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CULTURE
MERCREDI 9 OCTOBRE 2019
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CHEFD'ŒUVRE À NE PAS MANQUER À VOIR POURQUOI PAS ON PEUT ÉVITER
Le Joker, superméchant bien de ce monde
Todd Phillips filme une version sociopoétique du personnage, incarné magistralement par Joaquin Phoenix
JOKER
D
ans la grouillante hié
rarchie des ordures de
la pop culture améri
caine, le Joker – per
sonnage secondaire des aventu
res du comic book Batman –
occupe une place non négligea
ble. Plusieurs incarnations ciné
matographiques du clown mons
trueux – dont celles, mémora
bles, du psychédélique Jack Ni
cholson dans Batman (1989), de
Tim Burton, et du ténébreux
Heath Ledger dans The Dark Kni
ght. Le Chevalier noir (2008), de
Christopher Nolan – n’auront pas
suffi à épuiser le mythe. Fautil
s’en étonner? Le Joker, machine à
pulsions paroxystiques, figure
cet antagoniste privilégié par le
quel quelque chose qui ressem
ble à la vie inquiète ce monu
ment d’ennui puritain qu’est
Bruce Wayne/Batman. L’affaire
est vieille comme le cinéma,
ainsi que le rappelait Alfred Hit
chcock à François Truffaut : « Plus
le méchant est réussi, plus réussi
sera le film. »
C’est Joaquin Phoenix – acteur
hors classe s’il en est – qui s’y
colle aujourd’hui, pour un défi
entièrement nouveau. Contraire
ment à ses prédécesseurs, le Joker
de Todd Phillips n’est pas là pour
jouer l’étincelant fairevaloir de
Batman (de fait évincé du film),
mais pour luimême et en lui
même, comme personnage à
part entière. C’est à son histoire
personnelle que se consacre ce
récit, dédié, ipso facto, à une gé
néalogie du mal. Deux vertus
font de Joker un grand film, aussi
hétérodoxe dans l’univers du
superhéroïsme que put l’être
Watchmen, de Zack Snyder,
en 2009. La première, qui crève
les yeux, est l’immense talent de
Phoenix, qui fait ici une perfor
mance psychophysique digne de
la grande tradition actorale amé
ricaine, jouant une monstruosité
circassienne héritée du génial
Lon Chaney. La peau sur les os, le
dos voûté, le corps désarticulé, le
feu dans les yeux, il campe un
Joker tour à tour englué dans la
nasse prolétaire, teinté de grâce
quand il se prend à l’illusion du
rêve américain, frénétique dès
lors qu’il mesure l’étendue de sa
naïveté.
L’autre grande vertu tient au
parti pris de Todd Phillips, réali
sateur venu de la comédie (Very
Bad Trip) et sachant à ce titre ce
que l’humaine condition con
tient de noirceur, d’en référer
plus volontiers à l’humanisme et
au réalisme social qu’à la déréali
sation propre au genre
superhéroïque. Il marque égale
ment sa liberté par l’écriture d’un
scénario original qui non seule
ment façonne un passé au Joker,
mais lui confère comme une
nouvelle identité. Une grâce hal
lucinée se dégage à certains ins
tants d’exaltation pantomimi
que du personnage. Gageons que
cette version sociopoétique du
Joker s’inscrira puissamment
dans les mémoires.
Humour et ségrégation sociale
Arthur Fleck, jeune homme dis
gracieux vivant avec sa vieille
mère, frappé d’une maladie ner
veuse qui lui colle sporadique
ment un rire inextinguible aux lè
vres, travaille ici comme clown
publicitaire dans un Gotham qui
évoque le New York des années
- Contrefait physiquement,
mentalement et socialement, le
jeune homme est en butte à l’hos
tilité du monde environnant, do
miné par la loi du plus fort et par
le pouvoir de l’argent roi. Le récit
est truffé de notations sociales,
qui montrent une ville au bord de
l’émeute, en proie à l’ensauvage
ment de l’ultralibéralisme.
Le roman familial d’Arthur, en
tretenu par une mère devenue dé
mente, ne dit pas autre chose, se
lon lequel il serait le fils illégitime
du milliardaire Thomas Wayne,
déplaisant potentat prétendant à
la mairie et père du futur Batman.
