Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1

30 |dossier spécial JEUDI 3 OCTOBRE 2019


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E

n dix ans, on a su convaincre que
le déchet est une ressource », af­
firme Jeanne Granger. En 2008,
la fondatrice de la Réserve des
arts a fait le pari de mettre en re­
lation les grandes entreprises et
les artistes, afin de promouvoir la culture du
réemploi. D’un petit entrepôt implanté dans
le 20e arrondissement de Paris, l’association
s’est étendue à deux sites parisiens et un
troisième en cours d’ouverture à Marseille.
Bois, cuir, verre, plastique, métal, textile :
près de 122 tonnes de déchets ont ainsi été
collectées et reemployées en un an.
Comme Jeanne Granger et la cofondatrice
de la Réserve, Sylvie Bétard, 42,5 % des moins
de 30 ans ont envie de créer une entreprise
pour faire « bouger le monde », indiquait une
étude du réseau France active publiée en avril.
30 % envisageraient un modèle où tous les sa­
lariés seraient décisionnaires (type SCOP),
25 % privilégieraient un projet lié au dévelop­
pement durable ou à l’environnement.
L’engagement a longtemps été circonscrit
dans un mode d’organisation non lucratif,
qui n’a jamais été reconnu pour plus de 10 %
du PIB français, calculé selon le seul capital
financier, sans tenir compte de la valeur so­
ciale créée, ni des ressources naturelles pré­
servées. Jusqu’en 2014, les quatre familles de
l’économie sociale et solidaire étaient les
associations, les coopératives, les fondations
et les mutuelles. Depuis cette date, la loi Ha­
mon a élargi le champ économique de l’en­
gagement en créant le statut d’entreprise à
finalité sociale, à but lucratif limité. Une évo­
lution réglementaire soutenue par Jean­
Marc Borello, qui a pu ainsi développer la
plus grande entreprise sociale française, le
Groupe SOS. Celui­ci compte aujourd’hui
18 000 salariés dans la restauration, la santé,
la réinsertion, les épiceries solidaires, etc.
Au nom de l’engagement, l’ex­président du
Mouvement des entrepreneurs sociaux a fé­
déré des entreprises et des associations dans
un véritable « empire ». Mais si l’engagement
social ou environnemental se retrouve dans
l’objet social des quelque 540 établissements

du groupe, la gouvernance démocratique
propre à l’économie sociale n’est pas le point
fort de « l’industriel du social », comme on
surnomme Jean­Marc Borello. Or « une en­
treprise engagée se doit d’impliquer toutes
ses parties prenantes – fournisseurs, béné­
ficiaires, salariés –, y compris en termes de
process – gestion d’équipe, relation clients »,
note Jeanne Granger.
Les 600 entrepreneurs qui se réuniront le
22 et 23 janvier à l’OCDE pour le Parlement
2020 des entrepreneurs d’avenir se retrou­
vent dans cette définition, qu’ils œuvrent à
maintenir l’emploi dans les territoires
comme Christophe Chevalier, fondateur
d’Archer entreprises, dans la Drôme, au déve­
loppement durable comme Rémi Roux
d’Ethiquable, dans le Gers, ou au finance­
ment des entreprises sociales comme Lau­
rence Méhaignerie pour Citizen Capital à Pa­
ris. « En dix ans, le Parlement a permis aux en­
treprises de montrer leur action, de définir
leur notion de progrès, de mesurer leurs avan­
cées sociales, de travailler ensemble à l’élabo­
ration de nouveaux indicateurs de richesse, et
de souligner la faiblesse de la loi pour formali­
ser leur engagement », explique Jacques
Huybrechts, le fondateur et porte­parole du
réseau Entrepreneurs d’avenir.

