Le Monde - 02.10.2019

(Michael S) #1
0123
MERCREDI 2 OCTOBRE 2019 culture| 25

L’art animé de Jean­François Laguionie


Son chef­d’œuvre en papier découpé, « Gwen, le livre de sable » (1985) ressort en salle


GWEN,  LE  LIVRE


DE  SABLE


D


epuis ses premiers
courts­métrages réali­
sés au milieu des an­
nées 1960, Jean­Fran­
çois Laguionie a toujours consi­
déré le film d’animation comme
une œuvre de cinéma, destinée à
tous les publics, et non pas
comme un « dessin animé » pour
enfants. La ressortie en salle de
quelques­unes de ses œuvres ma­
jeures, d’un côté un programme
de sept courts­métrages intitulé
« Les mondes imaginaires de Jean­
François Laguionie », de l’autre
son premier long­métrage, de­
venu un film culte, Gwen, le livre
de sable (1985), mélange de dessins
et de papiers découpés, permet de
revisiter le parcours de ce pion­
nier qui continue de créer – il est
l’auteur, entre autres, du Tableau
(2011) et de Louise en hiver (2016).
Simultanément, arrive en librai­
rie le livre DVD retraçant l’histoire
de la production de Gwen, le livre
de sable (une coédition de La
Traverse et des Editions de l’Œil).
Un texte, de nombreux dessins et
croquis, ainsi que des entretiens
permettent de mesurer « la folie
complète » de ce projet, fabriqué à
une époque où les ordinateurs
n’existaient pas, selon les mots du
réalisateur qui s’apprête à fêter
ses 80 ans.
Jean­François Laguionie a long­
temps travaillé en solitaire, à
l’image de certains personnages
de ses courts­métrages actuelle­
ment à l’affiche : l’ermite de L’Arche
de Noé (1967) et le vagabond d’Une
bombe par hasard (1969) sont do­
tés d’un fort instinct de survie, à la
fois terrifiant et cocasse. Le délicat
La Demoiselle et le Violoncelliste
obtint le Grand Prix au festival
d’Annecy en 1965, tandis que La
Traversée de l’Atlantique à la rame,
coécrit avec Jean­Paul Gaspari,
leur valut la Palme d’or du court­
métrage à Cannes en 1978, puis le
César du film d’animation. Dans
ce film de 35 minutes, un homme
et une femme vont passer leur vie
dans une barque, à traverser des
hauts et des bas, à se tourner le dos
ou à croiser le chemin du Titanic.
Une métaphore tendre et féroce

de la vie de couple au long cours.
C’est vers 1980 que le cinéaste
voulut donner un peu plus de
temps à ses personnages. Il tenait
à mettre une fille au centre du
scénario alors qu’à l’époque, ra­
conte­t­il, les films étaient rem­
plis de super­héros. Laguionie dé­
couvrit l’aventure collective de la
fabrication de son premier
« long », quatre ans passés avec
une équipe de passionnés dans
les Cévennes, où le réalisateur et
sa compagne peintre (Kali)
avaient décidé de changer de vie.
Non loin de leur maison, dans le
village de Saint­Laurent­le­Mi­
nier, se trouvait une bâtisse aban­
donnée au bord d’une rivière, La
Fabrique, ancienne magnanerie
devenue, depuis, un véritable
studio de production.

Un voyage vers l’inconnu
Bernard Palacios aux décors, Ni­
cole Dufour en charge des person­
nages, Barbara Haider au décou­
page, etc., les copains se mirent au

travail avec les réalisateurs
Claude Luyet et Henri Heidsieck,
tandis que la production se dessi­
nait – le film reçut, entre autres,
un à­valoir de Gaumont, l’avance
sur recettes du Centre national du
cinéma, la participation d’An­
tenne 2 (devenue France 2)...
Chef­d’œuvre de finesse dans la
palette et les dessins, méditation
sur la société de consommation,
le film emprunte son esthétique
au surréalisme, avec ses monta­
gnes d’objets évoquant un rêve
(ou cauchemar) éveillé.

