Le Monde - 02.10.2019

(Michael S) #1

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ACTUALITÉ
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 2 OCTOBRE 2019

Les hyènes, vraies patronnes de la grotte de Denisova


ARCHÉOLOGIE - Cette caverne de Sibérie, qui a donné son nom à un nouveau groupe humain, était le repaire de grands carnivores


D


urant la préhistoire, les grottes
étaient convoitées par de nom­
breuses espèces. En Eurasie, Homo
erectus et ses successeurs ont dis­
puté ces abris naturels aux ours,
aux hyènes et à divers félins redoutables, lions
ou léopards des cavernes. Retracer la façon dont
les occupants se partageaient les lieux relève du
casse­tête et les archéologues doivent déployer
des trésors de créativité technique pour en venir
à bout. En témoigne une étude parue jeudi
26 septembre dans Scientific Reports, consacrée à
la grotte de Denisova.
Cette caverne de l’Altaï russe, dans le sud de la
Sibérie, est étudiée depuis quarante ans. Elle est
devenue célèbre pour avoir livré les restes d’une
nouvelle humanité, l’étude génétique d’un petit
os de doigt ayant révélé en 2010 l’existence d’un
groupe humain – les dénisoviens – distinct des
néandertaliens, eux aussi présents sur le site.
Plus récemment, l’analyse ADN d’un autre fos­
sile vieux de 90 000 ans a montré qu’il s’agissait
d’une jeune fille dont la mère était dénisovienne
et le père néandertalien! Depuis au moins
300 000 ans, datation du plus ancien outil de
pierre trouvé dans la grotte, celle­ci a donc vu se
succéder des groupes de chasseurs­cueilleurs.
L’étude de l’ADN contenu dans les sédiments, et
non pas dans les os, a confirmé cette présence
humaine au long cours, diverse et métissée.
Les résultats publiés dans Scientific Reports
s’appuient sur une autre technique : l’étude en
microscopie de strates de sédiments accumulés
au fil des âges au fond de la caverne, à partir
d’échantillons collectés en 2014 dans la cham­
bre principale et celle dite de l’Est. « Nous avons
rapporté au laboratoire ces échantillons, les
avons imbibés de résine durcissante, les avons
découpés en fines tranches de 30 microns
d’épaisseur que nous avons analysées au micro­
scope optique ou électronique pour y trouver des
microtraces d’occupation humaine et animale et
des indices révélant l’évolution du climat sur ce
site », détaille le géoarchéologue Mike Morley
(Flinders University, Adélaïde, Australie),
premier auteur de l’article.

Des dessins d’étrons
Un schéma très parlant de celui­ci résume les
éléments découverts sur près de 5 mètres de
profondeur de ces déchets sédimentaires accu­
mulés pendant trois cents millénaires. Les
pictogrammes comprennent une flamme,
symbolisant des microtraces de charbon qui
témoignent de l’utilisation du feu il y a plus de
200 000 ans. Une empreinte de patte griffue
désigne la bioturbation, c’est­à­dire le mélange
des couches sédimentaires par l’action des ani­
maux. Mais ce qui saute aux yeux, ce sont des
petits dessins d’étrons, les plus nombreux,
symbolisant les coprolithes, ou excréments fos­
silisés, retrouvés dans les échantillons tout au
long de la séquence. Ces crottes minéralisées
ont été attribuées en majorité à des hyènes des
cavernes (Crocuta crocuta spelaens).
Leur présence n’est pas inattendue. « Nous sa­
vions déjà, grâce aux os fossiles, que d’autres ani­

maux avaient occupé la grotte, précise Mike Mor­
ley. Mais cela a été une surprise qu’il y ait autant
de crottes de hyènes – et à un moindre degré, de
loups – dans ces sédiments. Cela montre vraiment
que des animaux non humains ont utilisé la
grotte pendant la plupart de sa période d’occupa­
tion, et que les premiers humains n’en étaient que
des utilisateurs occasionnels. »
Les contreforts de l’Altaï, au fil des alternances
de périodes glaciaires et d’autres plus clémentes,
ont présenté un environnement toujours diffi­
cile, allant de la steppe aride à la forêt steppique
plus humide. La protection d’une caverne devait
être précieuse. Y a­t­il eu des conflits d’usage?
Comment déterminer l’origine des ossements
humains trouvés sur place : inhumation, canni­
balisme, ou charognage par les carnivores?
« Sans aucun doute, il devait y avoir une com­
pétition pour cet endroit, et peut­être que des
hyènes ont pu dépecer des carcasses humaines et
être des agents de l’accumulation des os hu­
mains dans la grotte, répond Mike Morley. Mais
nous n’avons pas de preuve directe qu’il y ait eu
des conflits, même si, bien sûr, quand les hu­
mains occupaient la grotte, eux­mêmes devaient
tuer des animaux pour s’en nourrir. »
Avant sa disparition, il y a environ 20 000 ans,
la hyène des cavernes était le principal carnivore

