Le Monde - 02.10.2019

(Michael S) #1
0123
MERCREDI 2 OCTOBRE 2019 idées| 31

pékin ­ correspondant

L


es immenses parades, militaire
et civile, qui, à Pékin, marquent
les célébrations du 70e anni­
versaire de l’arrivée des communis­
tes au pouvoir en Chine, mardi 1er oc­
tobre, ne font pas que des heureux.
Notamment chez les commerçants.
Depuis un mois, la capitale vit au ra­
lenti. Certains quartiers sont bouclés.
Dans l’est de la ville, le stade des Tra­
vailleurs, où sont stationnés les chars
de la parade civile, a été, dès la fin
août, partiellement puis totalement
entouré d’une immense palissade
métallique bleue. Impossible désor­
mais d’accéder aux commerces se
trouvant dans l’enceinte du stade, ni
aux restaurants et boîtes de nuit
branchées qui se trouvent à proxi­
mité. Des barrières métalliques ont
ensuite coupé en deux les trottoirs
entourant la palissade et des guérites
sont apparues, abritant jour et nuit
des militaires montant la garde aussi
sérieusement que devant le mauso­
lée de Mao Zedong.
Cette appropriation de l’espace par
l’Etat­parti pourrait se comprendre si
elle était accompagnée de la moindre
explication, voire d’une « excuse
pour la gêne occasionnée ». Mais il
n’en est rien. De même, il ne saurait
être question d’indemniser les com­
merçants qui se voient privés d’une
part importante de leur chiffre d’af­
faires. Et ceux­ci ont très vite compris
qu’ils n’avaient aucun intérêt à se
plaindre. Au­delà de ce quartier bran­
ché, toute la ville a vécu le mois de
septembre au rythme des répétitions.
« Non seulement j’étais réveillé à
4 heures du matin par le passage des
chars, mais ils m’ont complètement
pourri mon chiffre d’affaires de sep­
tembre », peste un restaurateur du

centre, un des rares à avoir osé ne pas
mettre de drapeau devant son établis­
sement. D’ailleurs, nombre de cafés
et de restaurants ont préféré fermer
quelques jours autour du 1er octobre.
« Ils ne nous empêchent pas explicite­
ment d’ouvrir, mais la police du quar­
tier nous explique qu’elle est mobilisée
pour la parade, qu’elle n’aura pas les
moyens de venir si nous avons un pro­
blème et donc qu’il vaut mieux que
nous fermions », explique ce restaura­
teur, qui, comme la plupart de ses col­
lègues, va s’exécuter. Rien de pire que
de faire perdre la face au chef de la po­
lice locale.

Une initiative troublante à Hangzhou
Tout cela ne serait qu’anecdotique si
ce n’était révélateur d’un état d’esprit
et d’un système dans lequel le succès
des entreprises privées n’a comme
principal objectif que de contribuer
au maintien du Parti communiste au
pouvoir. Au même moment, mi­sep­
tembre, une ville de province, Hang­
zhou, prenait une initiative trou­
blante : envoyer des cadres de l’admi­
nistration passer un an dans une cen­
taine d’entreprises. Hangzhou n’est
pas n’importe quelle ville. La capitale
du Zhejiang, au sud de Shanghaï,
abrite notamment les sièges d’Ali­
baba, du constructeur automobile
Geely (propriétaire de Volvo) et de
Wahaha (boissons). Ces trois fleu­
rons, ainsi que 97 autres entreprises
dont le nom n’a pas été rendu public,
vont donc accueillir des fonctionnai­
res chargés de « renforcer la commu­
nication » avec les autorités. Officiel­
lement, il s’agit pour celles­ci de
mieux prendre la mesure des servi­
ces à accorder au secteur privé.
Mais, au moment où l’économie ra­
lentit et où même les géants du high­
tech et de l’automobile songent à ré­
duire leurs effectifs, il y a peu de
chance que les nouveaux visiteurs se
contentent d’effectuer un stage d’ob­
servation. Si le Parti communiste
s’est ouvert aux entrepreneurs privés
en 2001, les entreprises privées doi­
vent également accepter la présence
du parti en leur sein, et ce, au plus
haut niveau. Les cellules du parti qui
ont longtemps été peu actives sont
réactivées depuis quelques années, et
les dirigeants arborent fréquemment
à la boutonnière l’insigne du parti.
Les spectaculaires parades du 1er oc­
tobre ne constituent que la partie la
plus visible de la toute­puissance du
Parti communiste chinois.

