Le Monde - 09.10.2019

(Rick Simeone) #1

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CULTURE


MERCREDI 9 OCTOBRE 2019

0123


CHEF­D'ŒUVRE   À  NE  PAS  MANQUER   À  VOIR   POURQUOI  PAS   ON  PEUT  ÉVITER

Le Joker, superméchant bien de ce monde


Todd Phillips filme une version sociopoétique du personnage, incarné magistralement par Joaquin Phoenix


JOKER


D


ans la grouillante hié­
rarchie des ordures de
la pop culture améri­
caine, le Joker – per­
sonnage secondaire des aventu­
res du comic book Batman –
occupe une place non négligea­
ble. Plusieurs incarnations ciné­
matographiques du clown mons­
trueux – dont celles, mémora­
bles, du psychédélique Jack Ni­
cholson dans Batman (1989), de
Tim Burton, et du ténébreux
Heath Ledger dans The Dark Kni­
ght. Le Chevalier noir (2008), de
Christopher Nolan – n’auront pas
suffi à épuiser le mythe. Faut­il
s’en étonner? Le Joker, machine à
pulsions paroxystiques, figure
cet antagoniste privilégié par le­
quel quelque chose qui ressem­
ble à la vie inquiète ce monu­
ment d’ennui puritain qu’est
Bruce Wayne/Batman. L’affaire
est vieille comme le cinéma,
ainsi que le rappelait Alfred Hit­
chcock à François Truffaut : « Plus
le méchant est réussi, plus réussi
sera le film. »
C’est Joaquin Phoenix – acteur
hors classe s’il en est – qui s’y
colle aujourd’hui, pour un défi
entièrement nouveau. Contraire­
ment à ses prédécesseurs, le Joker
de Todd Phillips n’est pas là pour
jouer l’étincelant faire­valoir de
Batman (de fait évincé du film),
mais pour lui­même et en lui­
même, comme personnage à
part entière. C’est à son histoire
personnelle que se consacre ce
récit, dédié, ipso facto, à une gé­
néalogie du mal. Deux vertus
font de Joker un grand film, aussi
hétérodoxe dans l’univers du
superhéroïsme que put l’être
Watchmen, de Zack Snyder,
en 2009. La première, qui crève
les yeux, est l’immense talent de
Phoenix, qui fait ici une perfor­
mance psychophysique digne de
la grande tradition actorale amé­
ricaine, jouant une monstruosité
circassienne héritée du génial
Lon Chaney. La peau sur les os, le
dos voûté, le corps désarticulé, le
feu dans les yeux, il campe un
Joker tour à tour englué dans la
nasse prolétaire, teinté de grâce
quand il se prend à l’illusion du
rêve américain, frénétique dès
lors qu’il mesure l’étendue de sa
naïveté.
L’autre grande vertu tient au
parti pris de Todd Phillips, réali­
sateur venu de la comédie (Very
Bad Trip) et sachant à ce titre ce
que l’humaine condition con­
tient de noirceur, d’en référer
plus volontiers à l’humanisme et

au réalisme social qu’à la déréali­
sation propre au genre
superhéroïque. Il marque égale­
ment sa liberté par l’écriture d’un
scénario original qui non seule­
ment façonne un passé au Joker,
mais lui confère comme une
nouvelle identité. Une grâce hal­
lucinée se dégage à certains ins­
tants d’exaltation pantomimi­
que du personnage. Gageons que
cette version sociopoétique du
Joker s’inscrira puissamment
dans les mémoires.

Humour et ségrégation sociale
Arthur Fleck, jeune homme dis­
gracieux vivant avec sa vieille
mère, frappé d’une maladie ner­
veuse qui lui colle sporadique­
ment un rire inextinguible aux lè­
vres, travaille ici comme clown
publicitaire dans un Gotham qui
évoque le New York des années


  1. Contrefait physiquement,
    mentalement et socialement, le
    jeune homme est en butte à l’hos­
    tilité du monde environnant, do­
    miné par la loi du plus fort et par
    le pouvoir de l’argent roi. Le récit
    est truffé de notations sociales,


