉ 


DE LEURS PRODUITS


O B SO L ESC E N C E P ROG R A M M É E

Apparue aux Etats­Unis en 1932, en pleine crise économique, la stratégie
consistant à réduire la durée de vie des objets visait à remédier au
chômage de masse. Une pratique aujourd’hui dénoncée au nom
de la lutte contre le gaspillage, et de la protection de l’environnement

L


e 1er octobre, une juge améri­
caine a soutenu l’université de
Harvard contre des plaignants
qui lui reprochaient d’utiliser des
procédures discriminatoires – no­
tamment contre les Américains d’ori­
gine asiatique – pour le recrutement
de ses étudiants. La juge n’a pas dé­
fendu les procédures en question


  • bien au contraire, elle a reconnu
    qu’elles étaient « imparfaites », et
    qu’elles utilisaient des critères
    raciaux au service d’un objectif : aug­
    menter la diversité du corps étu­
    diant – mais que, Harvard étant une
    université privée, ses procédures de
    recrutement n’avaient pas besoin
    d’être parfaites, mais d’être simple­
    ment conformes à la loi. Les plai­
    gnants ont fait appel.
    Trois semaines auparavant, une
    étude utilisant les données rendues
    disponibles par le procès a été pu­
    bliée par des chercheurs d’autres uni­
    versités (« Legacy and Athlete Prefe­
    rences at Harvard », Peter Arcidiaco­
    nio, Josh Kinsler et Tyler Ransom,
    Duke University et National Bureau
    of Economic Research, 11 septembre).
    L’étude montre que 43 % des recrutés
    blancs tombent dans une des quatre
    catégories qui bénéficient d’un exa­
    men allégé du dossier de candida­
    ture : les sportifs de haut niveau, les
    enfants d’employés de Harvard, les
    enfants ou autres parents d’anciens,
    et ceux signalés par le doyen (typi­
    quement parce que leurs parents
    sont donateurs de l’université).
    Mais parmi les Afro­Américains et
    américains d’origine asiatique et his­
    panique, seuls 16 % sont dans ces ca­
    tégories favorisées. Utilisant les don­
    nées détaillées sur les dossiers de
    candidature pour construire un mo­
    dèle du processus implicite de déci­
    sion, les chercheurs estiment qu’en­
    viron trois quarts des admis dans ces
    catégories n’auraient pas été admis
    s’ils n’y figuraient pas.
    Autrement dit, presque un tiers du
    corps étudiant actuel d’origine ethni­
    que blanche ne serait pas recruté si


on lui avait appliqué les critères de
mérite que Harvard prétend appli­
quer au reste du corps étudiant. Si le
modèle des auteurs est valable,
Harvard recruterait des proportions
sensiblement plus élevées d’Afro­
Américains et d’Américains d’origine
asiatique et hispanique si les candi­
datures issues de ces quatre catégo­
ries privilégiées n’étaient pas favori­
sées. En particulier, les Américains
d’origine asiatique auraient 9 % de
plus d’étudiants admis si seulement
les préférences pour les sportifs de
haut niveau étaient éliminées.
Les catégories favorisées sont en soi
déjà socialement privilégiées : seuls
3 % des sportifs de haut niveau sont
issus de milieux modestes, comparé
à 15 % pour le reste de la promotion ;
chez les enfants d’anciens, 41 % ont
des revenus familiaux situés dans les
1 % plus élevés de la population géné­
rale, comparé à 15 % pour l’ensemble
de la promotion.

Un sentiment de communauté
L’objectif officiel de ces catégories
favorisées est de construire un senti­
ment de communauté chez les
étudiants (selon le témoignage d’un
comité d’anciens doyens, cité par
les chercheurs). On peut toutefois
s’interroger sur la valeur d’un senti­
ment de communauté qui ne fait
que renforcer la distance, sur le
plan tant économique qu’ethnique,
entre Harvard et le reste de la so­
ciété américaine.
Certes, Harvard est une université
privée et bénéficie d’une liberté qui
lui permet, tout comme d’autres
institutions de la vie américaine, de
renforcer les privilèges sociaux si tel
est le souhait de ses membres. Mais
Harvard prétend aussi former la pen­
sée des jeunes, les doter d’un esprit
critique sur leur société, et loue par
ailleurs les avantages de la méritocra­
tie contre l’héritage des privilèges.
Les chercheurs de Harvard, parmi
les meilleurs au monde, reçoivent des
subventions publiques à la recherche,
en partie en raison de leur dévoue­
ment au mérite scientifique. Mais les
données mises au jour par ce procès
montrent que, au moins en ce qui
concerne le recrutement des étu­
diants, la méritocratie est loin d’être
réalisée dans les faits.

