Le Monde - 02.10.2019

(Michael S) #1
0123
MERCREDI 2 OCTOBRE 2019 | 15

« Quelque


chose se passe »


chez les Bleus


Au sein du XV de France, qui


affronte les Etats­Unis mercredi,


l’esprit d’équipe prend forme


kumamoto ­ envoyé spécial

M


usique de mise en
jambes. Sur le che­
min de l’entraîne­
ment, Gaël Fickou
tient une enceinte. Lui et ses coé­
quipiers du XV de France sortent
du bus au son d’une chanteuse
nouvelle génération, Aya Naka­
mura. Avec un morceau bien pré­
cis, Pookie. Pour dire « poucave »,
« balance », en argot. Ce samedi
28 septembre, les Bleus veulent
blaguer, explique l’un d’eux, So­
fiane Guitoune. Un « message su­
bliminal » envoyé aux journalis­
tes ayant vite ébruité la composi­
tion de l’équipe convoquée contre
les Etats­Unis, mercredi 2 octobre,
à Fukuoka. Le groupe, donc,
s’amuse bien en cette entame de
Coupe du monde au Japon, dix
jours après un succès initial
(23­21) sur l’Argentine. Et pas seu­
lement avec les journalistes.
« Quelque chose s’est créé, quelque
chose se passe », veut croire Jac­
ques Brunel. Comme « une conni­

vence sur le terrain et en dehors »,
estime le sélectionneur, pas mé­
content que la question lui soit
posée en conférence de presse.
Pour résumer, le groupe vit
bien. C’est une phrase toute faite.
Mais qui, cette fois, semble corres­
pondre à une part de réalité. Du
moins celle que ce XV de France
veut bien livrer à intervalles espa­
cés, le temps de rares moments
d’échange avec la presse. « Là, on
commence à prendre du plaisir sur
le terrain », assure Grégory All­
dritt. Toujours facile à dire, certes,
après un résultat positif.

Des visages souriants
Soyons francs : sans le drop salva­
teur de Camille Lopez face à l’Ar­
gentine, qu’en serait­il? Aurait­on
vu ces visages souriants et bien
disposés, dimanche 29 septem­
bre? En short et en coupe­vent,
dix Bleus ont fait une apparition
dominicale dans la fan­zone de
Kumamoto. Passage d’une heure
avec, en option, plusieurs ateliers :
envoyer le ballon dans la cible (pas

si simple...) ou encore hisser de
jeunes enfants dans les airs pour
qu’ils réceptionnent une touche.
« Entre le Tournoi des six nations
et la Coupe du monde, c’est un peu
le jour et la nuit », convient All­
dritt. Forcément. En mars, les
Bleus avaient fini à la 4e place du
Tournoi. Une compétition bou­
clée avec le souvenir encore frais
de déroutes en Angleterre puis en
Irlande, et surtout, la sinistrose
des échecs antérieurs : aucun titre
depuis le Grand Chelem de 2010.
Au­delà de la comptabilité, il y a
surtout toutes ces minutes en

commun. Les Bleus ont com­
mencé leur préparation le 25 juin
pour les premiers, le 6 juillet pour
les derniers, selon le parcours de
leurs clubs en championnat de
France. « Quand on joue le Tournoi
ou les tournées d’été ou de novem­
bre, on ne vit pas aussi longtemps
ensemble, rappelle le talonneur
du Racing, Camille Chat. Là, on est
ensemble vingt­quatre heures sur
vingt­quatre, il y a des automatis­
mes qui se mettent en place. » Al­
dritt, du Stade rochelais, con­
firme : « Cela fait trois mois qu’on
vit ensemble, oui, ça crée des liens,

ça se rapproche de ce qui se fait en
club. » « On échange plus, on pose
les mots, on discute. On arrive à se
parler sans se crier dessus », appré­
ciait le deuxième­ligne Sébastien
Vahaamahina, dès la mi­août,
après un test­match gagné à Nice
contre l’Ecosse.
S’il en est un qui apprécie, c’est
Guilhem Guirado. Surtout à
l’aune du précédent Mondial :
« En 2015, il y avait un vrai fossé en­
tre les plus expérimentés et les plus
jeunes, il n’y avait pas la même os­
mose qu’aujourd’hui. » Cette fois,
voilà le trentenaire capitaine.
Sauf contre les Etats­Unis, où il
s’agit de souffler : Camille Chat le
remplace au poste de talonneur
et Louis Picamoles dans le rôle du
capitaine.

