22 |culture MERCREDI 9 OCTOBRE 2019
0123
CHAMBRE 212
I
l y aurait une série à écrire
sur « la chambre d’en face »
au cinéma. De Fenêtre sur
cour (1954), d’Alfred Hitch
cock, avec James Stewart paralysé
derrière sa fenêtre face à l’assas
sin qui opère de l’autre côté de
la cour, à Nous irons tous au para
dis (1977), d’Yves Robert, où Jean
Rochefort loue une chambre
d’hôtel pour mieux surveiller sa
femme. Bien des sentiments
entrent dans ce dispositif, de la
peur à la jalousie, du voyeurisme
à la concupiscence.
Christophe Honoré relance la
donne aujourd’hui au titre de la
fantaisie onirique, et l’on parierait
que son souvenir à lui trouve son
origine dans la seizième minute
du courtmétrage de François
Truffaut, Antoine et Colette (1962).
Résumons ce dernier. Antoine
(JeanPierre Léaud, exgarnement
des Quatre cents coups) est de
venu passionné de musique, tra
vaille désormais chez Philips et
fait la connaissance de la ravis
sante Colette (MarieFrance Pi
sier) qui fréquente comme lui les
concerts des Jeunesses musicales
de France. Il tombe amoureux,
elle ne lui accordera jamais da
vantage que son amitié. A la
cruauté de la situation, Antoine
répond par l’énergie du déses
poir et loue sur un coup de tête,
à la seizième minute du film
donc, une chambre à l’Hôtel de
la Paix, qui fait face au domicile
des parents de Colette, non loin
de la place de Clichy. La conclu
sion sera amère.
Sous l’empire du rêve et du faux
On connaît, depuis son pre
mier longmétrage (17 fois Cécile
Cassard, 2002), le lien référentiel
que cultive le réalisateur des
Chansons d’amour (2007) avec
quelques grandes figures de l’en
chantement cinématographi
que français, à commencer par
Truffaut et Jacques Demy. Quand
bien même n’auraitil jamais
songé à Antoine et Colette – ce qui
a une importance toute relative
d’ailleurs –, toujours estil qu’il
installe son héroïne, Maria
(Chiara Mastroianni), au naturel
volage, dans une chambre d’hôtel
qui fait face au domicile conjugal
(décidément, Truffaut !), après
sa dispute avec son mari, Richard
(Benjamin Biolay), féru de musi
que et pianiste de son état, qui
vient de trouver un message
laissé par l’amant sur le portable
de sa femme. Ces prémices
d’une excessive banalité laissent
présager Feydeau, on s’apercevra
vite que c’est Cocteau qui se tient
en embuscade.
Le film se déroule tout entier,
en effet, sous l’empire du rêve et
du faux (fausse neige, fête du
pastel, maquette rendue visible,
mécanismes de théâtre, para
doxes temporels). Le couple, qui a
vingt ans de mariage derrière lui,
habite d’ailleurs Montparnasse,
pile audessus d’un complexe ci
nématographique qui en distille,
du rêve, à foison. C’est ainsi que
partie pour faire le vide, Maria se
retrouve dans une chambre d’hô
tel bientôt surpeuplée par les fan
tômes, y compris celui de sa pro
pre conscience, sous les oripeaux
d’un quinquagénaire imitateur
de Charles Aznavour. Y apparais
sent tour à tour Richard, âgé
de 25 ans, la première amante
de celuici, Irène (Camille Cottin)
- qui fut sa professeure de piano
et qui nous le révèle adolescent –,
la même à l’âge de la retraite
(Carole Bouquet), Asdrubal, le
jeune amant de Maria, sur les pas
duquel s’emboîtent la cohorte de
ses conquêtes, et même sa mère,
pour faire bonne mesure.