Cette épopée en plein désert,
parsemé d’objets au rebut, créant
parfois de drôles d’engrenages,
met en scène la jeune Gwen :
adoptée par les nomades, cette
fille « à la langue bien pendue » se
lie avec un garçon doux et rêveur,
jusqu’au moment où un étrange
phénomène emporte celui­ci vers
une destination lointaine. Com­
mence alors, pour l’adolescente,
une épopée aux côtés d’une « très
vieille femme », aux allures de sor­
cière, afin de délivrer le jeune
homme. Ce périple n’est pas sans
faire écho au voyage vers l’in­
connu que représente le tournage
d’un premier long­métrage, avec
une vieille caméra Eclair 35 milli­
mètres. Ajoutons que le film a été
fabriqué à une époque où les ordi­
nateurs n’existaient pas.
Un extrait des souvenirs du réa­
lisateur donne une idée du travail
de titan effectué par les uns et les
autres. « Claude Luyet et Henri
Heidsieck vont animer à eux seuls,
sur calque et de façon classique, les

soixante­cinq minutes du film.
Est­ce humainement possible?
Dans le groupe, personne ne pose
la question (...). Juchés sur une
échelle, l’œil collé à l’objectif, nous
déterminons tous ensemble ce que
sera l’image de chaque plan du
film, netteté, éclairage, profondeur
de champ. Une simple traînée de
suif de porc sur une vitre placée
près de l’objectif peut donner un ef­
fet de brume satisfaisant », raconte
Jean­François Laguionie dans le li­
vre DVD. Claude Philippot, chez
Gaumont, s’occupa de la sortie en
salles en 1985. Le film ne réalisa
pas beaucoup d’entrées, mais il fit
le tour du monde.
clarisse fabre

Gwen, le livre de sable, film
d’animation français de Jean­
François Laguionie (Editions de
l’Œil, 1h05).
« Les mondes imaginaires de
Jean­François Laguionie »,
programme de sept courts­
métrages (1h18).

Le film d’animation « Gwen, le livre de sable » (1985). LA TRAVERSE

Il a longtemps
travaillé en
solitaire, à l’image
de certains
personnages
de ses courts-
métrages

D I S PA R I T I O N
Mort de la soprano
Jessye Norman
La cantatrice américaine
Jessye Norman est décédée,
lundi 30 septembre, à New
York à l’âge de 74 ans, des sui­
tes d’une septicémie due aux
complications d’une blessure
à la colonne vertébrale. « Le
Met pleure Jessye Norman,
l’une des plus grandes sopra­
nos des cinquante dernières
années », a indiqué le grand
opéra new­yorkais où elle s’est
produite plus de 80 fois, dans
un répertoire allant de
Wagner à Poulenc, en passant
par Bartok, Schönberg et
Strauss. Née le 15 septem­
bre 1945 à Augusta, dans un
Etat de Géorgie alors soumis à
la ségrégation, Jessye Nor­
man, issue d’une famille de
cinq enfants, s’était initiée à la
musique à l’église, en chan­
tant les traditionnels spiri­
tuals. Elle était aussi une
femme de convictions, socia­
lement engagée, notamment
pour les artistes des milieux
défavorisés. Elle avait fondé
dans sa ville natale d’Augusta
la Jessye Norman School of
the Arts, gratuite pour les plus
désargentés. La soprano avait
chanté à Paris la Marseillaise
en 1989 pour le bicentenaire
de la révolution française.
Nous reviendrons sur sa
carrière dans le Monde daté
3 octobre. – (AFP.)

B O X - O F F I C E
« Au nom de la terre » en
tête des entrées en salle
Plusieurs nouveautés en­
trent dans le classement des
meilleures entrées en salle
observées entre les 25 et
29 septembre. Le Dindon, co­
médie tirée de Feydeau, réali­
sée par Jalil Lespert, se classe
en septième position, mais
avec un ratio très faible de
cent vingt mille spectateurs
dans sept cents salles. En re­
vanche, le mélodrame pay­
san Au nom de la terre, réa­
lisé par Edouard Bergeon,
avec Guillaume Canet, a tou­
ché près de 400 000 specta­
teurs et occupe la première
place. Rambo Last Blood et
Downton Abbey se position­
nent respectivement aux
deuxième et quatrième
rangs. En dépit de son
actualité, Bacurau, conte
féroce brésilien, fait une
entrée en demi­teinte
avec trente mille spectateurs
(seizième rang).