Ce qui soutient Arthur face à ces
épreuves est son aspiration à de
venir un artiste de la scène comi
que. Il écrit à ses heures perdues
des sketchs qu’il se récite devant
la glace ou à une bonne amie
compatissante. Nonobstant leur
absolue nullité, Arthur n’aura de
cesse de rencontrer son idole – le
standupeur Murray Franklin, in
terprété par Robert De Niro dans
une référence directe à La Valse
des pantins (1982) de Martin
Scorsese, film dans lequel il incar
nait le psychopathe, et Jerry
Lewis l’amuseur public. Murray,
à qui Arthur a tapé dans l’œil par
le niveau zéro de son humour,
commet ainsi l’erreur de l’inviter
à son show télévisé pour le tour
ner en dérision.
C’est la goutte qui fait déborder
le vase et passer Arthur Fleck du
côté sombre de la force. La tragé
die tient donc tout entière dans
l’incapacité du héros à accéder à
la valeur de distanciation de l’hu
mour, donnée ici comme critère
objectif de différenciation et de
ségrégation sociales. Magnifique
intuition de la raison pour la
quelle le rire ne peut être autre
chose qu’un stigmate pour le
Joker. Cette ligne situationniste,
qui fait de la transformation de la
vie en spectacle l’ultime degré de
l’aliénation consumériste, nour
rit un film dont la hargne antica
pitaliste – pas vue à un tel degré
depuis Sorry to Bother You (2018),
de Boots Riley – ferait passer la
maison Warner pour le siège du
Komintern.
Pouvoir monstrueux de l’argent
Ce Joker joué par la major – après
l’habile carte féministe de Wonder
Woman en 2017 – pourrait toute
fois répondre à d’autres impéra
tifs. Contrecarrer, par exemple, la
superpuissance acquise par
Disney avec l’univers Marvel. Op
poser à sa boursouflure cosmico
patriotique l’humanisme d’une
histoire ancrée dans le réel. Stig
matiser son utilisation aussi com
mode que lassante du second de
gré par la crispation du rire qui af
fecte la face du Joker. Une campa
gne menée contre la violence du
film n’en a pas moins été lancée
aux EtatsUnis par une associa
tion se réclamant des victimes du
déséquilibré qui tua douze per
sonnes, en juillet 2012, lors d’une
séance de The Dark Knight Rises à
Aurora (Colorado). Le film de Todd
Phillips ne montre pourtant
aucune complaisance envers le Jo
ker, pas davantage envers la vio
lence démente dont il fait preuve.
Portrait d’une jeunesse orpheline de la politique
Dans son documentaire réalisé avec des lycéens d’IvrysurSeine, JeanGabriel Périot montre l’absence de transmission des luttes passées
NOS DÉFAITES
J
eanGabriel Périot s’est fait
connaître avec ses courtsmé
trages issus de montages
d’archives, aiguisant le regard
sur l’histoire contemporaine –
Eûtelle été criminelle (2006) à pro
pos des femmes tondues à la Libé
ration, The Devil (2012) sur les
Black Panthers... – avant de réali
ser ses premiers « longs » – Une
jeunesse allemande (2015), docu
mentaire retraçant le parcours de
la Fraction armée rouge à partir
d’archives sonores et visuelles,
puis Lumières d’été (2016), fiction
qui met en scène un réalisateur ja
ponais arrivant à Hiroshima pour
interviewer les survivants à la
bombe atomique.
Nos défaites, son troisième
longmétrage, a été fabriqué
en 2018 avec des élèves du lycée
RomainRolland, à IvrysurSeine
(en classe de 1re, spécialité ci
néma), dans le ValdeMarne, à
l’initiative du directeur du ci
néma municipal Le Luxy, Jean
Jacques Ruttner. Il faut prendre le
temps de présenter le dispositif
de ce film, minimaliste et inven
tif, qui donne toute sa profon
deur aux adolescents, dont on
aurait tort de moquer un peu vite
l’inculture politique. Dans un
noir et blanc soyeux, ces lycéens
rejouent des scènes de filmscul
tes tournés avant ou après
Mai 68 – La Chinoise (1967), de
JeanLuc Godard, Camarades
(1969), de Marin Karmitz – où il
est question de lutte et d’émanci
pation, pendant que d’autres élè
ves tiennent la caméra ou s’occu
pent du son.
