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MERCREDI 2 OCTOBRE 2019 planète | 9
A Rouen, l’Etat peine à calmer la colère des habitants
Une nouvelle manifestation est prévue mardi 1
er
octobre, après de premières échauffourées lundi soir
REPORTAGE
rouen correspondance
I
l est un peu plus de 19 heu
res, lundi 30 septembre, et le
climat est plus que tendu sur
les quais de la rive droite de
Rouen, à quelques encablures à
peine du site de Lubrizol, l’usine
chimique ravagée par un gigan
tesque incendie dans la nuit du
jeudi 26 septembre.
Aux cris de « on veut la vérité, on
ne veut pas crever », près de
cinq cents Rouennais, mobilisés
grâce aux réseaux sociaux – sur
lesquels au moins deux collectifs
citoyens se sont créés –, hurlent
leur colère et leur inquiétude. Un
impressionnant dispositif poli
cier est déployé tout autour dans
la crainte de débordements.
Pour les manifestants, les dis
cours rassurants tenus par les
autorités publiques depuis cinq
jours ne passent pas. Des fûts de
stockage d’huile et d’additifs sont
partis en fumée, et un épais et
noir nuage d’hydrocarbures a sur
volé la capitale normande et tout
le nordest de la SeineMaritime.
Des odeurs nauséabondes flot
tent encore dans l’air.
Les retombées de suies grasses
ont maculé cultures, jardins et
cours de récréation. Les agricul
teurs de 112 communes du dépar
tement ne sont toujours pas auto
risés à procéder aux récoltes ni à
commercialiser le lait et leurs
autres productions agricoles. Les
résultats d’analyses seront pu
bliés « demain ou aprèsdemain »,
a indiqué, mardi 1er octobre, le mi
nistre de l’agriculture, Didier
Guillaume, sur BFMTV, assurant
que les premières indemnisa
tions devraient intervenir sous
dix jours. Mais en dépit des pro
pos du ministre, le malaise per
siste. Les effluves d’essence et
d’œuf pourri restent entêtants,
entraînant dans leur sillage un
flot continu de questionnements
« Même la Seine est polluée »
« Des policiers et des pompiers
sont malades. Même la Seine est
polluée. Et on nous dit que ce n’est
pas dangereux, que nos enfants
peuvent aller à l’école, mais c’est du
blabla », tonne ce lundi, Jean,
38 ans, masque à gaz sur le visage.
Comme des milliers de person
nes derrière leur écran d’ordina
teur, ces manifestants se disent
« méprisés » par une communica
tion institutionnelle qu’ils esti
ment « biaisée », voire « menson
gère ». Ils exigent des « réponses
claires » sur les conséquences sa
nitaires de cette catastrophe in
dustrielle. « Les effets sont sous
évalués », estime Lara Fillatre, ex
pliquant « être venue pour le sym
bole, car les politiques ne nous
écouteront pas, de toute façon ».
L’endroit et l’heure n’ont pas
été choisis au hasard. Le rassem
blement fait face à l’auditorium
dans lequel se tient, au même
instant, un conseil de la Métro
pole Rouen Normandie. Le préfet
de SeineMaritime, PierreAndré
Durand, y subit le feu roulant des
questions des élus communau
taires. Certains ont critiqué, ces
derniers jours, la gestion de l’in
cendie. Plusieurs maires ont
avoué leur « sentiment de soli
tude » face à la crise.
Si le lieu, trop petit, ne peut ac
cueillir le public, l’entrevue doit
être retransmise en direct sur le
site Internet de la métropole
rouennaise. Mais des difficultés
techniques compliquent la diffu
sion. Dehors, les esprits s’échauf
fent et la situation dégénère. Cer
tains, en vain, tentent violem
ment de forcer les portes du con
seil, protégées par des cordons de
policiers et de CRS casqués. Des
fruits et des liquides sont projetés
sur les vitres.
