Les Echos Mercredi 2 octobre 2019 IDEES & DEBATS// 11
opinions
LE POINT
DE VUE
de Olivier Bos
et Vitali Gretschko
Fréquences 5G :
une méthode
d’attribution discutable
O
n est bien loin de l’esprit des
enchères organisées outre-
Rhin au printemps dernier, qui
ont conduit l’Etat allemand à collecter
plus de 6,5 milliards d’euros, dont 4,
pour la seule bande passante de 3,6 GHz
prochainement disponible en France. Si
la France et l’Allemagne se sont dotées
de mécanismes d’attribution différents,
qui pourraient d’ailleurs réserver quel-
ques surprises au gouvernement fran-
çais, l’A llemagne n’a pas cherché à limi-
ter le montant potentiellement récolté.
L’Arcep, régulateur français des télé-
coms, a retenu un mécanisme en deux
étapes, constitué d’une proposition à
prix fixe p our quatre blocs de taille iden-
tique, suivie d’une enchère ascendante
pour les blocs restants. Le choix d’une
enchère est judicieux. Elle permet
d’attribuer d es ressources r ares, c omme
les fréquences de téléphonie mobile,
pour assurer le meilleur service fourni
tout en maximisant le revenu collecté.
Les autorités françaises et de régulation
des télécoms semblent donc compter
sur la vente préliminaire à prix fixe pour
limiter les dépenses des opérateurs. Si
tel est le cas, il s’agit d’une mauvaise
compréhension de ce type de méca-
nisme. Plutôt que de contenir les dépen-
ses des opérateurs qui souhaitent obte-
nir le maximum de bande passante
autorisé, soit 100 MHz, la proposition à
prix fixe pourrait devenir une salle
d’attente s ans aucun effet s ur le montant
final collecté, et l’enchère le théâtre de
stratégies d’offres agressives accumu-
lant les sommes non dépensées à l’étape
d’ailleurs vérifié à la clôture de l’attribu-
tion du spectre hertzien en Allemagne,
accompagnée d’une hausse du cours de
l’action de tous les opérateurs, allant de
1 à 11 %. Gardons aussi à l’esprit que
l’acquisition de fréquences de télépho-
nie mobile, pour une durée de quinze
ans, augmente la valeur intrinsèque des
opérateurs, et peut jouer un rôle straté-
gique inattendu, comme l’amorce de
potentielles fusions. On peut par exem-
ple légitimement soupçonner E-Plus,
entreprise de télécommunications alle-
mande, d’avoir acquis des fréquences
de 4e génération outre-Rhin en 2010,
en vue d’un rachat par son concurrent
Telefonica (O2), concrétisé en 2014.
Des rumeurs de cette nature avaient
d’ailleurs été relayées durant la procé-
dure d’attribution.
Economiquement non pertinente, la
prise de position des autorités françai-
ses sur ce sujet pourrait bien être idéolo-
gique. Plutôt que de s’engager au profit
des comptes publics, à maximiser le
produit de la vente d’une ressource col-
lective limitée, elles semblent avoir pris
fait et cause pour les opérateurs de télé-
communications.
Olivier Bos est maître de conférences
à l’université Panthéon-Assas
et membre junior à l’Institut
universitaire de France.
Vitali Gretschko est responsable
de l’unité de recherche en market design
au Leibniz Center for European
Economic Research (ZEW) et professeur
à l’université de Mannheim.
précédente. En Allemagne, où un méca-
nisme d’enchère différent a été utilisé, le
désaccord sur un bloc parmi quarante
et un pour les fréquences de 2 et 3,6 GHz
a fortement contribué à la facture finale.