Une fois la scène tournée, le
film bascule dans la couleur et re
vient au réel : le réalisateur s’en
tretient avec le jeune comédien,
filmé en plan fixe, et lui pose une
question en rapport avec l’extrait
du film, sur le syndicalisme, l’en
gagement politique... Sa réponse
et celles de ses camarades met
tent mal à l’aise : la plupart d’en
tre eux cherchent leurs mots,
n’ont pas les idées claires sur le
rôle de la politique, semblent in
quiets à l’idée de faire grève, « car
on peut perdre son emploi ». Au
bout de plusieurs entretiens, on
sauterait presque de joie lorsque
l’un d’eux évoque le code du tra
vail... On n’oubliera pas cette ly
céenne merveilleuse, capable
d’incarner avec ce ton de la Nou
velle Vague une ouvrière refu
sant de retourner à l’usine – dans
La Reprise du travail aux usines
Wonder (1968), de Pierre Bon
neau, Liane EstiezVillemont et
Jacques Willemont –, mais
avouant ensuite, avec franchise,
qu’elle n’a aucune idée de ce
qu’est un syndicat.
Constat troublant
Nos défaites fait le constat, trou
blant, d’un héritage politique qui
n’a pas été transmis, ni par l’école
ni par la famille. C’est aussi un
film de langage, bouleversant,
captant le vocabulaire et le visage
adolescents en pleine mue – l’ex
pression « du coup » est utilisée à
tout bout de champ, telle une
béquille raccrochant des bouts de
phrase. Mais jamais le cinéaste
n’accable ses jeunes personna
ges, Swann, Natasha, Ghaïs, Jack
son, Julie, Rosalie, Alaa, Marine,
Floricia et Martin. On croit le film
achevé, mais Périot relance son
protocole en faisant un choix for
mel des plus sobres et puissants.
Le réalisateur reprend en effet
son tournage en décembre 2018,
alors que les lycéens d’Ivry se sont
mobilisés en soutien à d’autres
camarades, accusés d’avoir tagué
« Macron démission » sur la fa
çade de l’établissement – plu
sieurs d’entre eux avaient été mis
en garde à vue. Dans le froid de
l’hiver, le cinéaste filme de nou
veau le petit groupe, partageant
cette foisci son expérience du
« blocus » du lycée.
JeanGabriel Périot confirme
qu’il est un genre bien à part de
cinéaste engagé : il ne dira jamais
qu’un film, en soi, peut changer
l’état monde. Une œuvre peut à la
rigueur amener des spectateurs à
modifier leur regard, mais rien,
ditil, ne remplace la mobilisa
tion politique. Il livre cette
phrase à méditer : « Nous ne se
rons pas faits du bois de nos vic
toires mais de nos combats. »
Moins pessimiste qu’il n’y paraît,
Nos défaites éclaire les jeunes vi
sages dans la banlieue sud et mé
langée de la capitale. Et cette tra
versée diurne en milieu scolarisé
trace comme un trait d’union
avec L’Epoque, de Mathieu Ba
reyre (2018), son pendant noc
turne, où le réalisateur suivait la
jeunesse qui ne dort pas, de Paris
à la SeineSaintDenis.
clarisse fabre
Documentaire français de Jean
Gabriel Périot (1 h 27).
Derrière le
maquillage,
Joaquin
Phoenix.
WARNER BROS.
ENTERTAINMENT INC/
DC COMICS
Une campagne
contre
la violence
du film
a été lancée aux
Etats-Unis par
une association
Il montre en revanche que sa
monstruosité ne vient pas de
nulle part, mais d’un endroit où
l’argent, à défaut de la compé
tence ou de la vertu, autorise des
milliardaires à conquérir le pou
voir et à détruire la société en y
exacerbant l’injustice et le cy
nisme du système qui les a enri
chis. Par ce tableau scandaleux de
l’humanité souffrante, Todd
Phillips met le Joker, comme il ne
l’aura jamais été, au diapason de
L’Homme qui rit (1869) de Victor
Hugo : « Je représente l’humanité
telle que ses maîtres l’ont faite.
L’homme est un mutilé. Ce qu’on
m’a fait, on l’a fait au genre hu
main. On lui a déformé le droit, la
justice, la vérité, la raison, l’intelli
gence, comme à moi les yeux, les
narines et les oreilles ; comme à
moi, on lui a mis au cœur un cloa
que de colère et de douleur, et sur
la face un masque de
contentement. »
jacques mandelbaum
Film américain de Todd Phillips.
Avec Joaquin Phoenix, Robert De
Niro, Zazie Beetz (2 h 02).