Le Monde - 02.10.2019

(Michael S) #1

14 |france MERCREDI 2 OCTOBRE 2019


0123


La colère en marche


des policiers


Gardiens de la paix, officiers et commissaires


manifesteront, mercredi 2 octobre, à Paris


F


atigue, exaspération, cha­
grin... Les ingrédients de
« la marche de la colère
policière », organisée le
2 octobre à Paris, ressemblent à s’y
méprendre à ceux d’un cocktail
Molotov social, au sein d’une pro­
fession meurtrie par une vague
sans précédent de 52 suicides de­
puis le début de l’année. Des mil­
liers de fonctionnaires de la police
nationale sont appelés à défiler de
Bastille à la place de la République,
mercredi à partir de 13 heures. La
quasi­totalité des organisations
syndicales du ministère de l’inté­
rieur se sont jointes au mouve­
ment, lui donnant une ampleur
inattendue pour une institution
habituellement morcelée entre les
différents corps qui la composent.
Commissaires, officiers et gar­
diens de la paix tomberont donc
pour l’occasion l’uniforme, sans
oublier les personnels administra­
tifs, techniques et scientifiques.
« L’idée c’est de donner un carton
jaune à l’administration et au gou­
vernement en général, explique Fa­
bien Vanhemelryck, secrétaire gé­
néral d’Alliance police nationale,
l’un des principaux syndicats de
gardiens de la paix. Le thème cen­
tral, c’est bien évidemment celui
des suicides dans la police, mais il y

a une accumulation de gros problè­
mes, il faut qu’ils se secouent! »
Les syndicats espèrent une mo­
bilisation historique, pour des
troupes plus habituées à être de
l’autre côté des cordons de sécu­
rité. En 2015, ils étaient quelques
milliers à s’être postés sous les fe­
nêtres de la garde des sceaux,
Christiane Taubira, après qu’un de
leur collègue avait été gravement
blessé par un détenu en cavale, qui
avait profité d’une permission
pour se faire la belle. La dernière
grande marche policière remonte,
elle, à près de vingt ans, quand
8 000 fonctionnaires s’étaient réu­
nis à Créteil, à la suite de l’assassi­
nat de deux de leurs collègues lors
d’un cambriolage au Plessis­Tré­
vise (Val­de­Marne), en 2001.

« Cette fois­ci, il n’y a pas un dé­
clencheur dramatique, c’est davan­
tage un mouvement profond qui
repose sur des causes structurel­
les », relève David Le Bars, le pa­
tron du Syndicat des commissai­
res de la police nationale (SCPN),
majoritaire chez les chefs de ser­
vice, qui note que « la hausse des
suicides et des agressions sont
deux maux importants d’une insti­
tution qui ne va pas bien ».

Commissariats insalubres
La demande de prise en compte
des risques psychosociaux parti­
culiers, liés à l’exercice d’une pro­
fession pas comme les autres, fait
partie des premières revendica­
tions. Le ministère de l’intérieur
avait annoncé en avril la création
d’une cellule de suivi des fonction­
naires en détresse. Un dispositif
qui n’a pour le moment pas encore
produit d’effet.
Les fonctionnaires dénoncent
des conditions d’exercice jugées
indignes, avec des commissariats
parfois insalubres et des équipe­
ments insuffisants. La question
de l’organisation du travail crée
également un climat de malaise.
Les policiers opèrent aujourd’hui
sur des cycles de quatre jours
d’emploi pour deux jours de re­
pos. Un rythme qui ne leur per­
met d’avoir qu’un week­end sur
six en famille. Des expérimenta­
tions sont actuellement menées
pour trouver un nouveau schéma
fonctionnel. Quant aux heures
supplémentaires impayées, elles
se comptent en millions et pla­
cent l’Etat dans la situation em­
barrassante du débiteur, à l’heure
d’ouvrir des pourparlers. « Il y a
clairement un problème d’organi­
sation et de suremploi, faire tra­
vailler un policier dix­huit heures
d’affilée le samedi, c’est devenu

normal pour le ministère de l’inté­
rieur », dénonce Philippe Capon,
secrétaire général d’UNSA­Police.

Epineuse question des retraites
A ce terreau social défavorable,
vient s’ajouter l’épineuse question
de la réforme des retraites. Les po­
liciers bénéficient d’un statut à
part qui veut que pour cinq an­
nées travaillées, ils gagnent une
bonification d’une année, dans la
limite de cinq annuités. Les der­
nières négociations font état
d’une volonté du gouvernement
de distinguer les personnels qui
sont sur le terrain de ceux qui res­
tent dans les bureaux pour établir
une gradation du niveau de péni­
bilité. Les premiers seraient épar­
gnés, quand les seconds seraient
alignés sur le régime général.

