Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1

24 |disparitions JEUDI 3 OCTOBRE 2019


0123


15 SEPTEMBRE 1945
Naissance à Augusta
(Géorgie)
1968 Premier prix
de chant au concours
de Munich (Allemagne)
1969 Débute au
Deutsche Oper de Berlin
dans « Tannhäuser »,
de Wagner
1972 Débute à la Scala
de Milan dans « Aida »,
de Verdi, sous la direction
de Claudio Abbado
1980 Débute au
Metropolitan Opera
de New York
1989 Chante
« La Marseillaise », à Paris,
pour le bicentenaire
de la Révolution française
2003 Fonde la Jessye
Norman School
for the Arts à Augusta
2006 Remporte un
Grammy Award pour
l’ensemble de sa carrière
30 SEPTEMBRE 2019
Mort à New York

Jessye Norman


Cantatrice américaine


C


onnue mondialement,
adulée des mélomanes,
la cantatrice afro­améri­
caine Jessye Norman
était sans conteste l’une des plus
grandes voix de la seconde moitié
du XXe siècle et l’une des silhouet­
tes les plus marquantes de la vie
musicale, qu’elle dominait de sa
haute stature (1,85 m) et de sa voix
chaude et puissante au souffle
exceptionnel. L’artiste est morte,
lundi 30 septembre, à New York.
Elle souffrait de complications
après une opération pour une
blessure à la mœlle épinière subie
en 2015, mais c’est une septicémie
qui l’a emportée à l’âge de 74 ans.
La diva est née à Augusta, en
Géorgie, le 15 septembre 1945,
dans une famille très religieuse.
Une éducation stricte, mais très
aimante. L’enfant, que sa mère, Ja­
nie King Norman, professeure de
collège, habille en petite fille mo­
dèle, chante dans l’église baptiste
de Mount Calvary et suit des
cours de piano. Son père, Silas
Norman Sr., est courtier dans une
compagnie d’assurances. Le sud
de l’Amérique est alors ségréga­
tionniste et la jeune fille sait
qu’elle devra travailler plus dure­
ment que les autres, ce qui n’enta­
mera pas sa détermination.
« J’ai découvert la discrimination
raciale et le système américain
de l’apartheid bien avant d’entrer
à l’école », écrit­elle dans son auto­
biographie Stand Up Straight
and Sing, publiée en 2014, dont la
traduction française, Tiens­toi
droite et chante! – une phrase que
lui répétait sa mère –, est sortie
en France chez Fayard en 2015.
« Mes parents, profondément en­
gagés dans le mouvement en
faveur des droits civiques (...), n’hé­
sitaient pas à nous dire la vérité
sur la ségrégation. »

Famille nourrie de jazz
Dans cette famille nourrie de
gospels, de jazz et de spirituals, la
révélation de l’opéra se fera par
les retransmissions radiophoni­
ques du Metropolitan Opera de
New York, le samedi après­midi,
et Lucia di Lammermoor, de Doni­
zetti. En 1961, Jessye Norman
s’inscrit au concours instauré par
Marian Anderson, la contralto
qui fut la première cantatrice
noire à se produire au Metropoli­
tan Opera de New York en jan­
vier 1955, brisant la « barrière de la
couleur ». Un symbole fort.
Sur le chemin du retour, l’ap­
prentie chanteuse fait la rencontre
de la directrice de la section chant
de l’université Howard à Washing­
ton, Carolyn Grant, francophile
qui la prend sous son aile dès ses
études terminées. En 1963, Jessye
Norman commence effective­
ment un cursus de quatre ans
dans la capitale fédérale, avant de
poursuivre au conservatoire
Peabody de Baltimore (avec Alice
Duschak, qui l’initie au répertoire
allemand), puis à Ann Arbor, uni­
versité du Michigan (avec Eliza­
beth Mannion, qui consolide
sa technique vocale, et le grand
baryton français, Pierre Bernac,
qui lui inculque l’amour de la mu­
sique française).
Alors que l’assassinat de Martin
Luther King, au printemps 1968,
a déclenché des émeutes à travers
les Etats­Unis, Jessye Norman
part à Munich pour un concours
organisé sous l’égide de la radio
bavaroise. La jeune Américaine y
remporte le premier prix fémi­
nin. Les choses sérieuses com­
mencent : après plusieurs audi­
tions à New York et en Europe,
c’est le Deutsche Oper de Berlin
qui lui offre, en 1969, un contrat
de trois ans. A 23 ans, l’Américaine
fait ses débuts en Elisabeth
dans Tannhäuser, de Wagner. Suc­
cès immédiat.
Les premières années de la chan­
teuse seront européennes, et
surtout berlinoises : « J’ai grandi en