Ang Lee se perd dans la série B


Le réalisateur taïwanais déçoit avec ce film d’action à grand spectacle


GEMINI  MAN


A


vec Un jour dans la vie de
Billy Lynn (2016), retour
désenchanté sur l’enga­
gement américain en Irak, Ang
Lee ne réalisait pas seulement l’un
de ses plus beaux films, mais se
lançait un véritable défi techni­
que : celui de faire évoluer les
standards de l’expérience cinéma­
tographique, en mêlant le format
3D à une cadence de 120 images
par seconde – sans pour autant
que le film soit distribué en France
dans ces paramètres d’origine.
Gemini Man, son nouveau long­
métrage, reprend le même pro­
cédé, pour l’étendre cette fois aux
dimensions non plus d’un film in­
timiste, mais d’un film d’action à
grand spectacle, décérébré et sans
la moindre consistance.
Son argument mâtiné de scien­
ce­fiction semble tout droit sorti
d’un produit de série B des années


  1. Henry Brogan (Will Smith),
    tireur d’élite à la solde des services
    secrets américains voit, au mo­
    ment de prendre sa retraite, ses ex­
    employeurs se retourner contre
    lui. Traqué, il entraîne dans sa fuite
    Danny (Mary Elizabeth Winstead),


une débutante ralliée à sa cause, et
remonte entre Carthagène et Bu­
dapest le fil d’une machination fo­
mentée par Clay Verris (Clive
Owen), son ancien camarade de ré­
giment. Celui­ci chapeaute un pro­
gramme de clonage qui consiste à
remplacer l’ancien tireur par une
version de lui­même plus jeune et
plus performante. Henry se re­
trouve bientôt aux prises avec ce
duplicata, qui lui oppose en miroir
la même force, la même habileté,
la même science du combat.

Le thème convenu de la filiation
Ainsi le film repose­t­il tout entier
sur la rencontre au sommet entre
un acteur en chair et en os, en l’oc­
currence Will Smith, et son double
numérique, rajeuni de près d’un
quart de siècle par l’opération des
effets spéciaux. On entrevoit bien
quel enjeu théorique pouvait re­
couvrir leur affrontement : inter­
roger la présence physique du co­
médien à l’heure où les technolo­
gies mimétiques (« performance
capture » ou « deep fake ») sem­
blent en passe de le rendre obso­
lète. A quoi peut encore servir un
corps réel, faillible et vieillissant,
quand la possibilité de le copier en
mieux devient infinie?

Le film passe complètement à
côté de cette question, pour
mieux raccrocher le thème autre­
ment plus convenu de la filiation.
Entre Henry et son clone, c’est en
effet une relation père­fils des
plus balisées qui ne tarde pas à
s’établir, ouvrant le récit à un ima­
ginaire familialiste moralisateur
et complètement aberrant.
Par ailleurs, l’expérience vi­
suelle du film n’est pas convain­
cante. Le beau travail du cinéaste
sur les visages cède place à des
mouvements de caméra roboti­
ques, à une image qu’on dirait
inutilement accélérée, à des af­
frontements rébarbatifs et – clou
du spectacle – à un double rajeuni
de Will Smith qui ne fait pas tou­
jours oublier sa nature de ma­
rionnette numérique. Ang Lee ne
nous avait pas habitués à une telle
indigence, inexplicable au sein de
sa belle filmographie, sinon
comme une tentative, après
l’échec abyssal de Billy Lynn au
box­office, de se refaire une santé
auprès des studios.
mathieu macheret

Film américain d’Ang Lee. Avec
Will Smith, Mary Elizabeth
Winstead, Clive Owen (1 h 57).

LE THÉÂTRE NANTERRE-AMANDIERS OUVRELE LIVRE D’IMAGEDE JEAN–LUC GODARD


FESTIVAL D’AUTOMNE À PARIS


Jean–Luc Godard
Nanterre-Amandiers
4-20 octobre

festival-automne.com
© Jean-Luc Godard
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