DICTIONNAIRE 
AMOUREUX 
DE  LA  DIPLOMATIE
de Daniel
Jouanneau,
Plon, 912 p., 28 €

Rapport de force | serguei


SI LE PARTI COMMUNISTE 


S’EST OUVERT AUX 


ENTREPRENEURS EN 2001, 


LES ENTREPRISES PRIVÉES 


DOIVENT ACCEPTER 


LA PRÉSENCE DU PARTI 


EN LEUR SEIN, ET CE, 


AU PLUS HAUT NIVEAU


LA LETTRE ET L’ESPRIT DE LA DIPLOMATIE


LE LIVRE


L


a diplomatie est avant tout
un art d’exécution. Repré­
sentant de son pays et
chargé de mettre en œuvre la po­
litique de son gouvernement,
l’ambassadeur s’expose à la pre­
mière personne, et il n’est pas
toujours évident d’appliquer des
instructions parfois à rebours de
ses propres convictions. Il doit
aussi tenir à son gouvernement
un langage de vérité, « l’informer,
l’avertir, l’éclairer et quelques fois
le retenir », écrivait, au XIXe siècle,
le grand ambassadeur Jules Cam­
bon, soulignant qu’« un ambassa­
deur boîte à lettres est un danger ».
Il y a beaucoup de clichés sur les
diplomates. « Le cynisme de Tal­
leyrand, l’art de l’esquive et du
non­dit, l’entre­soi, la tasse de thé
chez l’ambassadeur, les réceptions
dans les belles résidences », relève
Daniel Jouanneau. Il n’en rappelle
pas moins que, dans un monde
toujours plus chaotique, « avec
des défis colossaux et des acteurs
imprévisibles, des foyers d’instabi­
lité multiples, les diplomates sont
plus nécessaires que jamais pour

décrypter, analyser, permettre aux
Etats de se parler, de se compren­
dre, d’agir ensemble ».
Ancien ambassadeur au Mo­
zambique, au Liban, au Canada et
au Pakistan, avant de finir sa car­
rière comme inspecteur général
des affaires étrangères, Daniel
Jouanneau reconnaît avoir été
« un diplomate heureux ». Dans
ce Dictionnaire amoureux,
comme le veut la loi de la collec­
tion, il assume ses choix subjec­
tifs. Il y a bien sûr les incontour­
nables sur un tel sujet, depuis le
mot « Ambassadeur » jusqu’au
« Zimbabwe », où il fut en poste,
en passant par « Français de
l’étranger », « Lettre de créan­
ces », « ONU », « ONG », « Quai
d’Orsay », « Valise »...

« Grands plaisirs »
Il y ajoute quelques entrées plus
originales, dont celle consacrée
au « Consul », figure peu connue
mais essentielle du réseau diplo­
matique français, le troisième au
monde après ceux des Etats­Unis
et de la Chine. « La France est l’un
des pays qui offre à ses ressortis­
sants la gamme de services la plus

étendue », souligne l’auteur, lui­
même ancien consul général à
Québec.
Dans le livre défilent aussi nom­
bre de personnages, comme Ma­
chiavel, Mazarin et Talleyrand,
mais aussi de grandes figures
contemporaines, comme Henry
Kissinger. Et aussi nombre d’écri­
vains. « Les diplomates aiment
écrire. Si ce n’était pas le cas, ils
auraient choisi un autre métier.
Ecrire a toujours été une partie es­
sentielle de leur mission et l’un de
leurs grands plaisirs », indique Da­
niel Jouanneau.
Quelques­uns des plus grands
écrivains français du XVIIIe siècle
ont été, à l’occasion, diplomates,
comme Voltaire, chargé d’une
mission en Hollande, ou Rous­
seau à Venise, et, bien sûr, Beau­
marchais. En miroir de « l’écrivain
diplomate », il y a le « diplomate
écrivain », un diplomate de car­
rière qui « publie des livres indé­
pendamment de sa correspon­
dance professionnelle ». Ainsi
Alexis Léger (Saint­John Perse),
Paul Claudel, Paul Morand et tant
d’autres.
marc semo

ANALYSE


S


es bientôt trente­sept années au pou­
voir l’ont suffisamment démontré,
Paul Biya agit toujours selon son pro­
pre calendrier. Près de trois ans après
l’irruption de la crise, devenue guerre séces­
sionniste, dans les provinces anglophones
du Cameroun, le chef de l’Etat a convoqué un
« grand dialogue national », dans lequel il
s’agira d’« examiner les voies et moyens de ré­
pondre aux aspirations profondes des popu­
lations du Nord­Ouest et du Sud­Ouest, mais
aussi de toutes les autres composantes de no­
tre nation ». « Mieux vaut tard que jamais! »,
répètent nombre d’interlocuteurs sur place,
tant la dérive de ces deux régions menace les
soubassements du pays.
Les débats doivent se tenir sous la con­
duite du premier ministre, Joseph Dion
Ngute, du lundi 30 septembre au vendredi
4 octobre à Yaoundé. Un choix de dates pas
innocent, puisque c’est le 1er octobre 1961
que le Cameroun anglophone a fusionné
avec la partie francophone, et le 1er octo­
bre 2017 que les séparatistes ont proclamé
l’indépendance de l’Ambazonie, la républi­
que qu’ils espèrent faire reconnaître sur le
territoire de l’ex­colonie britannique situé à
la frontière avec le Nigeria. Une chimère en
l’état, même si une enquête de l’Eglise catho­
lique en zone anglophone révèle que 69 %
des personnes interrogées seraient en fa­
veur d’une séparation.