Allemagne », confie­t­elle encore
dans son autobiographie. Un an­
crage germanique qui ne l’empê­
che pas d’être engagée en Italie :
à Florence – Deborah, d’Haendel,
en 1970, et L’Africaine, de Meyer­
beer, en 1971 –, puis à la Scala de
Milan avec Aida, de Verdi, sous la
direction de Claudio Abbado, qui
sera l’un de ses rôles fétiches.
Triomphe également au Covent
Garden de Londres, où la jeune
cantatrice fait merveille dans Les
Troyens, de Berlioz (mythique Cas­
sandre), en 1972, avant d’arriver,
l’année suivante, à Paris, Salle
Pleyel, dans le rôle­titre d’Aida.
La firme Philips lui a fait signer
un contrat d’exclusivité qui l’éloi­
gne des feux de la rampe pour
les studios d’enregistrement : elle
grave aussi bien les opéras de Mo­
zart (Les Noces de Figaro, sous la
direction de Colin Davis) que le
jeune Verdi (Un giorno di regno et
Il Corsaro), ainsi que des récitals de
lieder et mélodies. 1980 marque
son grand retour sur scène. Mais
c’est sa Cassandre des Troyens qui
met le Met à ses genoux en 1983.
Plus tard, elle aime à chanter les
deux grands rôles féminins de
l’opéra berliozien, sa santé vocale
et son endurance lui permettant
d’enchaîner Cassandre (La Prise de
Troie) et Didon (Les Troyens à Car­
thage). Reine à New York, elle s’y
produira avec assiduité plus de
80 fois dans un répertoire allant
de Wagner à Poulenc, en passant
par Bartok, Schoenberg, Richard
Strauss, Janacek..., avec La Walky­
rie et Parsifal, Dialogues des car­
mélites, Ariane à Naxos ou L’Affaire
Makropoulos (productions dont
témoignent plusieurs DVD édités
par Deutsche Grammophon).
La France et l’opéra français tien­
nent cependant une part impor­
tante dans la vie de l’artiste, qui
apprécie la littérature, et la poésie
de Verlaine. Sa prédilection pour
Aix­en­Provence nous a valu le
bonheur de Phèdre dans Hippo­

lyte et Aricie, de Rameau, en 1983,
d’Ariane à Naxos en 1985. Sans
oublier la sublime Didon du Dido
and Aeneas, de Purcell, donné
en 1984 à l’Opéra­Comique.
Un éclectisme et une largeur de
répertoire qui se reflètent dans
ses nombreux enregistrements
sous la baguette des plus grands,
du Fidelio, de Beethoven, avec
Bernard Haitink (Philips), à La
Belle Hélène, d’Offenbach, avec
Michel Plasson (EMI/Warner
Classics), en passant par Carmen,
de Bizet, et Salomé, de Richard
Strauss, avec Seiji Ozawa (Philips),
Cavalleria rusticana, de Mascagni,
avec Semyon Bychkov (Philips), Le
Château de Barbe­Bleue, de Bar­
tok, avec Pierre Boulez (DG), Parsi­
fal et La Walkyrie, avec James Le­
vine (DG), Lohengrin, de Wagner,
avec Georg Solti (Decca), Alceste,
de Gluck, avec Serge Baudo (Or­
feo), sans oublier Dido and
Aeneas, de Purcell, avec Raymond
Leppard (Philips).