Complainte de l’amour
Une ineffable fantaisie s’ensuit,
qui va un moment nous bercer
du doux rêve d’un échange de
bons procédés entre Maria,
tentée de se mettre à la coule
avec son mari de 25 ans, tandis
qu’Irène, qui n’a jamais cessé
d’aimer Richard, tenterait de le
reconquérir à la faveur de sa rup
ture, en traversant tout simple
ment la rue pour lui faire un en
fant. En même temps, une poi
gnante interrogation affleure :
peuton jamais se remettre de la
perte de la jeunesse? Peuton ja
mais faire autrement que trom
per l’autre avec luimême? Vous
le saurez en entrant dans cette
complainte de l’amour tissée jus
qu’à la douceur d’une nuit qui
s’épuise au bar du Rosebud.
L’étrange huis clos, il convient
de le noter, s’enlèvera sur les ailes
de la Sonate en fa mineur, de
Scarlatti, du Désormais, de Char
les Aznavour, de My Heart Be
longs to Only You, de Bobby Vin
ton, de Nous dormirons ensemble,
de Jean Ferrat, de Could It Be Ma
gic, de Barry Manilow. Ou encore
de How Deep Is Your Love, de The
Rapture. La tonalité du film ainsi
soumise à votre appréciation.
jacques mandelbaum
Film français de Christophe
Honoré. Avec Chiara Mastroianni,
Vincent Lacoste, Benjamin Biolay,
Camille Cottin. (1 h 27).
La femme qui aimait les hommes
Christophe Honoré met en scène dans un étrange huis clos
les souvenirs d’une femme et de ses conquêtes masculines
Sous le roman familial,
un bréviaire politique sur
les espoirs du capitalisme
Le deuxième longmétrage d’André Téchiné
ressort en salle dans une version restaurée
REPRISE
A
vec le temps, André Té
chiné (Ma saison pré
férée, Les Roseaux sauva
ges) est devenu, à lui seul, une
possible incarnation du cinéma
d’auteur français, remuant traits
et thèmes qui ont pris valeur de
paradigmes : roman familial, atta
ches régionales (le SudOuest na
tal du cinéaste), curiosité pour le
fait divers, passions intempesti
ves... Or, plus l’on remonte le fil
de sa filmographie vers son ori
gine, à la charnière des années
1960 et 1970, plus l’on rencontre
de films intrigants, atypiques
de par leur ton et leur forme, sor
tis du sillon de la modernité.
Après Paulina s’en va (1969), conte
psychiatrique et petite bulle
d’étrangeté, Souvenirs d’en France
(1975), son deuxième longmé
trage, que le distributeur Carlotta
ressort en salle dans une version
fastueusement restaurée, pour
suivait cette veine distanciée,
élevée au degré plus ambitieux
d’une fresque familiale épousant
le cours houleux du XXe siècle.
Dans une petite ville du Sud
Ouest, au début des années 1930,
les Pédret, famille d’industriels à
la tête d’une usine métallurgique,
célèbrent les noces du cadet, Pros
per (Claude Mann), avec la pré
tentieuse Regina (MarieFrance
Pisier), fille de bonne famille aux
airs pincés. Berthe (Jeanne Mo
reau), humble blanchisseuse,
entretient une relation officieuse
avec l’aîné, Hector (Michel Au
clair), chef d’atelier qui ne tarde
pas non plus à lui passer la bague
au doigt. Elle se retrouve ainsi pro
jetée au cœur du clan, de ses légen
des, de ses tensions, entre l’hosti
lité de sa bellemère, Augustine (la
pagnolienne Orane Demazis), et la
reconnaissance d’un patriarche
venu d’Espagne au début du siècle,
au même parcours de transfuge
de classe. Au fil des années, du
Front populaire aux années 1970,
en passant par les années de
guerre et d’occupation, Berthe,
auréolée de son concours à la Ré
sistance, se hisse progressivement
dans la hiérarchie familiale jus
qu’à en gouverner les affaires.