« Un bon mélange »
Aujourd’hui, « c’est plus varié »,
estime Guirado. « Il y a des expéri­
mentés, des jeunes mais aussi une
génération intermédiaire. »
Comme celle de Picamoles, le
trentenaire dispute au Japon sa
troisième Coupe du monde. « Un
bon mélange », insiste Alldritt,
22 ans. « On est pas mal de jeunes,
mais les anciens nous encadrent
bien pour nous rappeler aussi les
valeurs du rugby. » Ah, les fameu­
ses valeurs! En l’occurrence? « Ils
nous rappellent qu’à leurs débuts,
c’est eux qui rangeaient le ma­
tos », explique le troisième­ligne.
Comme à chaque match, celui
contre les Etats­Unis en mécon­
tentera tout de même certains.
Baptiste Serin, remplaçant mer­
credi, s’était déjà avoué « déçu » de
sa non­convocation contre l’Ar­

gentine. « Ce n’est pas toujours fa­
cile à avaler parce qu’on a tous en­
vie d’être sur le terrain. » A Tokyo,
le réserviste avait pourtant donné
le change. Avec Sofiane Guitoune,
c’est lui qui avait disposé des pho­
tos dans le vestiaire. Celles des
présents, mais aussi des absents,
blessés ou écartés de la liste après
la préparation estivale.
Serin n’a « pas la même mousta­
che qu’Adil Rami », certes. Mais le
parallèle avec « la bonne humeur »
du footballeur, champion du
monde 2018 sans avoir joué une
minute, pourrait lui convenir. Les
Bleus du rugby sont pour l’instant
très loin d’une consécration.
Avant de clore leur premier tour
contre l’Angleterre, ils devront
déjà sortir indemnes de deux
matches en quatre jours : contre
les Etats­Unis le 2 octobre, donc,
puis contre les Tonguiens. Deux
adversaires à ne pas prendre à la
légère. Encore moins si l’on a subi
de près, comme Guirado et Pica­
moles, la défaite de 2011 face à ce
même royaume des Tonga.
adrien pécout

Aux Fidji, une académie pour conserver les talents à domicile


Après seize ans de carrière, notamment en France, l’ancien international Seremaia Bai a créé une école pour porter les espoirs de son pays


suva (fidji) ­ envoyé spécial

C’


est une salle de sport
hors d’âge posée au
pied de l’ANZ Stadium,
le grand stade de Suva, maison
des Flying Fijians. En cette fin no­
vembre 2018, au cœur de l’été aus­
tral, les stars fidjiennes du rugby,
comme Semi Radradra (Bor­
deaux) sont en Europe, théâtre
des tournées d’automne, et s’ap­
prêtent à écrire l’histoire en s’im­
posant contre les Bleus. Mais un
de leurs glorieux prédécesseurs
rayonne dans la moiteur : Sere­
maia Bai, deux Coupes du monde
au compteur, 61 sélections avec
les Fidji, dirige une séance de
musculation, donne le tempo des
séances d’abdos, encourage,
compte les poids.
Sous ses ordres, des joueurs en
formation, comme Laisa et Eneri,
rêvent d’une carrière profession­
nelle. Ils n’écoutent pas n’im­
porte qui : Seremaia Bai, 40 ans,

est l’un des héros de la génération
2007, dernière à être allée jus­
qu’en quarts de finale de la Coupe
du monde. Sauf miracle, après la
défaite des Fidjiens contre l’Uru­
guay (27­30), mercredi 25 septem­
bre, ce n’est pas au Japon que ses
héritiers se révéleront.