de l’Altaï. On la trouvait de l’Espagne à la Sibérie :
pesant plus de 100 kg, elle était plus grande que
la hyène tachetée africaine, qui serait sa descen­
dante. Une formidable rivale donc, pour les
néandertaliens puis les dénisoviens et leurs suc­
cesseurs sapiens.
Denisova était­elle une simple halte saison­
nière pour des groupes nomades ou un habitat
plus permanent? La séquence exacte des occu­
pations respectives par les humains et les grands
carnivores sera impossible à retracer, notam­
ment parce que ces derniers ont tendance à per­
turber les sédiments lorsqu’ils fouissent pour
faire leur tanière, notent les auteurs de l’étude.
« Cette partie de la grotte est effectivement un
repaire de carnivores », constate le paléoanthro­
pologue Bruno Maureille (laboratoire Pacea,
Bordeaux), qui n’a pas participé à l’étude. L’in­
terprétation des fossiles humains s’en trouve
elle aussi perturbée, regrette­t­il : « Malheureu­
sement, dans ces niveaux où l’on trouve des fossi­
les de dénisoviens, ce sont plutôt les carnivores
qui expliquent l’accumulation des vestiges. »
Mais il note aussi que, parmi les découvertes
faites à Denisova, « les éléments de parures, la
matière dure animale transformée, les traces de
feu plaident aussi pour l’existence d’habitats
résidentiels dans ces chambres ».

Le chercheur français a été confronté à la pré­
sence de la hyène sur le site des Pradelles, à
Marillac­le­Franc, en Charente, qui était un atelier
de « boucherie » pour les néandertaliens. Ceux­ci
y dépeçaient des rennes, mais aussi certains de
leurs contemporains : divers ossements humains
y portent des marques de découpe et de coups
laissés par des outils de pierre taillée. Les cher­
cheurs ont été intrigués par ce qui, au premier
abord, semblait être des dents de lait de bovidés
ou de cervidés, mais qui, après analyse, s’est ré­
vélé être des dents de néandertaliens « mangées »
par les sucs gastriques de grands carnivores. Les
hyènes n’y allaient pas par quatre chemins : cer­
taines de ces dents digérées étaient encore en
place sur leur arcade maxillaire ou mandibulaire,
ce qui implique que de larges fragments de visage
avaient été gobés tout crus... Les hyènes charo­
gnardes auraient ainsi profité des reliefs de repas
cannibales des néandertaliens charentais.
Et, en Sibérie, les hyènes ont­elles aussi goûté
certains homininés? « Il serait intéressant que
mes collègues qui étudient la faune de Denisova
cherchent s’il n’y a pas dans les dents retrouvées
quelques vestiges humains – des dents modi­
fiées par leur ingestion, suggère Bruno Mau­
reille. A eux de jouer! »
hervé morin

La grotte de Denisova (Altaï russe), qui, il y a 300 000 ans, abritait déjà des homininés, a été majoritairement occupée par des grands carnivores. MIKE MORLEY

C’


est une belle histoire de
recherche, qui illustre
comment l’association
entre le regard d’un clinicien et des
outils de séquençage à haut débit
permet aujourd’hui d’identifier
une nouvelle maladie et de déter­
miner l’anomalie génétique qui en
est responsable. La découverte de
l’équipe du professeur Pierre Va­
bres (responsable du site de Dijon
du Centre national de référence
des maladies rares de la peau et
des muqueuses d’origine généti­
que) a été publiée le 30 septembre
dans la revue Nature Genetics.
Certaines personnes présentent
de façon congénitale des zones de
dépigmentation – ou au contraire
d’hyperpigmentation – dessinant
sur la peau des zébrures, des volu­
tes, ou encore des éclaboussures.
Ces motifs, appelés « lignes de
Blaschko », peuvent se situer le
long des membres, sur le tronc, la
tête. Ce phénomène qui a long­