Capitalisme industriel et familial
Alors qu’une telle fresque pouvait
verser dans l’académisme bon
teint ou le bal costumé de la re
constitution historique, Souve
nirs d’en France échappe à ces
deux écueils pour leur substituer
un imparable bréviaire politique
sur les destinées, espoirs et mira
ges confondus, du capitalisme
gaullien, amené à connaître son
apogée dans les « trente glorieu
ses ». Le film est d’ailleurs moins
une fresque qu’une frise, tant il
fait preuve d’un formidable esprit
de synthèse. Son récit elliptique,
à base de courtes scènes tran
chées, brasse le cours du siècle à
pas de géant, tandis que sa scéno
graphie ressaisit les soubresauts
de l’histoire par le biais des crises
familiales. La mise en scène sou
ligne les structures invisibles de la
famille, sa verticalité parfois écra
sante, mais aussi les rapports de
classe qui définissent son rapport
à l’extérieur – parallèlement à
l’ascension de Berthe, on suit le
parcours d’un ouvrier, Pierre,
joué par Pierre Baillot.
Souvenirs d’en France sonde
ainsi en quoi chaque famille est
un perpétuel équilibrage entre un
legs propre (une mémoire, une
fortune, un outil de production),
inamovible, et d’inévitables ap
ports extérieurs. Le film montre
aussi comment ce capitalisme in
dustriel et familial s’est maintenu
à travers les orages de l’histoire, a
muté au fil des décennies et cons
truit ses propres mythes (la glori
fication de Berthe, résistante mul
tidécorée, après la guerre).
Cette histoire industrielle re
coupe enfin une histoire (elle
aussi dynastique) du cinéma fran
çais : Téchiné réunit ici plusieurs
générations d’acteurs, surtout
d’actrices (pour compléter la gale
rie, citons Michèle Moretti, Hélène
Surgère et Françoise Lebrun), qui
ont la part belle et dont chacune
incarne une trajectoire politique.
Sous la magnifique photogra
phie mordorée de Bruno Nuytten,
cellesci composent autour de
Jeanne Moreau un chœur de pré
sences, de voix, d’attitudes et de
postures inoubliable.
mathieu macheret
Souvenirs d’en France, film
français (1975) d’André Téchiné.
Avec Jeanne Moreau, Michel
Auclair, MarieFrance Pisier (1 h 34).
« Souvenirs
d’en France » est
moins une
fresque qu’une
frise, tant il fait
preuve d’un
formidable esprit
de synthèse
De gauche à droite, Camille Cottin, Vincent Lacoste et Chiara Mastroianni. ITN PRODUCTIONS
Maria se retrouve
dans une
chambre d’hôtel
surpeuplée
par les fantômes,
y compris celui
de sa propre
conscience
B O X - O F F I C E
Le film « Joker » remplit
les salles américaines
Le film de Todd Phillips, avec
Joaquin Phoenix, a battu le
record des entrées pour le
mois d’octobre et récolté
93,5 millions de dollars pour
le premier weekend de sa
sortie dans les salles américai
nes, selon les estimations des
studios. Un succès atteint en
dépit des mesures de précau
tion prises par certaines sal
les, qui ont interdit les costu
mes, et par des municipalités,
qui ont demandé à la police
de patrouiller autour des
cinémas. – (AP.)
S U P E R - H É R O S
Martin Scorsese
compare les films
de super-héros à
un « parc d’attractions »
Le réalisateur italoaméricain
a créé un début de polémique
à Hollywood en déclarant, le
4 octobre, que les films de
superhéros n’étaient « pas du
cinéma » et s’apparentaient
davantage à un « parc d’at
tractions ». Pour le cinéaste,
« il ne s’agit pas de cinéma fait
par des êtres humains qui
cherchent à transmettre des
émotions et des expériences
psychologiques à un autre
être humain ».
La déclaration faite au
magazine britannique
Empire, alors qu’il était inter
rogé sur la sortie de son film
The Irishman, a fait réagir
plusieurs personnalités, dont
James Gunn, réalisateur des
Gardiens de la galaxie : « J’ai
été scandalisé quand les gens
ont manifesté contre La
Dernière Tentation du Christ
sans avoir vu le film. Je suis
aujourd’hui attristé qu’il
[Martin Scorsese] juge mes
films de la même manière. »
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hors-série
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ITALIE
DE GARIBALDIÀSALVINI
Un hors-série du«Monde»
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