qui montrent une ville au bord de
l’émeute, en proie à l’ensauvage­
ment de l’ultralibéralisme.
Le roman familial d’Arthur, en­
tretenu par une mère devenue dé­
mente, ne dit pas autre chose, se­
lon lequel il serait le fils illégitime
du milliardaire Thomas Wayne,
déplaisant potentat prétendant à
la mairie et père du futur Batman.
Ce qui soutient Arthur face à ces
épreuves est son aspiration à de­
venir un artiste de la scène comi­
que. Il écrit à ses heures perdues
des sketchs qu’il se récite devant
la glace ou à une bonne amie
compatissante. Nonobstant leur
absolue nullité, Arthur n’aura de
cesse de rencontrer son idole – le
stand­upeur Murray Franklin, in­
terprété par Robert De Niro dans
une référence directe à La Valse
des pantins (1982) de Martin
Scorsese, film dans lequel il incar­
nait le psychopathe, et Jerry
Lewis l’amuseur public. Murray,
à qui Arthur a tapé dans l’œil par
le niveau zéro de son humour,
commet ainsi l’erreur de l’inviter
à son show télévisé pour le tour­
ner en dérision.

C’est la goutte qui fait déborder
le vase et passer Arthur Fleck du
côté sombre de la force. La tragé­
die tient donc tout entière dans
l’incapacité du héros à accéder à
la valeur de distanciation de l’hu­
mour, donnée ici comme critère
objectif de différenciation et de
ségrégation sociales. Magnifique
intuition de la raison pour la­
quelle le rire ne peut être autre
chose qu’un stigmate pour le
Joker. Cette ligne situationniste,
qui fait de la transformation de la
vie en spectacle l’ultime degré de
l’aliénation consumériste, nour­
rit un film dont la hargne antica­
pitaliste – pas vue à un tel degré
depuis Sorry to Bother You (2018),

de Boots Riley – ferait passer la
maison Warner pour le siège du
Komintern.

Pouvoir monstrueux de l’argent
Ce Joker joué par la major – après
l’habile carte féministe de Wonder
Woman en 2017 – pourrait toute­
fois répondre à d’autres impéra­
tifs. Contrecarrer, par exemple, la
superpuissance acquise par
Disney avec l’univers Marvel. Op­
poser à sa boursouflure cosmico­
patriotique l’humanisme d’une
histoire ancrée dans le réel. Stig­
matiser son utilisation aussi com­
mode que lassante du second de­
gré par la crispation du rire qui af­
fecte la face du Joker. Une campa­
gne menée contre la violence du
film n’en a pas moins été lancée
aux Etats­Unis par une associa­
tion se réclamant des victimes du
déséquilibré qui tua douze per­
sonnes, en juillet 2012, lors d’une
séance de The Dark Knight Rises à
Aurora (Colorado). Le film de Todd
Phillips ne montre pourtant
aucune complaisance envers le Jo­
ker, pas davantage envers la vio­
lence démente dont il fait preuve.

Portrait d’une jeunesse orpheline de la politique


Dans son documentaire réalisé avec des lycéens d’Ivry­sur­Seine, Jean­Gabriel Périot montre l’absence de transmission des luttes passées


NOS  DÉFAITES


J


ean­Gabriel Périot s’est fait
connaître avec ses courts­mé­
trages issus de montages
d’archives, aiguisant le regard
sur l’histoire contemporaine –
Eût­elle été criminelle (2006) à pro­
pos des femmes tondues à la Libé­
ration, The Devil (2012) sur les
Black Panthers... – avant de réali­
ser ses premiers « longs » – Une
jeunesse allemande (2015), docu­
mentaire retraçant le parcours de
la Fraction armée rouge à partir
d’archives sonores et visuelles,
puis Lumières d’été (2016), fiction
qui met en scène un réalisateur ja­
ponais arrivant à Hiroshima pour
interviewer les survivants à la
bombe atomique.

Nos défaites, son troisième
long­métrage, a été fabriqué
en 2018 avec des élèves du lycée
Romain­Rolland, à Ivry­sur­Seine
(en classe de 1re, spécialité ci­
néma), dans le Val­de­Marne, à
l’initiative du directeur du ci­
néma municipal Le Luxy, Jean­
Jacques Ruttner. Il faut prendre le
temps de présenter le dispositif
de ce film, minimaliste et inven­
tif, qui donne toute sa profon­
deur aux adolescents, dont on
aurait tort de moquer un peu vite
l’inculture politique. Dans un
noir et blanc soyeux, ces lycéens
rejouent des scènes de films­cul­
tes tournés avant ou après­
Mai 68 – La Chinoise (1967), de
Jean­Luc Godard, Camarades
(1969), de Marin Karmitz – où il
est question de lutte et d’émanci­
pation, pendant que d’autres élè­