temps intrigué les dermatologues
est désormais élucidé : il corres­
pond à un mosaïcisme, c’est­à­dire
à des mutations génétiques qui
sont apparues très tôt lors du
développement embryonnaire, et
ne sont présentes que dans certai­
nes cellules de l’organisme. Plu­
sieurs affections en mosaïque tou­
chant la peau, mais aussi d’autres
tissus ou organes comme le cer­
veau, ont été décrites, d’autres res­
tent mystérieuses.
La nouvelle entité décrite par
l’équipe de Pierre Vabres concerne,
pour l’instant, sept patients, avec
une anomalie génétique com­
mune chez six d’entre eux. Pour le
clinicien et chercheur, spécialiste
de ces maladies rares de la peau,
tout a commencé par une de­
mande d’avis diagnostic pour une
adolescente adressée d’Amiens
par l’une de ses anciennes élèves,
la docteure Esther Carmi. La jeune
fille avait en effet un tableau clini­

que peu banal, avec des bandes
dépigmentées sur la peau, le long
des membres et dans le cou, et une
zone d’alopécie (chute localisée
des cheveux). Outre ces signes
cutanés, elle présentait une mal­
position des dents, une atteinte
oculaire et une dysmorphie faciale
(des malformations déjà opérées
plusieurs fois).

« De grandes similitudes »
« Aucun des diagnostics évoqués
ne me semblait plausible, mais en
voyant son visage j’ai tout de suite
repensé à un jeune homme que
j’avais examiné quelques années
auparavant. Il y avait de grandes
similitudes sur le plan clinique, et
lui non plus n’avait pas de diagnos­
tic », raconte Pierre Vabres. Suppo­
sant qu’il pouvait s’agir de deux
cas de la même maladie généti­
que en mosaïque, il a demandé un
séquençage complet de leur
exome, c’est­à­dire des portions

codantes du génome. L’examen a
été réalisé sur un échantillon de
peau atteinte et de sang.
« Nous avons mis en évidence
une mutation identique sur un
même gène, appelé RHOA, dans la
peau de ces deux patients, alors
que leurs analyses sanguines
étaient négatives. Cette discor­
dance est généralement le cas
dans les affections en mosaïque,
continue le professeur Vabres. Il y
a encore dix ans, avant le séquen­
çage à haut débit, nous n’aurions
d’ailleurs rien trouvé, les techni­
ques n’étaient pas assez sensibles
pour détecter des faibles taux de
mutation comme c’est le cas dans
les mosaïcismes. » L’analyse ADN
réalisée chez les parents de ces
deux jeunes n’a pas, elle, identifié
cette anomalie génétique – ce qui
est logique, puisqu’il s’agit de
mutations survenant après la fé­
condation, dans les premiers sta­
des embryonnaires.

Forte de ces deux cas, l’équipe
dijonnaise dont fait partie le
médecin généticien Arthur Sor­
lin a ensuite recherché cette
mutation du gène RHOA dans la
banque d’ADN d’une cohorte na­
tionale d’un millier de patients
avec une maladie en mosaïque.
Trois cas supplémentaires ont
été ainsi identifiés, auquel s’est
ajouté un autre, envoyé par
l’équipe britannique de la profes­
seure Veronica Kinsler.
Dans leur article de Nature Gene­
tics, les chercheurs décrivent cette
pathologie jusqu’ici inconnue as­
sociant des signes cutanés, des
défauts de croissance du visage
et des extrémités des membres,
ainsi que des atteintes dentaires
et oculaires.
Des anomalies de la substance
blanche, ainsi qu’au niveau des
ventricules cérébraux, ont été
mises en évidence à l’IRM, sans
aucune traduction clinique ni dé­

ficience intellectuelle, précisent
les auteurs.
Le gène RHOA, qui code pour des
molécules essentielles au fonc­
tionnement des cellules, est im­
pliqué dans le développement de
nombreux cancers, mais n’avait
jamais été retrouvé lors d’une
maladie dermatologique. « Une
mutation de ce gène entraîne un
défaut d’étalement des cellules. Il
est probable que cette anomalie ne
soit viable qu’à l’état de mosaïque,
parce qu’elle empêche le dévelop­
pement de l’embryon lorsqu’elle est
portée par toutes les cellules », pré­
cise Pierre Vabres. Pour l’instant,
la découverte de cette nouvelle
entité n’a pas de conséquences
thérapeutiques pour les patients.
Mais la publication dans Nature
Genetics, en la faisant connaître,
permettra peut­être de recenser
de nouveaux cas, et de progresser
sur sa description.
sandrine cabut

Découverte d’une maladie génétique dermatologique


MÉDECINE - L’atteinte congénitale de la peau, associée à des anomalies sur la face, les yeux et les dents, est due à une mutation « en mosaïque »

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