« UN CHANGEMENT D’ÉCHELLE »
Ils ont ainsi participé à la genèse du change­
ment d’échelle de l’entrepreneuriat engagé.
En juin 2009, c’est à l’Assemblée nationale
que s’est tenu le premier « Parlement des
entrepreneurs d’avenir », ouvert très symbo­
liquement par Nicole Notat, qui dix ans plus
tard a coproduit le rapport Sénard­Notat,
« L’entreprise, objet d’intérêt collectif ».
« L’ESS et les entrepreneurs sociaux ont été
les pionniers et les aiguillons de l’engagement
des entreprises », rappelle Stéphanie Goujon,
directrice générale de French Impact, l’équi­
valent de la French Tech pour l’innovation
sociale. Auparavant, elle dirigeait l’Agence du
don en nature (ADN), qui collecte les pro­
duits non alimentaires pour les redistribuer
aux plus démunis. En 2018, l’équivalent de

30 millions d’euros de valeurs marchandes
de produits neufs a ainsi été redistribué.
« Une centaine d’entreprises s’engageaient
auprès d’ADN par mécénat de produit, mécé­
nat financier ou mécénat de compétences,
des PME impliquées sur tout le territoire, et
quelques grands groupes déjà, comme L’Oréal
ou SEB », se souvient­elle. Aujourd’hui, « la
nouveauté est que de plus en plus d’entrepri­
ses dites « classiques », du CAC40 aux entre­
prises de taille intermédiaire [ETI], souhaitent
contribuer concrètement aux défis sociaux
et environnementaux. Et lorsqu’on touche à
la stratégie d’entreprise, un changement
d’échelle s’opère », dit­elle.
Le gouvernement verrait bien les entrepri­
ses prendre le relais de l’Etat sur des problé­
matiques auxquelles il ne peut plus répon­
dre seul. Ainsi, à la veille du G7 sur les inégali­
tés, Emmanuel Faber, PDG de Danone et pro­
che d’Emmanuel Macron, lançait un appel à
34 multinationales à signer une charte « Bu­
siness for Inclusive Growth », où elles s’enga­
gent à soutenir une soixantaine de projets
au service d’une société plus inclusive.
Et le 12 septembre, le ministre de l’économie
et des finances, Bruno Le Maire, a invité les
entreprises dans lesquelles l’Etat a une parti­
cipation à prendre « en compte les enjeux so­

ciaux et environnementaux dans leur gestion
et [à se doter] d’une raison d’être en 2020 »,
comme le permet la loi Pacte.
Rappelons­nous que « l’essentiel de l’intérêt
général de la société a été construit par des en­
treprises privées : le chemin de fer, les réseaux
d’électrification, aujourd’hui Internet », souli­
gne Kevin Levillain, chercheur de Mines Pa­
risTech, et co­initiateur de la première com­
munauté des entreprises à mission créée le
8 mars 2018, en amont de la loi Pacte.

CRÉATION DE LA « SOCIÉTÉ À MISSION »
Les débats et les partages d’expériences de
ces structures, aussi différentes que Ulule (fi­
nancement participatif), Microdon, Prophil
(philanthropie entrepreneuriale), Citizen Ca­
pital (financement de l’intérêt général), Na­
ture et découvertes, Les entrepreneurs
d’avenir, la MAIF, la Camif, le Collège des ber­
nardins et Mines ParisTech, ont abouti à la
création du cadre juridique (l’article 176 de la
loi Pacte) de la « société à mission ». Plutôt
pensée pour l’univers des grands groupes,
elle doit définir sa « raison d’être », ses objec­
tifs sociaux et environnementaux, se doter
d’un comité de suivi, et publier un rapport
annuel. Sa mission est évaluée par un orga­
nisme tiers indépendant. « Jusqu’alors, beau­

LE GOUVERNEMENT 


VERRAIT BIEN


LES ENTREPRISES 


PRENDRE LE RELAIS 


DE L’ÉTAT SUR DES 


PROBLÉMATIQUES 


AUXQUELLES


IL NE PEUT PLUS 


RÉPONDRE SEUL


Des patrons


plus impliqués


dans la société


Longtemps simple argument marketing,


l’engagement est devenu la raison même


d’exister d’un nombre croissant d’entreprises


en France. Protection de l’environnement,


développement durable et préservation


du territoire motivent leurs créateurs


E N T R E P R E N E U R S E N G A G É S


« La dimension sociale devient plus large »


Pierre­René Lemas préside France Active, un réseau d’entrepreneurs soucieux d’économie solidaire et d’écologie


ENTRETIEN


S


ecrétaire général de l’Ely­
sée sous François Hollande,
Pierre­René Lemas est au­
jourd’hui président de France Ac­
tive, un réseau qui finance et ac­
compagne les entreprises dans le
cadre de la finance solidaire.

