Le Monde - 02.10.2019

(Michael S) #1

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RENDEZ-VOUS
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 2 OCTOBRE 2019

David Gourion, alias 


« Docteur Feel Good »


PORTRAIT - Le psychiatre, co-auteur de BD, use d’humour


dans sa pratique avec les adolescents et les jeunes adultes,


tout en alertant sur les grands enjeux de santé mentale


T


out le monde est un peu fou. Moi le
premier !, lance le psychiatre. Mais
t’en fais pas, c’est pas contagieux! »,
ajoute­t­il, bon prince. Face à lui,
un adolescent qui vient le consul­
ter pour la première fois. Plutôt nerveux, cet
ado. Et pas franchement ravi d’être là : « C’est
ma mère qui s’inquiète pour moi », grince­t­il.
La partie n’est pas gagnée. Sauf que...
Le psychiatre, c’est David Gourion, alias
« Docteur Feel Good ». Le voici croqué par le
dessinateur Muzo dans l’ouvrage du même
nom qu’ils cosignent, une BD consacrée aux
ados (Odile Jacob, 136 p., 15,90 €). « L’adoles­
cence est une période de transition très particu­
lière. La mienne n’a pas été simple », confie le
psychiatre. Ces années charnière sont « celles
des apprentissages de l’intégration sociale, sur
lesquels on n’est pas tellement guidé dans la
société contemporaine. Les rites d’intégration
ont à peu près disparu. Les ados sont très sou­
vent livrés à eux­mêmes. »
Qui est celui qui fait face au « Docteur Feel
Good », dans la BD? « J’ai dessiné un profil aux
traits flous, explique Muzo, pour que tous les
ados puissent s’identifier à lui. » D’une plume et
d’un crayon inspirés, le livre met en scène leurs
échanges, « comme une conversation où l’on
passerait d’un sujet à l’autre », observe Muzo. A
cet âge tiraillé par des vents contraires, déchiré
par le doute, il parle avec tact et humour de
problèmes graves : addictions diverses, dépres­
sion, harcèlement, identité sexuelle, ano­
rexie... C’est drôle, et ça fait mouche.

Trucs et astuces pour les ados
Le « Docteur Feel Good » livre aussi aux ados
quelques « trucs et astuces » concrets. Com­
ment réguler ses émotions et gérer son
stress? Désamorcer les conflits avec ses pa­
rents? Bien choisir ses amis? Oser dire non et
s’affirmer? Comment trouver sa voie dans le
dédale des métiers possibles? En découdre
avec des questions existentielles? « J’ai aussi
montré des ados qui sont harceleurs, sans
même en avoir conscience. J’ai voulu les res­
ponsabiliser, sans les stigmatiser. »
« David est très habile à porter sur la place
publique les enjeux de santé mentale », souli­
gne le professeur Raphaël Gaillard, qui dirige
le pôle universitaire de l’hôpital Sainte­Anne,
à Paris. Quitte à casser les codes. Avec son
complice Muzo, il a déjà « commis » un autre
livre illustré, Cinquante puissantes raisons de
ne pas aller chez le psy (JCLattès, 2016). De l’art
de manier l’antiphrase, en remède aux idées
reçues. Bref aperçu : « La plupart des psys ont
une écoute flottante. Dans leur jargon, cela
veut dire un état de conscience altéré proche de
celui d’un début de sieste. Dès qu’ils se sentent

à l’aise avec un patient qu’ils ont apprivoisé et
jugent inoffensif, ils s’endorment en toute dis­
crétion. » Une autodérision plutôt rare, dans
le monde de la psychiatrie.
« Avec mes patients, j’utilise beaucoup le rire
ou le sourire », témoigne le psychiatre, qui
exerce depuis treize ans en libéral, à Paris.
« L’humour aide à dédramatiser une situation,
rend les choses plus humaines. » Quand vous
parvenez à faire rire un grand paranoïaque, un
patient bipolaire en plein accès maniaque, un
patient suicidaire, ou encore un patient déli­
rant et agressif, « vous avez gagné quelque
chose de considérable ». Le rire, ce puissant
outil de lien social, un allié précieux pour ob­
tenir une adhésion aux traitements.

