Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1
0123
JEUDI 3 OCTOBRE 2019

FRANCE


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Incendie de Rouen : l’exécutif sous pression


L’opposition souhaite une commission d’enquête, tandis que les Rouennais exigent des réponses plus claires


S


ébastien Jumel, député
communiste de Seine­
Maritime, brandit une
bouteille d’eau contenant
un liquide opaque. « Nous souhai­
tons savoir ce qu’il y a dans cette
bouteille », lance­t­il aux journa­
listes réunis, mardi 1er octobre,
dans la salle des conférences de
presse de l’Assemblée nationale.
Cette eau, assure­t­il, aurait été
puisée dans l’abreuvoir d’une
ferme à Forges­les­Eaux, village
situé à une cinquantaine de kilo­
mètres au nord­est de Rouen et
du site industriel de Lubrizol.
Le geste se veut symbolique,
cinq jours après l’incendie, jeudi
26 septembre, de cette usine chi­
mique qui a libéré un énorme
nuage de suie dans le ciel de Nor­
mandie. Symbolique d’une oppo­
sition décidée à se faire l’écho des
craintes de toute une région qui
s’inquiète, malgré les messages
rassurants du gouvernement, des
conséquences de ce drame. Sym­
bolique, aussi, d’une pression qui
s’exerce chaque jour plus fort sur
l’exécutif. Le sujet a accaparé une
grande partie des questions au
gouvernement, mardi après­
midi. « Les Normands ne sont pas
sereins, ils sont en colère! », a
tonné Christophe Bouillon, dé­
puté socialiste de Seine­Mari­
time, dénonçant le fait que « les
maires ont été livrés à eux­mêmes,
la population n’a pas eu les répon­
ses demandées. Résultat : la dé­
fiance s’est installée ».

« Quelque chose qui cloche »
Une « faute de l’Etat », a accusé le
matin même sur France inter, Del­
phine Batho, présidente de Géné­
ration Ecologie. « Il y a eu un em­
pressement à dire “c’est pas
grave”... Des vomissements et des
nausées, c’est qu’il y a quelque
chose qui cloche », a estimé l’ex­mi­
nistre de l’environnement.
Le secrétaire national d’Europe
Ecologie­Les Verts (EELV), David
Cormand, a qualifié pour sa part
l’incendie de « plus important ac­
cident industriel en France depuis
AZF [usine chimique qui a ex­
plosé, à Toulouse, en 2001] ». Lors
des questions au gouvernement,
le député (La France insoumise)

de la Somme, François Ruffin,
s’est montré accusateur : « Depuis
vendredi, vous savez! Pourquoi
avez­vous attendu cinq jours pour
rendre publique la liste des pro­
duits qui ont brûlé? »
Ces arguments, le premier mi­
nistre, Edouard Philippe, s’est ef­
forcé de les battre en brèche en
annonçant notamment que la
préfecture de Seine­Maritime de­
vait publier la liste des produits
concernés, ce qui a été fait dans la
soirée de mardi. « Je comprends
parfaitement l’émotion et l’inquié­
tude des Rouennais. Cette inquié­
tude est légitime, il faut l’entendre
et la prendre au sérieux », a­t­il as­
suré devant les députés, promet­
tant un suivi médical et de la

« transparence » de la part des
pouvoirs publics. « Toutes les in­
formations et les données scientifi­
ques seront rendues publiques », a­
t­il assuré. La préfecture a égale­
ment communiqué, mardi, sur le
fait qu’il n’y avait « pas de risque
avéré » lié à l’amiante dans l’air,
selon de premiers relevés.
« Nous ne savons pas tout car
toutes les analyses ne sont pas
achevées », a ajouté M. Philippe,
répétant que « les odeurs sont in­
commodantes mais ne présentent
pas de risques pour la santé ». « On
peut respirer, on peut boire à
Rouen », insiste­t­on dans son en­
tourage, où l’on convient qu’un
sujet reste en suspens (et il est po­
tentiellement anxiogène) : celui
de l’alimentation.
Par précaution, les agriculteurs
de la zone ont en effet l’interdic­
tion, pour l’heure, de vendre leur
production dans l’attente de ré­
sultats d’analyse qui ne seront
pas connus « avant plusieurs
jours », explique Matignon. « L’im­
pératif de transparence suppose la
plus grande précision des informa­
tions données, insiste Sibeth
NDiaye, porte­parole du gouver­
nement. L’immédiateté de l’infor­

mation n’est pas toujours compa­
tible avec la fiabilité des informa­
tions données. Nous faisons atten­
tion à cela. »
Plus de 2 000 personnes ont dé­
filé mardi soir dans les rues de
Rouen pour réclamer la « vérité »
aux cris de « Lubrizol coupable,
l’Etat complice », alors que l’odeur
dégagée par l’incendie reste très
marquée dans certains endroits
de la ville. Une douzaine de syndi­
cats (CGT, Solidaires), d’ONG
(Greenpeace) et d’associations
(Attac) participaient à l’événe­
ment, tout comme certains partis
politiques, dont le PS, représenté
par son premier secrétaire, Oli­
vier Faure, ou EELV, avec l’eurodé­
puté Yannick Jadot.