Des journées chargées
Champions olympiques de rugby
à VII en 2016 à Rio, les Fidji pei­
nent encore à décoller sur la
scène mondiale à XV. Et si leurs
ressortissants brillent, c’est sous
d’autres maillots : XV de France
(Alivereti Raka, Virimi Vakatawa),
Australie (Isi Naisarani, Samu Ke­
revi, Marika Koroibete, Tevita Ku­
ridrani), Nouvelle­Zélande (Sevu­
loni Reece), ou Angleterre (Joe Co­
kanasiga).
Bai, lui, a fait le choix de rentrer
chez lui après huit saisons en
France, entre 2006 et 2014, ponc­
tuées de deux boucliers de Bren­
nus avec Clermont (2010), puis

Castres (2013), et une ultime pige
en Angleterre. « Je suis revenu
pour mes enfants, pour mon pays.
Je voulais agir sur place pour con­
tribuer au développement des Fi­
dji. » Son ambition débouche sur
des journées chargées. Il est agri­
culteur. « Je viens de planter des
pieds de bananiers », raconte­t­il.
Et puis, surtout, il est à la tête de sa
propre académie de rugby. « Un
projet admirable », raconte le
Français Franck Boivert, 66 ans,
ancien directeur technique de
l’équipe fidjienne de rugby et dé­
sormais responsable de la détec­
tion de talents de la province de
Nadroga pour le club de
Clermont.
C’est l’histoire d’un rêve : « Voir
les Fidji champions du monde de
rugby à XV d’ici à vingt ans. » Dans
cet archipel du Pacifique, Bai sait
que la question n’est pas de révé­
ler les talents, mais de les conser­
ver. Ce projet, il a commencé à y
songer en 2007, alors qu’il jouait

en France. Il l’a lancé en fé­
vrier 2017. « J’étais prêt à accueillir
80 joueurs. Le jour des détections,
ils sont arrivés à 300 », rigole Sere­
maia Bai. Aujourd’hui, ils sont
une centaine. Les filles ont aussi
leur place : Bai propose depuis
peu une séance à leur destination
le samedi. Tout est gratuit. L’ex­
joueur porte ce projet à bout de
bras. « Au lancement de mon pro­
jet, je suis allé voir la fédération et
des grandes entreprises. Rien ne
s’est passé, tout le monde m’a
ignoré. Tout ce qu’on a su me dire
c’est : “Continue, nous sommes
fiers de toi”. »

Reconversion
Depuis le lancement de l’acadé­
mie, il estime avoir dépensé
20 000 euros. Un investissement,
à ses yeux. « J’ai vu beaucoup de
changements dans la vie des en­
fants. Les parents sont contents.
Certains me disent : “Mon enfant a
changé depuis qu’il a rejoint votre

programme, il se couche à 21 heu­
res, alors qu’avant il sortait jusqu’à
2 heures.” Pour moi, c’est un succès.
Sans ce projet, qui sait, certains
iraient peut­être en prison. Ce qui
me fait avancer, c’est éduquer les
prochaines générations. »
Avec son pedigree, il aurait pu
chercher à s’associer avec un club
professionnel. Mais le pourcen­
tage de pensionnaires signant un
contrat professionnel n’est pas
son critère de réussite. « Avant de
penser à former de meilleurs
joueurs, je veux aider les hommes
à grandir. Après le rugby, ils sont
trop nombreux à lutter avec la re­
conversion. »
Cette académie, il l’a d’ailleurs
aussi imaginée comme une
béquille pour les légendes de re­
tour au pays : « Je ne veux pas seu­
lement être un exemple, je veux
aider les anciens joueurs », expli­
que­t­il, soulignant la face som­
bre du destin des expatriés : im­
préparation à la fin de carrière,

projets de reconversion inexis­
tants, dépression... « Maintenant,
la plupart n’ont pas de travail, ils se
sentent perdus. Ils vivent dans le
stress. » Cinq entraîneurs s’inves­
tissent déjà à ses côtés.
Les premiers dividendes tom­
bent : six joueurs de son acadé­
mie ont intégré des écoles au Ja­
pon et en Nouvelle­Zélande, deux
ont reçu une bourse pour aller
étudier en Angleterre, un autre a
été sélectionné avec les Fidji des
moins de 20 ans et, en décembre,
il enverra deux équipes en Nou­
velle­Zélande pour la Coupe du
monde scolaire à VII.
Une première victoire pour Bai :
« Je suis triste de ne pas obtenir de
la fédération ou du gouvernement
le soutien que je pourrais espérer.
Mais je dois être courageux pour
les Fidji, pour l’avenir de ce pays.
Quand tu veux faire quelque chose
de bien pour changer des vies, tu
dois traverser des épreuves. »
grégory letort