ves tiennent la caméra ou s’occu­
pent du son.
Une fois la scène tournée, le
film bascule dans la couleur et re­
vient au réel : le réalisateur s’en­
tretient avec le jeune comédien,
filmé en plan fixe, et lui pose une
question en rapport avec l’extrait
du film, sur le syndicalisme, l’en­
gagement politique... Sa réponse
et celles de ses camarades met­
tent mal à l’aise : la plupart d’en­
tre eux cherchent leurs mots,
n’ont pas les idées claires sur le
rôle de la politique, semblent in­
quiets à l’idée de faire grève, « car
on peut perdre son emploi ». Au
bout de plusieurs entretiens, on
sauterait presque de joie lorsque
l’un d’eux évoque le code du tra­
vail... On n’oubliera pas cette ly­
céenne merveilleuse, capable
d’incarner avec ce ton de la Nou­

velle Vague une ouvrière refu­
sant de retourner à l’usine – dans
La Reprise du travail aux usines
Wonder (1968), de Pierre Bon­
neau, Liane Estiez­Villemont et
Jacques Willemont –, mais
avouant ensuite, avec franchise,
qu’elle n’a aucune idée de ce
qu’est un syndicat.

Constat troublant
Nos défaites fait le constat, trou­
blant, d’un héritage politique qui
n’a pas été transmis, ni par l’école
ni par la famille. C’est aussi un
film de langage, bouleversant,
captant le vocabulaire et le visage
adolescents en pleine mue – l’ex­
pression « du coup » est utilisée à
tout bout de champ, telle une
béquille raccrochant des bouts de
phrase. Mais jamais le cinéaste
n’accable ses jeunes personna­

ges, Swann, Natasha, Ghaïs, Jack­
son, Julie, Rosalie, Alaa, Marine,
Floricia et Martin. On croit le film
achevé, mais Périot relance son
protocole en faisant un choix for­
mel des plus sobres et puissants.
Le réalisateur reprend en effet
son tournage en décembre 2018,
alors que les lycéens d’Ivry se sont
mobilisés en soutien à d’autres
camarades, accusés d’avoir tagué
« Macron démission » sur la fa­
çade de l’établissement – plu­
sieurs d’entre eux avaient été mis
en garde à vue. Dans le froid de
l’hiver, le cinéaste filme de nou­
veau le petit groupe, partageant
cette fois­ci son expérience du
« blocus » du lycée.
Jean­Gabriel Périot confirme
qu’il est un genre bien à part de
cinéaste engagé : il ne dira jamais
qu’un film, en soi, peut changer

l’état monde. Une œuvre peut à la
rigueur amener des spectateurs à
modifier leur regard, mais rien,
dit­il, ne remplace la mobilisa­
tion politique. Il livre cette
phrase à méditer : « Nous ne se­
rons pas faits du bois de nos vic­
toires mais de nos combats. »
Moins pessimiste qu’il n’y paraît,
Nos défaites éclaire les jeunes vi­
sages dans la banlieue sud et mé­
langée de la capitale. Et cette tra­
versée diurne en milieu scolarisé
trace comme un trait d’union
avec L’Epoque, de Mathieu Ba­
reyre (2018), son pendant noc­
turne, où le réalisateur suivait la
jeunesse qui ne dort pas, de Paris
à la Seine­Saint­Denis.
clarisse fabre

Documentaire français de Jean­
Gabriel Périot (1 h 27).

Derrière le
maquillage,
Joaquin
Phoenix.
WARNER BROS.
ENTERTAINMENT INC/
DC COMICS

Une campagne
contre
la violence
du film
a été lancée aux
Etats-Unis par
une association

Il montre en revanche que sa
monstruosité ne vient pas de
nulle part, mais d’un endroit où
l’argent, à défaut de la compé­
tence ou de la vertu, autorise des
milliardaires à conquérir le pou­
voir et à détruire la société en y
exacerbant l’injustice et le cy­
nisme du système qui les a enri­
chis. Par ce tableau scandaleux de
l’humanité souffrante, Todd
Phillips met le Joker, comme il ne
l’aura jamais été, au diapason de
L’Homme qui rit (1869) de Victor
Hugo : « Je représente l’humanité
telle que ses maîtres l’ont faite.
L’homme est un mutilé. Ce qu’on
m’a fait, on l’a fait au genre hu­
main. On lui a déformé le droit, la
justice, la vérité, la raison, l’intelli­
gence, comme à moi les yeux, les
narines et les oreilles ; comme à
moi, on lui a mis au cœur un cloa­
que de colère et de douleur, et sur
la face un masque de
contentement. »
jacques mandelbaum

Film américain de Todd Phillips.
Avec Joaquin Phoenix, Robert De
Niro, Zazie Beetz (2 h 02).
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