« Instrumentalisation »
Mercredi matin, l’Assemblée a acté
le principe d’une mission d’infor­
mation transpartisane. Cette ini­
tiative n’exclut pas l’ouverture
d’une commission d’enquête par
les groupes de gauche. Le parti Les
Républicains veut faire de même
au Sénat. De son côté, la ministre
de la transition écologique et soli­
daire, Elisabeth Borne, devait être
entendue, mercredi, par la com­

mission du développement dura­
ble du Palais­Bourbon.
Mme Borne a annoncé que les
agences publiques chargées des
risques industriels et de la santé
vont être consultées sur l’éven­
tualité de rechercher de nou­
veaux produits dans les retom­
bées de l’incendie. Pas certain que
cela soit suffisant pour faire re­
descendre la tension. « Je com­
prends parfaitement l’inquiétude
des Rouennais. Je comprends
moins une forme d’instrumentali­
sation par certains politiques de
premier plan. Quand j’entends les
comparaisons hâtives avec AZF,
qui avait fait 31 morts, je trouve

Habitants et associations lancent des « analyses citoyennes »


Ils réclament notamment une cartographie des retombées des 5 253 tonnes de produits chimiques brûlés sur le site Seveso de Lubrizol


D


ernier épisode en date de
l’opération « transpa­
rence totale » annoncée
par le premier ministre, Edouard
Philippe, la préfecture de Seine­
Maritime a publié, mardi 1er octo­
bre, en soirée, la liste des produits
chimiques entreposés dans
l’usine Lubrizol. 5 253 tonnes de
substances chimiques ont brûlé
dans l’incendie qui a ravagé une
partie de ce site classé « Seveso
seuil haut ». La majorité sont des
additifs multi­usages mais on
trouve aussi des solvants ou des
détergents. Au total, 479 « fiches
de sécurité » correspondant à ces
substances ont été mises en ligne.
« Tous les produits ne sont pas
dangereux », a tenu a rassuré une
nouvelle fois le préfet, Pierre­Yves
Durand, après avoir écarté un
« risque amiante ». Une première

lecture faite par Le Monde montre
toutefois parmi les dix produits
présents en plus grande quantité
des substances aux noms barba­
res comme le O, O, O­triphenyl
phosphorothioate ou le phénol
dodécyl pouvant notamment
nuire à la fertilité. Annie Thé­
baud­Mony, chercheuse à l’In­
serm et présidente de l’Associa­
tion Henri­Pézerat, souligne aussi
la présence de benzène ou de HAP
(hydrocarbures) potentiellement
cancérogènes. Pour la spécialiste
de la pollution, c’est « l’effet cock­
tail de tous ces produits qui ont
brûlé qui est dangereux ».
Sur la base de cette liste, les auto­
rités sanitaires doivent désormais
élaborer un plan de prélèvements
pour procéder à une évaluation
quantitative des risques sanitai­
res, a indiqué la préfecture. Elle

devrait durer plusieurs semaines.
Pas vraiment rassurés, méfiants
vis­à­vis des autorités, des Rouen­
nais ont décidé de lancer leurs
propres analyses.

« Manque de clarté »
Une cagnotte a été ouverte sur le
site Leetchi pour financer une
« analyse citoyenne indépendante
de la pollution ». En quelques
jours, elle a récolté 2 500 euros.
« Cette somme va nous permettre
de faire des prélèvements et des
analyses de manière rigoureuse en
ciblant en priorité des lieux qui
n’ont pas été testés jusque­là, ex­
plique Guillaume Blavette, admi­
nistrateur de France Nature Envi­
ronnement (FNE) en Normandie.
Nous avons la chance d’avoir des
labos universitaires très pointus
en chimie fine à Rouen ». L’initia­

tive émane du « milieu écolo
rouennais », précise M.Blavette.
Plusieurs habitants de l’agglo­
mération ont proposé leur jardin
ou leur terrain pour réaliser les
prélèvements qui doivent débu­
ter cette semaine. « Les résultats
communiqués par la préfecture
manquent à la fois de clarté et de
sincérité. Ils ne répondent pas aux
questions que l’on se pose, pour­
suit l’administrateur de FNE. On
voudrait une cartographie très
précise des retombées des toxiques
spécifiques à Lubrizol, qui utili­
saient des molécules dangereuses
au cœur d’une agglomération de
500 000 habitants, pour que des
mesures de protection adéquates
soient prises. »
L’association Respire a égale­
ment décidé d’organiser une cam­
pagne de « prélèvements citoyens »