Jacques
Brunel,
sélectionneur
des Bleus,
à Kumamoto,
au Japon, le
27 septembre.
FRANCK FIFE/AFP

« Cela fait trois
mois qu’on vit
ensemble, oui,
ça crée des liens,
ça se rapproche
de ce qui se fait
en club »
GRÉGORY ALLDRITT
troisième-ligne

longtemps, il s’est levé de bonne heure
avec la même douleur. Un mal tenace, à
vous mettre en péril une carrière. « Le ma­
tin, je savais déjà que j’allais passer une
mauvaise journée. » Sofiane Guitoune pré­
fère désormais en sourire. Question de na­
turel, mais aussi parce qu’il a laissé derrière
lui deux longues années de convalescence.
Mieux : le trois­quarts centre dispute la
Coupe du monde au Japon. Première titula­
risation prévue contre les Etats­Unis, mer­
credi 2 octobre, à Fukuoka, après avoir vécu
la victoire sur l’Argentine (23­21), dix jours
plus tôt, dans le survêtement du réserviste.
C’est déjà assez miraculeux pour l’écrire,
au regard de sa pubalgie. Entre 2016 et 2018,
à peine sept matchs de titulaire en cham­
pionnat avec Toulouse, son nouveau club.
« Déjà, quand je me levais, j’avais mal aux ab­
dos. » A l’entraînement aussi : « Tout le
monde me disait que je courais en canard, les
jambes écartées pour ne pas avoir à trop me
servir des adducteurs. Je ne pouvais pas me
mettre dans l’axe, donc je devais essayer de

“tricher” avec d’autres muscles. » Des mo­
ments difficiles sur le coup, et un futur en­
core plus compliqué à envisager : « J’appro­
chais de la trentaine, rappelle l’intéressé.
Alors, tu joues au rugby depuis l’âge de 5 ans,
tu es professionnel depuis tes 18 ans, tu te dis
que tu as peut­être trop tiré, qu’il est temps de
passer à autre chose... »

« Le monde à l’envers »
La douleur l’a finalement quitté « du jour
au lendemain ». « Je ne saurais pas donner
d’explication, j’ai continué à suivre tous mes
protocoles. Un travail bête et discipliné. » Et
le début d’une nouvelle carrière, à mainte­
nant 30 ans : « Déjà, rien que de ne plus
avoir ces douleurs le matin, ou ne pas devoir
prendre d’anti­inflammatoires avant de me
coucher, ce sont autant de petits trucs qui ne
me rongent plus. »
Bref, l’ancien Bordelais a retrouvé « une
course naturelle ». Et un corps sur lequel il
peut compter pour exprimer ses « principa­
les qualités », faites de « vitesse » et d’« explo­

sivité ». En équipe de France, sa dernière ap­
parition remontait à la précédente Coupe
du monde, en Angleterre. Deux essais ins­
crits et une victoire contre la Roumanie. Un
peu de temps alors donné aux remplaçants
habituels, face à un adversaire présumé
plus faible. Comme ici contre les Etats­Unis.
Qu’importe pour le trois­quarts, déjà tout
aise de renfiler le maillot bleu. Son frère, lui,
en porte un autre. A 25 ans, Yanis joue pour
l’Algérie et pour le club amateur de Pamiers
(Ariège), en troisième division. « En rigolant,
ma mère dit que c’est le monde à l’envers. Elle
a un fils né en Algérie qui joue pour l’équipe
de France, et un fils né en France qui joue
pour celle d’Algérie! » C’est à Vierzon (Cher)
que Sofiane Guitoune et son frère ont dé­
couvert le ballon ovale, sur les conseils d’un
oncle. « Dans mon quartier, on était les seuls
à faire du rugby. Mes amis ne captaient pas,
ça ne les intéressait pas. » Depuis, « beau­
coup s’y mettent. » Effet positif de ses dé­
buts, comme peut­être de sa guérison.
a. pt.

Sofiane Guitoune, 30 ans, à l’aube d’une nouvelle carrière

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