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IDÉES
JEUDI 3 OCTOBRE 2019
0123
François Jost L’incitation
à la haine raciale
doit être combattue,
pas débattue
La diffusion en intégralité et en direct du discours
haineux d’Eric Zemmour sur LCI témoigne
d’une droitisation des chaînes d’information,
estime le sémiologue
E
n 2002, les journalistes discutaient
des stratégies à adopter pour inter
viewer JeanMarie Le Pen ; ils redou
taient « les astuces du candidat de
l’extrême droite pour les manier à sa guise »
(Le Monde du 4 mai 2002). Certains évi
taient de le recevoir, et Jacques Chirac refu
sait le débat d’entredeuxtours avec un
candidat remettant en cause « l’idée que
nous nous faisons de l’homme, de sa di
gnité ». Dixsept plus tard, un journaliste
qui vient d’être condamné de façon défini
tive pour incitation à la haine raciale voit
son discours diffusé en direct et in extenso
sur une chaîne d’information qui le pré
sente avec une étiquette rassurante : « écri
vain et polémiste ». Discours qui évoque
« l’extermination des hommes blancs hété
rosexuels catholiques », « le grand remplace
ment » et des musulmans « colonisateurs ».
Devant les protestations suscitées par
cette retransmission, LCI plaide une erreur
de « format » : « A posteriori, le discours sans
contradiction ne s’inscrit pas dans les for
mats de LCI. Le format de LCI, c’est le débat,
dans des formats longs, avec des points de
vue opposés et contradictoires. » L’argu
ment surprend pour plusieurs raisons. Fal
laitil vraiment attendre le discours de
Zemmour pour découvrir a posteriori que
le direct lui ouvrait un espace de liberté
pour propager, une fois de plus, les idées
nauséabondes qu’il exprime à chaque pas
sage dans les médias? Et n’avaiton pas me
suré que la retransmission d’un meeting
en direct, parce qu’il casse la grille ordi
naire, donne à l’événement et à celui qui en
est au centre une aura particulière?
Mais le plus critiquable, ce n’est pas
d’avoir évité ces interrogations, c’est
d’avoir supposé que le débat aurait été un
meilleur format. Car si la liberté d’expres
sion doit admettre toutes les opinions, elle
trouve sa limite, selon la Cour européenne
des droits de l’homme, « dans toutes les for
mes d’expression qui propagent, incitent à,
promeuvent ou justifient la haine fondée sur
l’intolérance ». Le cahier des charges de LCI
va dans ce sens en stipulant de « ne pas en
courager des comportements discriminatoi
res en raison de la race, du sexe, de la reli
gion ou de la nationalité ». C’est d’ailleurs
au nom de cet article que le Conseil supé
rieur de l’audiovisuel (CSA) a rappelé à l’or
dre la chaîne pour avoir diffusé, le 19 fé
vrier, dans l’émission « La Matinale », des
propos de Zemmour considérés comme
« islamophobes, qui constituent une exhor
tation implicite à la discrimination » sans
que le présentateur n’ait apporté aucune
contradiction.
On peut aller plus loin. S’il est nécessaire
qu’un animateur apporte la contradiction
quand il se trouve confronté à des propos
discriminatoires sur un plateau en direct,
l’incitation à la haine raciale doit être com
battue, mais sûrement pas débattue.
Autant dire que l’argument qui consiste à
dire que le débat aurait été un meilleur for
mat n’est pas recevable.
Tout cela, j’imagine, les responsables de
LCI le savent. Alors, pourquoi continuent
ils à inviter Zemmour? Cette question n’est
pas nouvelle. Elle a déjà été posée lors de
ses précédentes condamnations. Une pre
mière réponse s’impose : Zemmour a été
formaté par et pour la télévision. Journa
liste de la presse écrite au début, puis édito
rialiste à la radio, il a acquis sa notoriété
d’abord grâce à ses débats dans l’émission
« Ça se dispute », sur iTélé, mais surtout à
partir de 2006 grâce à son rôle de « sniper »
dans « On n’est pas couché », sur France 2.
Autant dire qu’il a été recruté pour faire du
spectacle et de la provocation.
Un calcul cynique de marketing
Et, très vite, il a excellé dans ce rôle et a été
considéré par les médias comme un « bon
client ». Un peu comme Marchais en son
temps ou JeanMarie Le Pen, qui attiraient
des téléspectateurs pas forcément d’ac
cord avec eux, mais qui appréciaient leur
spectacle. A noter en passant que, à cet
égard, la prestation de Zemmour devant la
« convention de la droite » a été, du point
de vue oratoire, laborieuse et sans aucun
charisme, comme si le chroniqueur ne
pouvait s’épanouir que dans l’atmosphère
protégée des plateaux.
Les médias qui recourent aujourd’hui
aux services de Zemmour tirent parti de
cette dimension spectaculaire, mais ce
n’est pas leur seule motivation pour l’em
baucher. Au moment où Macron fait du
Rassemblement national son seul ennemi,
Zemmour est promu comme le héraut
d’une France qu’incarne Marine Le Pen ou
sa nièce et qui représente près de 30 % de
citoyens. Au moment où les chaînes d’in
formations se livrent une bataille sans
merci, ces 30 % sont un vivier d’audience
dans lequel LCI peut puiser pour lutter avec
CNews, qu’elle vient de dépasser, devenant
la deuxième chaîne d’information.