Christophe Castaner, ministre
de l’intérieur, a clairement ex­
primé le souhait que la police na­
tionale conserve « la spécificité de
son statut ». Mais les syndicats vi­
sent plus haut. « Cette manifesta­
tion ne s’adresse pas à Christophe
Castaner, mais à Emmanuel Ma­
cron et Edouard Philippe qui vont
décider à ce sujet », explique Yves
Lefebvre, le secrétaire général
d’Unité SGP­Police­FO, majori­
taire au sein du ministère de l’in­
térieur, qui réclame une loi
d’orientation et de programma­
tion pour la performance de la sé­
curité intérieure ambitieuse.
Alors que des discussions sont
en cours pour élaborer d’ici la fin
de l’année le contenu de ce texte
très attendu, une démonstration
de force mercredi aurait pour ef­

fet de placer le gouvernement
dans une situation délicate. Face à
l’accumulation des mouvements
de contestation (marche pour le
climat, manifestations contre la
réforme des retraites, persistance
de la mobilisation des « gilets jau­
nes »...), le pouvoir ne peut risquer
une défection d’une partie de ses
forces de l’ordre.
La marche du mercredi 2 octobre
se fait pour l’instant avec un main­
tien global de l’activité. Les com­
missaires à travers la France ont
été incités par leurs syndicats à fa­
ciliter la libération des effectifs
pour venir à Paris, tout en assurant
une continuité du service. Mais en
l’absence de signaux positifs de la
Place Beauvau, les organisations
n’excluent pas de durcir le ton.
nicolas chapuis

Libérations intempestives, procès repoussés,


les couacs de transferts de détenus persistent


La justice souffre de la mauvaise prise en charge des extractions des prisonniers par la pénitentiaire


U


n juge d’instruction qui
ne parvient pas, faute de
personnel pénitentiaire
disponible, à faire extraire de la
prison un détenu pour l’entendre
dans le cadre d’une information
judiciaire sur des atteintes aux
biens, a choisi au premier semes­
tre 2019 de le remettre en liberté,
espérant ainsi avoir davantage de
chances de pouvoir l’entendre.
C’est à ce genre d’anecdote que
l’on se dit que quelque chose dys­
fonctionne gravement dans les
extractions judiciaires : le trans­
port des personnes détenues
vers les tribunaux pour leur pro­
cès, une audience avec un juge
des libertés et de la détention ou
un juge d’instruction, une con­
frontation, etc.
La mise en place de la réforme
décidée en 2010 pour transférer
ces missions du ministère de l’in­
térieur à celui de la justice, autre­
ment dit des policiers et des gen­
darmes aux surveillants péni­
tentiaires, a été extrêmement la­
borieuse car les besoins en
personnels n’avaient pas été cor­
rectement évalués. Après une
suspension temporaire décidée
en 2017 et un étalement dans le
temps, elle doit s’achever le
1 er novembre avec le bascule­
ment dans le nouveau dispositif
de la Corse, des Alpes­de­Haute­
Provence, des Bouches­du­

Rhône et du Vaucluse. Or, dans
les régions ayant déjà basculé, de
nombreux couacs empoison­
nent toujours le fonctionnement
des tribunaux. L’Union syndicale
des magistrats (USM) publie
ainsi mardi 1er octobre un Livre
blanc intitulé « Urgence pour les
extractions judiciaires. Les ex­
tractions judiciaires mettent les
tribunaux dans le rouge ». Un vé­
ritable florilège des difficultés
auxquelles les magistrats sont
confrontés malgré les quelque
1 800 surveillants pénitentiaires
affectés à cette mission.

Dispositif sous-calibré
Si globalement les « impossibilités
de faire » opposées par l’adminis­
tration pénitentiaire aux magis­
trats représentent désormais, se­
lon la chancellerie, moins de 10 %
des demandes d’extraction judi­
ciaire, « cela peut atteindre 40 %
ou plus dans certaines régions »,
affirme Céline Parisot, présidente
de l’USM. La région de Grenoble­
Chambéry semble particulière­
ment mal lotie. De janvier à août,
la chambre de l’instruction de la
cour d’appel de Grenoble a ainsi
dû ordonner sept remises en li­
berté pour des personnes arri­
vées au terme du délai légal de
leur détention provisoire et qui
n’ont pu être amenées à temps au
tribunal pour leur procès ou de­

vant leur juge d’instruction pour
la prolongation de la détention.
Toujours à Grenoble, aucune des
extractions judiciaires deman­
dées en juillet par les juges d’ins­
truction n’a été exécutée.
Guère plus rassurant, dans une
juridiction des Hauts­de­France,
dont l’USM préfère ne pas donner
le nom, une personne devait être
jugée en comparution immé­
diate pour agression sexuelle...
elle a été remise en liberté sans
être jugée ni même reconvoquée
à un procès ultérieur. « Que dira­
t­on des juges, qui n’y sont pour
rien dans cette situation, si cette
personne récidive? », s’inquiète
Mme Parisot.
Les libérations non souhaitées
sont les ratés les plus spectaculai­
res, mais elles restent l’exception.
Les autres problèmes révélés par
le Livre blanc de l’USM, moins vi­
sibles de l’extérieur, sont néan­
moins très préoccupants. Pour li­
miter au maximum ce risque de
libération intempestive, il avait
été demandé aux magistrats de
spécifier les extractions ayant un
« enjeu procédural majeur ». Effet
pervers de cette hiérarchisation
des priorités, certaines deman­
des sont négligées.
Selon l’USM, « il devient très diffi­
cile, voire quasi impossible, de faire
extraire un détenu lorsqu’il est dé­
tenu pour autre cause [DPAC] ».