Le profil idéal
« Enfant, j’avais une grande intolérance à l’injus­
tice, confie­t­il d’une voix douce. Je voulais être
médecin ou juge pour enfants. » Ce sera la pre­
mière option : « Le médecin est en position
d’aide inconditionnelle. Le juge, lui, doit prendre
des décisions de sanction qui ne me correspon­
dent pas. » Il entame un parcours très classique.
Chef de clinique à l’hôpital Sainte­Anne, puis
thèse de neurosciences à l’Inserm (sur les inte­
ractions gènes­environnement dans la schi­
zophrénie). Suivra un stage post­doctoral d’un
an au Canada dans le laboratoire de Gustavo
Turecki, un expert de renom du suicide, à l’uni­
versité McGill, en collaboration avec Richard
Tremblay, à l’université de Montréal. La voie
royale, pour qui se destine à une brillante car­
rière hospitalière! N’avait­il pas le profil idéal :
une pensée qui fuse, un esprit curieux, une
grande puissance de travail, un dévouement au
service public et à ses patients?
Déjouant ces prédictions, c’est dans l’exer­
cice libéral que le psychiatre s’épanouit main­
tenant, à 47 ans. « C’est un choix assumé, dit­il.
Pourtant, je trouvais le service public très noble.
Mais quand je suis revenu à Sainte­Anne,
aucun poste hospitalier ne s’est ouvert. » A cela
s’est ajouté le virage de l’hôpital­entreprise.
« L’administratif s’est mis à primer sur le médi­
cal. L’ambiance s’est beaucoup dégradée. Les in­
firmiers et les médecins, épuisés, souffraient. »
Une situation qu’il vit mal.
« Il aurait pu patienter : il aurait été profes­
seur, estime Raphaël Gaillard. Mais il a fait le
choix de ne pas attendre. Cela tient à un trait
important de sa personnalité : l’impatience, au
sens positif du terme. » Certains médecins sont
« très attentistes. David, lui, ne se repose jamais
sur ses acquis. » A certains égards, « il ne tient
pas en place ». Et de saluer un « éclaireur sur
tout ce qui pourrait être utile pour les patients,
tout en gardant l’esprit critique ». Il est « le pre­
mier » à vouloir évaluer de nouvelles prati­

ques. Dans la schizophrénie, par exemple, un
dogme voulait que les psychothérapies soient
inefficaces. « Or de nombreuses psychothéra­
pies, que David a contribué à diffuser, se sont
révélées efficaces. »
Dans son cabinet parisien, David Gourion
suit des patients âgés de 15 à 98 ans, dont 70 %
d’adolescents et jeunes adultes. « Les adoles­
cents sont très touchants, dit­il. En très peu
d’années, ils doivent trouver leur place et don­
ner un sens à leur vie, alors même qu’ils sont en
pleine mutation. C’est une phase de grande vul­
nérabilité, où ils s’exposent à des facteurs de ris­
que. » Certes, rien n’est jamais figé. « Mais si, à
cette période, vous n’êtes pas en capacité de tra­
vailler ou de vous intégrer – à cause d’une schi­
zophrénie, d’une dépression, d’une addic­
tion... –, c’est particulièrement difficile. »
Cet hyperactif est aussi le psychiatre du Cam­
pus d’HEC. Depuis trois ans, il coorganise aussi
le Congrès de l’encéphale, qui propose chaque
année, en janvier, une formation continue aux
psychiatres francophones. Un congrès qui se
veut ouvert à tous les courants de la médecine
des âmes. « J’ai toujours refusé de m’enfermer
dans un modèle uniciste de l’esprit humain. Je
me suis beaucoup intéressé aux neurosciences,
mais je me suis aussi passionné pour la psycha­
nalyse », raconte David Gourion. Et de déplo­
rer la querelle persistante – quoique décli­
nante – entre les tenants de la psychanalyse,
les comportementalistes et les partisans des
neurosciences –, « extrêmement dommagea­
ble pour les patients ».
Selon lui, « on dispose des pièces du puzzle,
mais personne ne sait complètement comment
ça fonctionne ». Sans doute y a­t­il une part de
vrai dans chacun de ces courants. Prenons un
ado de 16 ans qui souffre d’attaques de pani­
que à l’approche des examens. « A cet âge, il
bénéficiera davantage de deux ou trois séances
de thérapie comportementale et cognitive. Le
même, dix à quinze ans plus tard, aux prises
avec des problèmes existentiels complexes,
pourra tirer parti d’un travail analytique. »

Une passion pour la littérature
Revenons à la BD Docteur Feel Good. Au fil des
pages, le psychiatre distille des confidences
sur lui­même. « Des écrivains incroyables
m’ont sauvé la vie », glisse­t­il ainsi. Dans la
vraie vie, il confirme sa passion pour la littéra­
ture et la philosophie. « On apprend très peu la
psychiatrie dans les manuels, mais au lit des
patients, avec nos maîtres. Et dans la littéra­
ture. » Tout est dans Homère et Sénèque, dans
Shakespeare, dans Dostoïevski et Nietzsche,
Proust et Camus... « Pour être un bon psychia­
tre, il faut lire beaucoup! » Cette dimension lit­
téraire se perd un peu, regrette­t­il. Selon lui,
« il faut savoir prescrire la lecture! ».
« L’écrivain dont je me sens le plus proche, c’est
Camus. » A l’adolescence, la lecture du Mythe
de Sisyphe l’a marqué. « Je le relis en boucle
tous les trois ou quatre ans. Nous sommes tous
ce Sisyphe qui roule sa pierre sans savoir pour­
quoi et en sachant que ça finira mal. » D’Albert
Camus, il cite aussi : « Je ne connais qu’un seul
devoir, et c’est celui d’aimer. » « Le sens à don­
ner à tout cela, et qui est magnifique, c’est ce
sentiment très profond d’une solidarité entre
nous, souligne David Gourion. Nous sommes
là pour essayer de soulager la souffrance et la
solitude des autres. »
florence rosier