Génie vocal
Seul point commun entre tous
ces rôles, qui vont du baroque au
contemporain, le seul désir de
Jessye Norman de les chanter. Son
génie vocal semble en effet se
jouer des limites. Voix naturelle­
ment sombre et profonde, qui sait
aussi s’alléger de transparences
arachnéennes, aigus facilement
projetés, médium riche et opu­
lent, rondeur du grave, la soprano
possède plusieurs voix. Elle ne se
prive pas de la partie de mezzo
dans un Requiem de Verdi d’an­
thologie sous la direction de
Claudio Abbado, à Edimbourg,
en 1982, et reste l’une des meilleu­
res interprètes des Quatre der­
niers Lieder, de Richard Strauss,
enregistrés avec Kurt Masur.
Sur scène, la Norman est totémi­
que. Sa silhouette de grande
prêtresse antique, son maintien
majestueux fascinent. Chacune
de ses entrées sur un plateau

A Hambourg, en 2009. ANATOL KOTTE/LAIF-REA

d’opéra est une apparition au
sens propre. Tout le monde se
souvient de la somptueuse robe
rouge d’Hippolyte et Aricie, de
l’impressionnante robe bleue de
Didon, des quarante mètres de
soie bleu blanc rouge dont Azze­
dine Alaïa habilla sa Marseillaise
chantée a cappella mais toutes
voiles dehors pour le bicentenaire
de la Révolution française, place
de la Concorde, à Paris, en 1989,
ou de la chanson de Mark Watters,
Citius, Altius, Fortius, interprétée
pour l’inauguration des Jeux
olympiques d’Atlanta, en 1996,
aux côtés de Céline Dion, deux
événements qui l’ont rendue
mondialement célèbre.

Aide aux plus démunis
Chanteuse d’opéra, certes, mais
aussi récitaliste d’exception, la
Norman marque de son em­
preinte le lied et plus encore la
mélodie française (ses Nuits d’été
berlioziennes sont d’anthologie).
Elle n’a pourtant jamais renoncé
aux spirituals de son enfance,
qui figurent en bonne place dans
ses programmes (à Carnegie Hall
en mars 2009, elle chante tout
un programme dans le cadre du
festival Honor! A Celebration of
the African American Cultural Le­
gacy, dont témoignera l’enregis­
trement Roots : My Life, My Song).
La foi de l’enfant a grandi avec la
femme : « Quand je chante un spi­
ritual, je raconte une histoire très
personnelle. Ces cris, ces aspira­
tions, ces témoignages de foi font
partie de mon ADN, et mon but est
toujours que le public comprenne
la musique de la même façon
que moi », écrit­elle encore dans
sa biographie. De même, cette
grande connaisseuse du jazz, lon­
guement écouté sur la radio fami­
liale, ne dédaigne pas de s’en faire
l’interprète, comme en l’an 2000
dans le spectacle Sacred Ellington,
qu’elle donne dans la cathédrale
de Philadelphie.

Comme sa mère avant elle, Jes­
sye Norman, qui a quitté la scène
et fait son dernier tour de chant
public en 2015, s’emploie à aider
les plus démunis. Elle a créé à
Augusta, en 2003, The Jessye Nor­
man School of Arts, un pro­
gramme de formation entière­
ment gratuit, réservé aux collé­
giens défavorisés. Depuis ses
manifestations d’étudiante por­
tant la pancarte « No justice, no
peace », la cantatrice n’a jamais
cessé de faire entendre sa voix de
militante, défendant aussi la
cause des femmes, dont elle dé­
nonçait la portion congrue dans
les rangs des chefs d’orchestre.
Elle est d’ailleurs commanditaire
d’un cycle de mélodies demandé
à la compositrice Judith Weir,
woman.life.song, qu’elle crée
en 2000 à Carnegie Hall, sur des
textes de Toni Morrison, Maya
Angelou et Clarissa Pinkola Estés.
Parmi les événements qui ont
particulièrement compté dans la
dernière partie de sa vie, 2013 est à
marquer d’une pierre blanche.
Jessye Norman, qui a chanté pour
les plus grands de ce monde, se
voit décorer de la médaille Spin­
garn, la plus haute distinction
décernée par le prestigieux orga­
nisme américain pour les droits
civiques (NAACP). Quelques se­
maines plus tard, elle participe
à la commémoration par le
Congrès de Washington du cin­
quantième anniversaire de la
Grande Marche sur Washington
et du fameux « I have a dream »,
de Martin Luther King, en 1963.
Une reconnaissance pour celle
qui s’est inscrite dans la lignée des
« femmes puissantes » de sa fa­
mille, une volonté de destin avec
la musique pour viatique : « Il faut
savoir reconnaître la présence de
la grâce dans sa vie. Je chante et
j’aime vraiment chanter, et je l’ai
fait pratiquement tout le temps
que j’ai passé sur cette terre. »
marie­aude roux
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