Au même moment, le premier
ministre, Edouard Philippe, ar
rivé à Rouen, donne une confé
rence de presse devant l’usine Lu
brizol, classée Seveso « seuil
haut », sur la rive gauche de la
ville. « L’ensemble des analyses
nous permet de dire que la qualité
de l’air n’est pas en cause. Les
odeurs que nous sentons sont ef
fectivement dérangeantes, péni
bles à supporter, mais elles ne sont
pas nocives. C’est ce que me disent
les scientifiques », affirmetil. Et
d’ajouter : « Je sais que nous vi
vons à une époque où la parole
publique est souvent mise en
cause et décrédibilisée mais, en la
matière, nous avons fait preuve de
transparence totale. »
Transparence vantée, d’un côté,
par l’Etat, opacité dénoncée, de
l’autre, par les manifestants. Les
échauffourées se calment peu à
peu, mais le malaise reste palpa
ble. Ce même malaise, certes
moins électrique, était également
perceptible dans la matinée
au sein du monde enseignant.
Alors que le rectorat de l’académie
de Rouen assurait que « l’ensemble
des établissements scolaires [fer
més jeudi et vendredi] a été net
toyé pendant le weekend » et qu’il
n’existait « pas de risque », de nom
breux professeurs ont fait valoir
leur droit de retrait. Trois collèges
au moins sont concernés, comme
à Fontenelle, dans le centreville,
où les élèves ont été priés de ren
trer chez eux, pour ceux qui le
pouvaient.
« Le principal problème, ce sont
les odeurs, raconte Alexandra, pro
fesseure d’allemand. Des élèves se
sont plaints de maux de gorge ou
de nausées. » Mère d’une collé
gienne de sixième, Sabine Dubois
a préféré récupérer son enfant :
« Ça sent encore fort alors que le
vent aurait dû balayer les odeurs,
furent parfois bien acides. « Je ne
comprends pas votre pilotage.
Vous devez une explication aux
habitants », lance, par exemple,
Dominique Gambier, maire de
DévillelèsRouen, commune
toute proche et pourtant non vi
sée par la fermeture des écoles.
« Comment peuton tenir des pro
pos rassurants alors que l’on n’a
pas tous les résultats des analyses?
On a l’impression que l’Etat filtre
les informations », renchérit le vi
ceprésident de la Métropole, Cy
rille Moreau (Europe EcologieLes
Verts), plaidant « pour que le site
ne rouvre pas ».
Plainte contre X
Face à cette fronde, le préfet, Pier
reAndré Durand, insiste « sur la
violence exceptionnelle » de l’in
cendie et l’obligation d’agir dans
l’urgence. « En retour d’expérience,
certains points devront être amé
liorés », reconnaîtil, en promet
tant de nouvelles analyses des
polluants et un « suivi sanitaire
dans le temps ».
Sur le terrain judiciaire, l’en
quête se poursuit afin de déter
miner l’origine du feu. La direc
tion de Lubrizol a, pour sa part,
porté plainte contre X pour « des
truction involontaire par explo
sion ou incendie ». L’entreprise a,
par ailleurs, affirmé que la « vi
déosurveillance » et des « témoins
oculaires » suggéraient que l’in
cendie avait commencé à « l’exté
rieur » du site.
Les parlementaires s’intéres
sent aussi au dossier Lubrizol. La
ministre de la transition écologi
que et solidaire, Elisabeth Borne,
sera auditionnée, mercredi, par la
commission du développement
durable de l’Assemblée nationale
à propos de l’incendie de l’usine,
a indiqué, mardi matin, Barbara
Pompili, la présidente (LRM) de
cette commission, sur l’antenne
de Sud Radio.
A Rouen, une deuxième mani
festation est programmée mardi,
en fin d’aprèsmidi, devant le pa
lais de justice, cette fois à l’appel
de syndicats, d’ONG et d’associa
tions écologistes. Si le feu en lui
même a été vite maîtrisé, d’autres
incendies restent à éteindre. Peut
être les plus difficiles.
gilles triolier
Le premier ministre, Edouard Philippe, devant l’usine Lubrizol, à Rouen, le 30 septembre. LOU BENOIST/AFP
c’est suffisant pour être inquiet. »
Clément Lefèvre, délégué syndical
SNESFSU, estime pour sa part
« qu’il reste trop d’inconnues pour
reprendre le travail sereinement ».