L’argument bien souvent avancé en
faveur d’une dépense modérée des opé-
rateurs de télécommunications est que,
si la vente du spectre hertzien doit être
profitable, elle ne saurait altérer leur
capacité d’investissement, au risque
d’affecter la qualité du réseau et l’effica-
cité de son déploiement sur l’ensemble
du territoire. La théorie et la pratique
indiquent pourtant la direction oppo-
sée. Le montant dépensé par un opéra-
teur pour obtenir des fréquences hert-
ziennes est qualifié par les économistes
de « coût irrécupérable ». Autrement
dit, il ne saurait influencer les décisions
futures, les sommes engagées ne pou-
vant être récupérées d’une façon ou
d’une autre. Des difficultés financières
— si elles se confirmaient pour un opé-
rateur dont le plan d’investissement
pour l’acquisition du spectre et sa mise
en activité sont rentables — seraient
facilement résorbées par un recours
aux marchés financiers. Cela s’est
Le montant dépensé
par un opérateur pour
obtenir des fréquences
hertziennes est qualifié
par les économistes de
« coût irrécupérable ».
L
a BCE a annoncé vendredi
12 septembre la poursuite de sa
politique de « quantitative
easing » après trois ans d’injections
massives de liquidités dans l’économie
(2.600 milliards d’euros). Plus de
20 milliards d’euros par mois seront
ainsi déversés sur les marchés « aussi
longtemps que nécessaire ». Cette
mesure se double d’une nouvelle baisse
du taux de dépôt sur les liquidités des
banques, déjà en territoire négatif, qui
passe de –0,40 % à –0,50 %.
Cette arme destinée à pousser les
banques à prêter de l’argent aux ména-
ges et aux entreprises pour doper la
croissance plutôt que de le laisser dor-
mir dans les coffres de la BCE permet
aussi aux Etats de se financer à bon
compte en réduisant le service de la
dette. Les emprunts d’Etat de la France
(les OAT) sont en territoire négatif et
s’affichent désormais à –0,35 %. Dit
autrement, la France, comme de nom-
breux autres pays, est payée pour
emprunter.
En conséquence, les rendements
proposés par le placement préféré des
Français, la célèbre assurance-vie, sont
en chute libre depuis plusieurs années :
1,8 % en 2018 pour l’assurance-vie inves-
tie intégralement en fonds euros, les
fameux OAT. A tel point que le vice-pré-
sident de l’ACPR (l’Autorité de contrôle
prudentiel et de résolution) a récem-
ment estimé que les assureurs
devront « renoncer aux produits en
euros », ce que vient de confirmer un
grand assureur de la place. Impensable
temps de tirer le signal d’alarme.
L’industrie financière se doit d’innover
et de proposer des produits plus trans-
parents et lisibles pour ne pas être évin-
cée par les Gafa ou de nouveaux acteurs
émergents.
Pour restaurer la confiance, le pre-
mier chantier à mener consisterait à
favoriser le développement de place-
ments accessibles et centrés sur le
financement de long terme de l’écono-
mie réelle. Dans ce contexte, le crédit
aux entreprises, l’investissement en
capital ou les SCPI sont à même d’amé-
liorer durablement la rémunération
des épargnants. Une autre solution rési-
derait dans le développement de vérita-
bles fonds de pension à la française,
destinés à accompagner le passage à un
régime universel de retraite voulu par
Emmanuel Macron. Enfin, améliorer
l’éducation financière des Français, en
les formant mieux à l’économie et à
ses cycles, paraît primordial.
Il est donc critique que la finance
européenne se reconnecte à ses clients
en leur proposant des produits d’épar-
gne performants, transparents et
accessibles. Dans la grande guerre éco-
nomique mondiale qui s’intensifie et
afin d’éviter une domination digitale
sino-américaine, financer les entrepri-
ses de son propre espace par l’épargne
nationale est aussi un moyen de retrou-
ver une souveraineté trop souvent
perdue.
Frédéric Puzin est coprésident
de Butler Corum.
Taux négatifs : comment
redonner confiance
aux épargnants
il y a quelques années. L’autre place-
ment phare des Français, le Livret A,
dont le taux d’intérêt est fixé par la Ban-
que de France, se traine, lui, à 0,75 % par
an. Dans un univers économique où
l’inflation s’établit à 1,1 %, les épargnants
n’ont pourtant jamais autant placé leur
argent via ces produits : 16,7 milliards
d’euros dans l’assurance-vie et 16,3 mil-
liards d’euros sur les livrets réglemen-
tés sur les sept premiers mois de
l’année. Des sommes colossales qui
bénéficient bien peu à l’économie pro-
ductive comme aux épargnants.