Autrement dit, si une personne
est poursuivie dans plusieurs dos­
siers distincts, l’audition deman­
dée par un juge en charge d’une
affaire périphérique sera jugée
non prioritaire. Conséquence, « le
parquet de Saint­Nazaire [Loire­
Atlantique] renonce à toute réqui­
sition d’une personne DPAC, antici­
pant un refus systématique, pour
audiencer ces dossiers après la libé­
ration du détenu... au risque de
voir disparaître ce dernier », relate
le Livre blanc.
A Paris, le procès d’une affaire
d’escroquerie a ainsi été renvoyé
à février 2020, le quatrième re­
port en deux ans, car la personne
« détenue pour autre cause » n’a
pas pu être amenée. Une perte de
temps pour les magistrats, dont
les audiences sont parfois annu­
lées à la dernière minute, et pour
leurs greffiers occupés à jongler
avec les dates d’extraction certai­
nes, probables ou aléatoires. Les
audiences vidéo, peu prisées par
les juges comme par les avocats,
ne semblent guère constituer
une réponse. Au ministère de la
justice, on reconnaît que des pro­
blèmes persistent. Preuve que le
dispositif est encore sous­cali­
bré, de nouvelles créations de
postes sont inscrites dans le pro­
jet de budget 2020 pour assumer
les extractions judiciaires.
jean­baptiste jacquin

« Faire travailler
un policier
dix-huit heures
d’affilée le
samedi, c’est
devenu normal »
PHILIPPE CAPON
secrétaire général d’UNSA-Police

A la SPA, salaire en or,


licenciement record


P


rès de 216 000 euros. De quoi nourrir tous les chiens et
chats de la SPA pendant près de deux mois. C’est le mon­
tant exceptionnel que doit verser la Société protectrice
des animaux (SPA) à son ancien patron, limogé en 2016. Ainsi en
a décidé la cour d’appel de Paris dans un arrêt rendu le 25 sep­
tembre. Une nouvelle preuve des dérives passées de la SPA.
Tout commence en 2013, lorsqu’une nouvelle présidente, Nata­
cha Harry, est élue à la tête de l’association. Sa mission : sortir la
SPA de l’ornière, après trois ans d’administration judiciaire. Pour
y parvenir, Natacha Harry décide de recruter comme directeur
général Jean­Benoît Sangnier, un ancien de Bolloré. Problème : il
demande la même rémunération que celle dont il bénéficiait
auparavant, 145 000 euros brut par
an, soit plus de 12 000 euros par
mois. Un montant énorme pour
une association en difficulté.
Natacha Harry donne son accord.
Mais avant que le nouveau patron
opérationnel arrive, la SPA se re­
trouve épinglée pour sa mauvaise
gestion. « A la SPA, on se goinfre sur
la bête », titre Le Canard enchaîné.
Pour éviter un nouveau scandale,
un habillage est trouvé. Selon le con­
trat officiel, la rémunération sera
calculée sur une base de 90 000 euros par an. Des avenants cen­
sés rester confidentiels permettront cependant à Jean­Benoît
Sangnier de toucher au bout de quelques mois les 145 000 euros
promis, voire plus : à la partie fixe portée à 110 000 euros s’ajoute
une part dite « variable », d’« au minimum » 35 000 euros.
La vérité éclate lorsque le directeur est licencié pour faute grave
au bout de trente mois, en 2016. Aux prud’hommes, il se bat avec
succès. Les juges estiment qu’il a été écarté « sans cause réelle et
sérieuse », et condamnent la SPA à lui payer 142 000 euros. Mé­
contente, l’association fait appel. Mal lui en a pris, car la cour
d’appel alourdit la facture, en ajoutant le paiement des deux ans
de part dite « variable » que Natacha Harry, en conflit avec son di­
recteur, avait cru pouvoir ne pas lui verser. Jacques­Charles Fom­
bonne, l’actuel président, hésite à se pourvoir en cassation :
« Même si c’est beaucoup d’argent, peut­être faut­il tourner la
page », indique­t­il.
denis cosnard

DES AVENANTS CENSÉS 


RESTER CONFIDENTIELS 


PERMETTRONT À JEAN­


BENOÎT SANGNIER 


DE TOUCHER LES 


145 000 EUROS PROMIS


Les gendarmes assureront la sécurité


Les policiers devraient commencer à se réunir à partir de 12 h 30
place de la Bastille, en tenue civile. La loi leur interdit de mani-
fester en uniforme. Ce sont des escadrons de la gendarmerie
nationale qui devraient être principalement mobilisés pour assu-
rer la sécurité de cette « marche de la colère ». Les organisations
craignent les risques d’infiltration ou de provocation de la part
de groupes de « gilets jaunes », qui viendraient pour dénoncer
les violences policières. Un service d’ordre sera mis en place
par les syndicats, qui appellent à défiler dans le calme. « On n’est
évidemment pas là pour donner du fil à retordre aux collègues
qui travaillent », résume une source policière.
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