Paul Seabright est professeur
d’économie à l’Institut d’études
avancées de Toulouse

LE  PIÈGE.  ENQUÊTE 
SUR  LA  CHUTE
DE  CARLOS  GHOSN
de Bertille Bayart
et Emmanuel Egloff,
Kero, 360 pages,
19,50 euros

CHRONIQUE |PAR PAUL SEABRIGHT


Doha : le bilan | par serguei


HARVARD LOUE


PAR AILLEURS


LES AVANTAGES


DE LA MÉRITOCRATIE CONTRE 


L’HÉRITAGE DES PRIVILÈGES


DANS LES COULISSES DE L’AFFAIRE GHOSN


LE LIVRE


P


remier ouvrage à être con­
sacré à l’affaire Ghosn de­
puis son déclenchement à
Tokyo, le 19 novembre 2018, Le
Piège raconte par le menu l’avant
et l’après de ce moment inouï qui
aura sidéré la planète : l’arresta­
tion pour malversations financiè­
res présumées du tout­puissant
patron de l’Alliance Renault­Nis­
san­Mitsubishi, Carlos Ghosn.
En 360 pages claires, précises,
fouillées, Bertille Bayart et Em­
manuel Egloff permettent à leur
lecteur d’embrasser le tableau
complet de ce méga­événement
plein de surprises, de cabales et
de ramifications ; un récit qui
vous amène, comme dans un po­
lar truffé d’espions et de déla­
teurs, de Yokohama à Oman, de
Beyrouth à Boulogne­Billan­
court, de Rio à Amsterdam. Les
auteurs, il est vrai, étaient aux
premières loges : journalistes au
Figaro, ils ont couvert l’événe­
ment au jour le jour pour les pa­
ges économiques du quotidien.
Le Piège est construit en trois
parties. La première, « La tectoni­

que des plaques », est celle de
l’avant. Elle relate la série de faits,
de signaux faibles, de causes pro­
fondes, de cicatrices anciennes
qui vont conduire à l’arrestation
de M. Ghosn. Dans une spirale de
plus en plus rapide et hypnoti­
que, le lecteur est, à l’image du
personnage principal, irrémédia­
blement happé, entraîné vers ce
fatidique 19 novembre 2018.

Dix mois de folie
Les deux parties suivantes, « La
chute » et « Doubles jeux », ramè­
nent le lecteur sur le fil des dix
mois de folie qui vont de
l’automne 2018 à l’été 2019. Elles
rappellent les épisodes qui vont
nourrir la chronique de l’affaire
(les arrestations et libération suc­
cessives de Carlos Ghosn, les ac­
cusations­chocs contre lui, les
scoops sur son obsession de l’ar­
gent, les remous chez Renault et
Nissan...) tout en dévoilant un
peu des coulisses de la grande
partie qui se joue alors.
On ne trouvera pas de révéla­
tion fracassante dans Le Piège. Les
événements ont pour l’essentiel
été détaillés dans les nombreux

articles écrits depuis fin 2018. On
y fait quand même quelques dé­
couvertes : par exemple, la prépa­
ration par Ghosn, en 2018, d’une
option « fusion à quatre » impli­
quant Fiat­Chrysler en plus de Re­
nault, Nissan et Mitsubishi ; ou la
création par la direction de Re­
nault, juste après l’arrestation,
d’une cellule de crise baptisée
« groupe orange » et destinée à ré­
pliquer de façon musclée à ce qui
est alors perçu comme une décla­
ration de guerre de Nissan.
Contrairement à ce que pourrait
laisser penser le titre du livre, les
auteurs ne tranchent pas entre,
d’une part, la thèse d’un complot
de Nissan qui aurait piégé un pa­
tron imprudent pour éviter une
fusion en préparation avec Re­
nault et, d’autre part, celle de l’ab­
solue corruption d’un homme
ivre de son pouvoir. Ils posent les
éléments, et ce qui s’en dégage
semble pouvoir nourrir les deux
théories. La vérité, elle, est loin
d’être encore connue. Aucun pro­
cès n’est prévu avant le printemps


  1. Ce Piège, finalement, n’est
    peut­être qu’un tome premier.
    éric béziat


A Harvard, il vaut mieux


être riche, blanc et sportif

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