David Gourion,
en 2016, à Paris.
BRUNO LEVY

ZOOLOGIE


P


artout dans le monde, l’antibiorésis­
tance progresse. Les unes après les
autres, les armes fournies par la méde­
cine pour lutter contre les bactéries s’émous­
sent, vaincues par les microbes. Faute de ren­
tabilité, les laboratoires privés ont en partie
abandonné la recherche de nouveaux anti­
biotiques. Face au spectre d’une épidémie
mondiale, deux chercheurs britanniques et
un italien proposent de s’en remettre à la plus
ancienne des pratiques agricoles, inventée il y
a plusieurs millions d’années par un être de
quelques millimètres : la fourmi attine.
Dans une précédente chronique, nous
avons raconté comment cette famille d’in­
sectes sud­américains, qui regroupe 200 es­
pèces, rapporte au nid des déchets végétaux
ou animaliers, y inocule une moisissure et
laisse prospérer les champignons, dont elle
se nourrit, en contrôlant température et hu­
midité. Mieux : pour lutter contre un autre
champignon, toxique celui­là, les attines se
sont arrogé les services de la bactérie Pseu­
donocardia. Membre de la famille des acti­
nobactéries – celle dont nous­mêmes tirons
la plupart de nos antibiotiques –, Pseudono­
cardia lutte sans relâche depuis des temps
reculés contre les sales moisissures, sans
que ces dernières soient parvenues à déve­
lopper de parade. « Pourquoi aucune résis­
tance n’est­elle apparue dans les fourmilières,
alors qu’elle émerge en quelques années dans
nos hôpitaux? », s’interroge Massimiliano
Marvasi, chercheur en infectiologie à l’uni­
versité de Florence. Avec ses collègues lon­
doniens Ayush Pathak (Imperial College) et
Steve Kett (université du Middlesex), il ap­
porte une réponse dans un article publié
dans Trends in Ecology and Evolution.
Tout est ici affaire de stratégie. Lorsque
nous parvenons à mettre au point un nouvel
antibiotique, nous en usons, souvent en
abusons, favorisant l’émergence de mutants
résistants parmi les microbes ciblés. Au
contraire, la Pseudonocardia des fourmis ca­
che en réalité plusieurs souches différentes.

« Et ces souches varient subtilement au cours
du temps », ajoute le chercheur italien. Com­
pilant des recherches antérieures, les scienti­
fiques ont même constaté que d’autres bacté­
ries, les Streptomyces, entraient en jeu. « Elles
ne sont pas mortelles pour les champignons,
mais jouent très certainement un rôle », dit
Massimiliano Marvasi.
Les chercheurs soulignent enfin que, plu­
tôt que d’éliminer rapidement la totalité des
souches infectieuses, les fourmis s’y pren­
nent lentement et se contentent d’en inhi­
ber l’effet, en les maintenant sous un seuil
de concentration. « Tout cela permet de
mieux comprendre comment les fourmis uti­
lisent les antibiotiques depuis des millions
d’années sans dommage, alors que l’antibio­
résistance fait déjà de sérieux ravages, cin­
quante ans après leur première utilisation
par l’homme », souligne Hongjie Li, de l’uni­
versité de Madison (Etats­Unis).
Le trio poursuit les recherches pour mieux
comprendre les interactions entre les diffé­
rentes souches bactériennes, mais aussi tra­
quer les mutations qui permettent aux bacté­
ries de se jouer des attaques des champi­
gnons. Adaptation? Action préventive?
Dès à présent, il invite toutefois les cher­
cheurs « humains » à imiter nos toutes petites
cousines. En étudiant plus systématique­
ment les effets de cocktails d’antibiotiques
déjà existants, ou en y adjoignant d’autres
molécules, comme ce fut réalisé avec succès
pour l’Augmentin (amoxicilline et acide cla­
vulanique). Mais aussi en travaillant dans le
temps, avec « de subtiles variations des pro­
duits administrés ».
Il rappelle cependant que les fourmis n’ont
pas de « contraintes éthiques » : dans la guerre
entre pathogène et remèdes, elles n’hésitent
pas à sacrifier de nombreux individus, por­
teurs de souches bactériennes moins effica­
ces. Copier la fourmi, pas la singer.
nathaniel herzberg

Les fourmis traitent 


avec les bactéries


« Atta cephalotes ». STEVE KETT
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