L’entrepreneuriat engagé est­il
un mouvement de mode
ou une évolution plus profonde?
C’est vrai qu’il existe un phéno­
mène de mode comme il a pu exis­
ter, il y a quelques années, un en­
gouement autour de l’économie
et de la finance verte. C’était sou­

vent du greenwashing, plutôt
qu’une réelle prise de conscience
sur le fond. Et puis les acteurs ont
fini par comprendre que cela va­
lait la peine et que c’était socia­
lement utile, économiquement
possible, et même une bonne af­
faire financièrement. Ce qui était à
la mode est devenu une lame de
fond. Pour l’entrepreneuriat en­
gagé, on est dans la même dyna­
mique. Au début de l’entrepreneu­
riat social, la prise en compte de la
gouvernance de l’entreprise était
dans l’air du temps. Depuis quel­
ques années, ces objectifs sont
intégrés dans la gestion d’une
entreprise. On revient sur les dog­

mes économiques libéraux qui
ont commencé à s’appliquer à par­
tir des années Thatcher et qui se
sont amplifiés avec les politiques
conduites par Tony Blair [en Angle­
terre] et Gerhard Schröder [en Alle­
magne]. La dimension sociale de­
vient plus large, avec une vraie
problématique territoriale, envi­
ronnementale et la participation
des salariés aux affaires qui les
concernent.

Y a­t­il des entrepreneurs
engagés de tous les âges?
Cela concerne d’abord les plus
jeunes. Pour eux, la dimension en­
gagement devient majeure dans la

création d’une entreprise. Ils veu­
lent d’abord répondre à la problé­
matique de l’emploi, à commen­
cer par le leur. Certains se sont
éloignés de l’activité, et c’est une
façon pour eux de s’engager dans
la vie et de s’épanouir. On voit
aussi qu’une grande partie d’entre
eux veulent lancer une entreprise
dans l’intérêt général et avoir une
gouvernance partagée. L’engage­
ment se retrouve encore dans la
sphère de l’économie sociale et so­
lidaire, car c’est sa vocation. Et j’ai
l’intuition qu’un certain nombre
de jeunes formés par les filières
classiques, qui pourraient rentrer
dans les très grandes entreprises

aujourd’hui, se disent : « Je ne me
réaliserai pas si je ne suis pas un
projet à moi ». On voit enfin de
plus en plus de grandes entrepri­
ses s’engager dans cette direction.

L’engagement est­il un facteur
de réussite?
J’en suis convaincu. Nous consta­
tons que quatre entreprises sur
cinq que nous soutenons vivent
au­delà de trois ans. Nous contri­
buons à la création de 40 000 em­
plois par an. Pour un emploi créé la
première année, près de quatre
sont engendrés au bout de cinq
ans. Les entreprises se dévelop­
pent. Par ailleurs, il existe une dy­

namique collective autour d’un
projet qui n’est pas uniquement
orienté autour du profit, car il y a
un engagement personnel du chef
d’entreprise et des salariés. La
réussite repose aussi sur des critè­
res extra­financiers, et l’une de
nos priorités est de mettre en
place des outils pour la mesurer.
Enfin, pour réussir, le chef d’entre­
prise doit pouvoir s’appuyer sur
des écosystèmes locaux, des
équipes de recherche, d’autres di­
rigeants, des assemblées consu­
laires, collectivités locales, tissus
associatifs.
propos recueillis par
joël morio
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