Lors de son allocution télévisée surprise, le
10 septembre, Paul Biya s’est livré, sans em­
ployer un mot d’anglais dans un pays censé
être bilingue, à une longue séance d’autosa­
tisfecit – « les mesures qui ont été prises par le
gouvernement (...) sont allées bien au­delà des
revendications de départ » – et a décoché
quelques flèches contre « la propagande sé­
cessionniste », accusée de se faire l’écho de
« la prétendue marginalisation des anglopho­
nes, de la persécution de la minorité anglo­
phone par la majorité francophone, du refus
du dialogue par notre gouvernement au béné­
fice d’une solution militaire à la crise ou en­
core des accusations ridicules de génocide ».
Certes, aucun génocide n’a été perpétré,
mais les crimes commis par les forces ar­
mées camerounaises et les multiples grou­
pes rebelles sont exposés quotidiennement
sur les réseaux sociaux et répertoriés par les
organisations de défense des droits hu­
mains. En mai, l’International Crisis Group
(ICG) estimait que, après vingt mois d’affron­
tements, le conflit avait fait 1 850 morts,
530 000 déplacés et des dizaines de milliers
de réfugiés. Le bilan s’est depuis encore ag­
gravé et, ces derniers mois, la pression inter­
nationale s’est accentuée sur les autorités ca­
merounaises. L’offre de Paul Biya, formulée à
quelques jours de l’ouverture de l’Assemblée
générale des Nations unies, est donc aussi à
destination de l’étranger.
Reste à savoir quelles sont les perspectives
offertes par ce « grand dialogue national », sa­

lué par plusieurs observateurs comme la pre­
mière reconnaissance d’un problème nié jus­
que­là par les autorités. Dans sa proposition,
le chef de l’Etat en a fixé les limites. Celui­ci se
fera dans le cadre de la Constitution ; un re­
tour au système fédéral en vigueur jus­
qu’en 1972 est donc à exclure. « Si les partici­
pants formulent le vœu d’une orientation,
nous les écouterons, mais ce dialogue est une
instance d’écoute, pas de décision. Ce n’est pas
une conférence nationale souveraine », pré­
vient Grégoire Owona, ministre du travail et
cadre important du parti au pouvoir.

« BIYALOGUE »
Autre interrogation : qui participera aux dif­
férentes commissions chargées de se pen­
cher notamment sur les problèmes du bilin­
guisme, des particularités des systèmes édu­
catif et judiciaire héritées de la colonisation
britannique, de la décentralisation ou du dé­
sarmement des combattants?
« Ceux qui volontairement déposent les ar­
mes n’ont rien à craindre », a promis Paul
Biya. Les autres subiront « toute la rigueur »
de la loi. Les leaders des groupes armés, pour
la plupart installés à l’étranger ou emprison­
nés au Cameroun, ne seront donc pas repré­
sentés, le président ayant refusé de pronon­
cer une amnistie avant les travaux. « Ce dialo­
gue est une perte de temps, il ne va qu’aggra­
ver la situation. Et qu’irai­je faire à Yaoundé?
Ce n’est pas ma capitale. Et quelle garantie
aurai­je de ne pas être arrêté? » assène, de­

puis Washington, Ebenezer Akwanga, le chef
des Southern Cameroons Defense Forces,
sans fermer la porte à des discussions sous la
médiation de la Suisse.
Les contempteurs de ce « grand dialogue
national » lui ont déjà trouvé un sobriquet,
« le biyalogue », et la crainte régulièrement
exprimée est que celui­ci ne soit qu’une
manœuvre dilatoire destinée à évacuer les
pressions externes et internes qui s’accumu­
lent sur le régime. Ainsi, le Social Democratic
Front (SDF), un parti d’opposition né dans les
provinces anglophones, s’est inquiété de la
représentativité des participants et de leur
extrême proximité avec le parti au pouvoir.
« Il y a un risque évident que des personnes il­
légitimes viennent noyer les revendications
anglophones dans une foultitude de problè­
mes régionalistes », analyse un diplomate,
qui voit dans la longue réticence du pouvoir
à traiter cette crise « la crainte d’un effet do­
mino dans les autres régions du pays ».
De fait, les observateurs les plus avertis du
Cameroun s’interrogent sur l’arrière­fond
politique de la manœuvre. Selon certains, en
chargeant son premier ministre de présider
le dialogue, Paul Biya, 86 ans, envoie une
pierre dans le jardin des durs de son régime,
partisans de la répression contre l’insurrec­
tion. Faut­il également voir dans cette charge
un début d’adoubement en vue de sa succes­
sion? « S’il réussit... peut­être, nuance une
source. S’il échoue, il sera un parfait fusible. »
cyril bensimon (le monde afrique)

« SI LES 


PARTICIPANTS 


FORMULENT LE VŒU 


D’UNE ORIENTATION, 


NOUS LES 


ÉCOUTERONS, 


MAIS CE DIALOGUE 


EST UNE INSTANCE 


D’ÉCOUTE, 


PAS DE DÉCISION »
GRÉGOIRE OWONA
ministre du travail

Cameroun anglophone : le dialogue selon Paul Biya


CHRONIQUE|PAR FRÉDÉRIC LEMAÎTRE


En Chine, le secteur privé


n’est pas à la fête

Free download pdf