Que ces téléspectateurs qui, souvent, ne
se sentent pas suffisamment représentés à
la télévision soient une cible convoitée par
LCI et CNews, la décision de cette dernière
d’embaucher Zemmour en est une preuve
supplémentaire. Si l’on ajoute à cela la pré
sence régulière sur CNews et LCI de Ga
brielle Cluzel, rédactrice en chef du site
« Boulevard Voltaire », classé à l’extrême
droite, on ne peut nier qu’on assiste à une
droitisation de ces chaînes en continu, sans
doute moins par choix idéologique que par
un calcul cynique de marketing.
A une époque où les Français ont de
moins en moins confiance dans les mé
dias, ce calcul à court terme pourrait se ré
véler désastreux. Dans le discours de Zem
mour, qui s’en est pris pêlemêle aux ba
cheliers, à Christine Angot ou à la tenue
vestimentaire de Sibeth Ndiaye, les médias
occupaient une bonne place, désignés
comme des « appareils de propagande ». Tel
n’est pas le moindre paradoxe de cette re
transmission d’avoir donné à Zemmour
des verges pour se faire battre.
François Jost est professeur émérite
à la Sorbonne-Nouvelle. Spécialiste
des médias, directeur honoraire
du Centre d’études sur les images
et les sons médiatiques (Ceism), il dirige
la revue « Télévision » (CNRS éditions)
ainsi que la collection « A suivre »
aux éditions Atlande. On lui doit
notamment « Pour une éthique
des médias » (Editions de l’Aube, 2016)
Tal Bruttmann Chez Eric Zemmour,
la « lutte des races » tient lieu
de programme politique
Pour l’historien, spécialiste de l’antisémitisme, le
discours tenu par le polémiste lors de la « convention
de la droite » organisée par des proches de
Marion Maréchal, samedi 28 septembre, s’inscrit
dans une ligne fasciste, « assumée et revendiquée »
L
a contribution d’Eric Zemmour à
la « convention de la droite »,
organisée samedi 28 septembre
par les proches de Marion Maré
chal, constitue un tournant. Il ne s’agit
plus des propos d’un polémiste frayant
avec l’extrême droite, mais d’un dis
cours s’inscrivant ouvertement dans
la veine fasciste, assumé et revendiqué
comme tel. On ne s’étonnera pas d’en
tendre celui qui tente de réhabiliter
Pétain, tout en réécrivant une histoire
qui s’arrange des faits, citer comme ré
férences aussi bien le contrerévolu
tionnaire Joseph de Maistre (17531821)
que l’écrivain fasciste Pierre Drieu
la Rochelle (18931945). Mais la teneur
du propos déroulé samedi va audelà.
Il constitue rien moins qu’une vision
eschatologique et un appel au combat
« contre la colonisation du pays et pour
sa libération », ceci dans une France
qui serait aujourd’hui une dictature et
où la République serait morte.
Eric Zemmour qui, depuis plus de
quinze ans, a table ouverte dans les mé
dias, qui va sans doute occuper à nou
veau un créneau télévisé sur CNews et
dont le discours est retransmis en di
rect sur LCI, ne manque pas de dénon
cer le bâillonnement dont lui et les te
nants de sa ligne sont les victimes de la
part d’un régime « liberticide ». Il n’est
certes pas à une contradiction près.
Chantre de Maurras (18681952), il
pleure la mort de la République.
Contrerévolutionnaire, il revendique
le droit au blasphème accordé par la
Révolution. Laquelle se trouve rangée,
avec les Lumières et la IIIe République,
aux côtés de la révolution de 1917.
Zemmour se veut la voix des persé
cutés, mais des persécutés d’une caté
gorie bien particulière : la majorité,
blanche et catholique, attaquée par les
minorités et en butte à l’Etat qui gou
verne contre le peuple. Son ennemi
principal, la menace absolue, c’est
l’islam – pas l’islamisme. L’islam qui
mènerait une attaque contre la France
et l’aurait submergée, menaçant d’ex
termination la population française
autochtone, et marchant de conserve
avec le « libéralisme droitdel’hom
miste » qui n’y voit que des avantages.
Posture paranoïaque
Rangeant sous la même bannière jaco
binisme, droits de l’homme, néolibéra
lisme, communisme, fascisme et na
zisme, qu’il semble considérer comme
équivalents, il n’en partage pourtant
pas moins des points communs avec
les trois derniers, à commencer par une
posture paranoïaque : l’agresseur est
l’agressé, il ne fait que se défendre face à
une menace d’extermination que fait
peser sur lui « l’autre ». C’est peu dire
que Zemmour fait sienne la théorie du
« grand remplacement » [popularisée
par l’écrivain d’extrême droite Renaud
Camus], devenue le fer de lance du com
bat mené par une grande partie de l’ex
trême droite occidentale, et qui n’a rien
d’anodine, les multiples attentats sont
là pour le rappeler, à commencer par les
51 morts de Christchurch (Nouvelle
Zélande), le 15 mars. Le récent démantè
lement (en juin 2018) d’une cellule d’ex
trême droite, au sein de laquelle on
comptait un diplomate, rappelle aussi
que ces thèses ont leurs adeptes en
France, prêts à passer à l’action.