« On ne connaît pas les résultats
des analyses faites dans notre éta
blissement alors que nous sommes
situés à 700 mètres de l’incendie »,
fait valoir ce professeur au collège
FernandLéger au PetitQuevilly,
commune limitrophe de l’usine.
Au plus près du feu durant l’in
tervention, les sapeurspompiers
et les forces de police ont égale
ment, ce 30 septembre, fait enten
dre leurs craintes par la voix de
leurs syndicats. Face aux « nausées
et étourdissements ressentis par
des collègues », le syndicat Unité
SGP PoliceFO « a saisi le préfet ce
matin pour demander la tenue
d’un comité d’hygiène, de sécurité
et des conditions de travail
[CHSCT] extraordinaire ».
Le doute s’immisce partout
« Des certificats médicaux ont été
établis, souligne Frédéric Des
guerre, le secrétaire régional du
syndicat. On déplore de n’avoir pas
été correctement équipés dès le dé
part. » Des symptômes similaires
ont touché des sapeurs. « En nom
bre non négligeable », assure Tho
mas Bru, délégué syndical CGT
pompiers, qui réclame « un suivi
médical des agents ».
A chaque heure, sa polémique.
La qualité de l’eau est aussi mise
en cause. Des publications alar
mistes, photos à l’appui, circulent
sur les réseaux sociaux sans
qu’un lien avec le sinistre puisse
être établi. Ce qui a tout de même
poussé la Métropole à communi
quer sur les analyses de l’agence
régionale de santé : « L’eau distri
buée (...) est potable. Aucune trace
de contamination n’a été relevée. »
Le doute s’immisce partout. Les
réponses du préfet face au conseil
métropolitain, lundi soir, n’en
étaient que plus attendues. Le ton
est resté républicain, mais les flè
ches décochées par certains élus
partenaires européens
l’obligation d’afficher le
NutriScore. La Belgique
s’est engagée en faveur
du NutriScore par un arrêté
royal en avril. En Espagne, les
discussions sont suspendues
à la tenue de nouvelles élec
tions. L’Italie, en revanche,
se montre opposée à ce logo.
A L I M E N TAT I O N
L’étiquetage Nutri-Score
soutenu par l’Allemagne
La ministre allemande de
l’agriculture, Julia Klöckner,
a annoncé lundi 30 septembre
que le pays soutiendrait le Nu
triScore, ce système d’étique
tage apposé sur les emballa
ges alimentaires, qui permet
d’évaluer la qualité nutrition
nelle. Adopté en France il y a
deux ans, ce logo, facultatif,
est désormais présent sur
25 % des volumes de vente
de produits transformés
dans l’Hexagone. Le 12 juin,
le premier ministre, Edouard
Philippe, a affiché sa volonté
de défendre auprès de ses
« Comment peut-on
tenir des propos
rassurants alors
que l’on n’a pas
tous les résultats
des analyses? »
CYRILLE MOREAU
vice-président de la Métropole
Rouen Normandie
Une autre usine Seveso « mise à l’arrêt »
Une usine chimique classée Seveso seuil haut à Grand-Quevilly,
près de Rouen, a été « mise à l’arrêt » mardi 1er octobre à 7 h 45, a
annoncé la préfecture de Seine-Maritime, précisant qu’il n’y avait
pas d’incendie, ce que conteste un représentant CGT de l’entre-
prise. « L’usine Borealis (production d’engrais) (...) a déclenché
son POI [plan d’organisation interne] à la suite d’une perte d’ali-
mentation électrique qui nécessite sa mise à l’arrêt pour mise en
sécurité de l’installation », a indiqué la préfecture dans un com-
muniqué, cinq jours après l’accident de l’usine chimique Lubri-
zol. Selon les premières constatations, « cette perte d’alimenta-
tion électrique serait due à l’échauffement d’une cellule du poste
électrique principal », ont ajouté les autorités préfectorales.