Manifestation
après
l’incendie
de Lubrizol,
devant
le palais
de justice
de Rouen,
le 1er octobre.
JULIEN PAQUIN
POUR « LE MONDE »

« Les maires ont été
livrés à eux-mêmes,
la population n’a
pas eu les réponses
demandées et donc
la défiance s’est
installée »
CHRISTOPHE BOUILLON
député (PS) de Seine-Maritime

que ce n’est pas responsable », dé­
nonce Sibeth NDiaye. Lundi,
Edouard Philippe s’était lui­
même rendu à Rouen pour tenter
de rassurer la population. Une vi­
site qui faisait suite à celles, déjà,
de quatre de ses ministres ces der­
niers jours. « Il a compris qu’une
forme d’affolement populaire
s’était installée », note un proche
d’Emmanuel Macron.
Certains au sein de l’exécutif se
posent la question de savoir si le
chef de l’Etat lui­même doit s’im­
pliquer dans ce dossier en se ren­
dant sur place. « Le président suit
attentivement la situation depuis
le début, assure son entourage.
Nous avons bien conscience
qu’avec le hasard du calendrier et
les cérémonies en hommage à Jac­
ques Chirac il y a eu le ressenti, au
niveau local, d’être passé au second
plan. Mais il n’y a pas de hiérarchi­
sation. Un drame comme celui de
Rouen est extrêmement sérieux, et
il faut y apporter une réponse ap­
propriée. » Une réponse qui reste
encore à trouver pour rassurer
une partie de la population.
olivier faye,
alexandre lemarié
et manon rescan

Au moins 1 800 agriculteurs sinistrés


Au moins 1 800 agriculteurs ont été touchés par les suies de l’incendie
de l’usine Lubrizol de Rouen, a indiqué, mardi 1er octobre, le ministère
de l’agriculture, selon lequel les premières indemnisations pourraient
intervenir sous une dizaine de jours. Les exploitants
qui ne peuvent pas vendre leurs productions seront indemnisés grâce
au Fonds de mutualisation du risque sanitaire et environnemental.
De source préfectorale, 112 communes de Seine-Maritime sont
concernées par ces interdictions de commercialisation des produits
agricoles : 39 dans la Somme, 40 dans l’Oise et 14 dans l’Aisne.

dans l’agglomération rouennaise
et les zones avoisinantes. Ces pré­
lèvements seront réalisés en pré­
sence d’un huissier et analysés
par des laboratoires indépen­
dants. L’association espère pou­
voir les organiser vendredi 4 octo­
bre. Elle vise à recueillir un maxi­
mum de prélèvements différents :
suies, galettes d’hydrocarbure, ré­
sidus d’amiante contenue dans la
toiture de l’usine partie en fumée,
mais aussi eau ou légumes. L’as­
sociation a aussi obtenu l’accord
d’une dizaine de volontaires pour
des prélèvements sanguins.
Parallèlement, Respire a déposé
un recours en référé devant le tri­
bunal administratif de Rouen
avec 99 habitants de l’aggloméra­
tion afin de nommer un expert
pour « constater de manière con­
tradictoire la pollution et ses ef­

fets ». La procédure a été confiée à
l’avocate et ancienne ministre de
l’environnement Corinne Lepage.
Pour le président de Respire,
Olivier Blond, c’est « l’équivalent
d’une marée noire » qui s’est ré­
pandue dans l’agglomération
rouennaise. « Les analyses four­
nies par la préfecture ne révèlent
aucun problème majeur mais el­
les sont extrêmement partielles.
Les dioxines et les furanes, par
exemple, n’ont pas été recherchés
ou les résultats n’ont pas été com­
muniqués », relève l’association.
« Le premier ministre promet la
“transparence absolue”, rappelle
M.Blond. Mais la vraie transpa­
rence sur la situation ne pourra
être obtenue qu’avec la participa­
tion des citoyens et de leurs
organisations. »
stéphane mandard
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