Au service de cette théorie fumeuse,
Eric Zemmour puise dans bon nombre
de registres, mêlant allègrement sour
ces et références. Le « péril jaune » de la
fin du XIXe siècle est repeint en « péril
noir », l’Afrique incarnant désormais la
menace démographique. Lorsqu’il
évoque la France des petits commerces
écrasée par le grand capital, il récite
Poujade. La dénonciation d’« un corps
étranger inassimilable », en l’occur
rence les musulmans, ne fait que re
prendre les écrits antisémites de la fin
du XIXe siècle, lesquels ont largement
prospéré dans les décennies suivantes
- l’inassimilabilité des juifs fut marte
lée par Vichy à l’heure des mesures an
tisémites, ce qui permet de rappeler
que jamais Vichy n’a protégé les juifs
français, sauf dans le récit uchronique
qu’en fait Zemmour. Mais le cœur de
ses propos puise directement dans les
années 1930. Celui qui ne manque pas
de dénoncer les historiens qui travesti
raient la vérité – tout comme les dé
mographes qui participent à cacher la
réalité du « grand remplacement » – ne
se distingue en rien des générations
spontanées de spécialistes prompts à
mettre au jour l’histoire cachée, lut
tant contre une « histoire officielle »
savamment dénoncée.
Théoricien du complot
Il se situe dans le droitfil d’un Augus
tin Barruel (17411820), prêtre jésuite et
essayiste polémiste, pour qui la Révo
lution française était imputable à un
complot ourdi par la Maçonnerie, mais
aussi des spécialistes de la mise en
scène de l’alunissage par les EtatsUnis,
en passant par les adeptes des « Proto
coles des Sages de Sion » [un faux
« plan de la conquête du monde » par
les juifs, élaboré à la fin du XIXe siècle,
en pleine affaire Dreyfus]. Zemmour
n’est pas avare en matière de com
plots. Rien n’y manque, ni la dénoncia
tion de la IIIe République des « radi
caux francsmaçons », ni la complainte
sur l’art dégénéré d’aujourd’hui, qui le
place en héritier de MauriceYvan
Sicard (19102000) et Henry Coston
(191020001), écrivains collaboration
nistes, glosant sur le même sujet
en 1944 dans leur brûlot Je vous hais!
Tout n’est que mensonge, la vérité
est escamotée par les sciences ven
dues on ne sait trop à quelle puissance
occulte – ou plutôt on ne le sait que
trop, celle de la finance et des banques
qui contrôlent l’Etat. Car Zemmour ne
se contente pas uniquement de rem
placer dans sa rhétorique largement
puisée dans les années 1930 la figure
du juif par celle du musulman. Il ne re
chigne pas à jalonner son propos de
signaux à peine cachés, qui sont
autant de marqueurs évocateurs pour
ceux qui savent qui sont les « cosmo
polites citoyens du monde » et qui se
cache derrière le « pouvoir des ban
ques » et « l’universalisme marchand »
mentionnés dans ses propos. En cela,
il s’inscrit là aussi dans les théories de
l’« altright » et autres suprémacistes
américains, pour qui les juifs tirent les
ficelles du « grand remplacement ».
Raison pour laquelle, il y a près d’un
an, une synagogue à Pittsburgh (aux
EtatsUnis) fut prise pour cible et onze
personnes tuées.
C’est donc un homme martelant une
vision du monde dans laquelle la
« lutte des races » tient lieu de pro
gramme politique, adossé sur une
mixtion hallucinatoire mêlant deux
siècles de théories antirépublicaines et
racistes qui l’amène à appeler « au
combat contre la colonisation et pour
la libération », qui a été mis à l’honneur
dans cette convention dont les organi
sateurs ambitionnent d’incarner la
droite de demain, non plus héritière de
De Gaulle, mais d’une droite au sein de
laquelle Maurras et Pétain feraient
presque figure de modérés.
Tal Bruttmann est historien,
ses travaux portent sur les politi-
ques antisémites en France
durant la seconde guerre mondiale.
Il est auteur notamment de
« Au bureau des affaires juives.
L’administration française et
l’application de la législation
antisémite, 1940-1944 » (La Décou-
verte, 2006) et « Auschwitz » (La Dé-
couverte, 2015)
LA DÉNONCIATION
QUE FAIT
ZEMMOUR D’UN
« CORPS ÉTRANGER
INASSIMILABLE » – LES
MUSULMANS – NE FAIT
QUE REPRENDRE LES
ÉCRITS ANTISÉMITES DE
LA FIN DU XIXE SIÈCLE
ÉRIC ZEMMOUR
A ÉTÉ RECRUTÉ
POUR FAIRE
DU SPECTACLE
ET DE LA
PROVOCATION