Malgré les réformes du début de
quinquennat (impôt sur la fortune
immobilière, prélèvement forfaitaire
unique) visant à favoriser justement
l’investissement dans l’économie réelle
et les milliards d’euros redistribués
depuis 2017, les Français n’ont pas
changé leurs comportements et conti-
nuent donc à éviter toute prise de ris-
que. On peut les comprendre tant
l’industrie financière brille par son opa-
cité, de la crise des subprimes aux mul-
tiples frais demandés à ses clients.
Si l’on souhaite que les habitudes des
Français évoluent et que leur épargne
irrigue enfin l’économie réelle, il est
L’ industrie financière
se doit d’innover
et de proposer
des produits plus
transparents et lisibles.
est le dernier exemple en date. Aussi est-il
important, sans abandonner l’action civique
et intellectuelle, de se préparer à la résistance
intérieure. A ce titre, la lecture du « Montai-
gne » de Stefan Zweig, republié cette année
dans une nouvelle traduction, me semble
opportune. Exilé à Petropolis en pleine
guerre mondiale, l’auteur de « Marie Stuart »
et de « Magellan » entreprend une ultime
biographie et revit ses tourments à travers
Michel de Montaigne, qui avait opté pour une
prudente retraite dans une France déchirée
par le conflit entre protestants et catholiques.
Zweig nous permet de prendre un certain
recul historique, en rappelant que chaque
période d’ouverture a généré sa propre crise :
la Réforme, fruit de l’humanisme de la
Renaissance, engendra les guerres de reli-
gion ; la Belle Epoque, promesse d’un nou-
veau monde sans frontières ni souffrances,
déboucha sur le siècle des totalitaris-
mes. « Chaque fois que la vague monte trop
haut et trop vite, conclut Zweig, elle retombe
avec d’autant plus de violence. » Trente ans
après Fukuyama, nous assistons au grand
retour des idéologies.
Surtout, Zweig et Montaigne nous appren-
nent comment « demeurer fidèle à son moi
le plus intime en des temps où les masses sont
prises de folie ». Cette recherche d’un espace
personnel n’est pas un égotisme mais au
contraire une manière d’échapper aux systè-
mes, aux évidences, aux jugements binaires,
en cherchant dans sa propre humanité ce qui
peut nous unir aux autres. Au l endemain de la
Première Guerre mondiale, Zweig avait signé
avec d’autres intellectuels, comme Einstein
ou Heinrich Mann, la « Déclaration de l’indé-
pendance de l’esprit », s’engageant à ne jamais
asservir la pensée aux intérêts d’un parti,
d’une patrie ou d’une classe. Devenir soi, c’est
renoncer à la condamnation immédiate, à
l’invective facile, au retweet énervé. C’est aussi
un acte politique. Car « seul celui qui reste libre
envers et contre tout fait croître et perdurer la
liberté sur Terre ». A nous de repérer dès
aujourd’hui notre tour périgourdine, notre
coin de Brésil, notre grenier intérieur, pour
faire face dignement au fracas qui s’annonce.
Gaspard Koenig est philosophe et
président du think tank GenerationLibre.
Chaque période
d’ouverture a généré
sa propre crise.
Trente ans après
Fukuyama, nous assistons
au grand retour
des idéologies.
LE POINT
DE VUE
de Frédéric Puzin
Rester libre face au fracas
qui s’annonce
Sans abandonner l’action civique et intellectuelle, il est important, en ces temps
de tensions, de se préparer à la résistance intérieure.
LIBRE
PROPOS
Par Gaspard Koenig
Etienne
de
Malglaive/RÉA
A
l a conférence organisée récemment
par le think tank Kultura Liberalna,
à Varsovie, le politologue Yascha
Mounk nous rappela combien l’expression
de « démocratie libérale » est devenue pro-
blématique. D’un côté, survit un « libéra-
lisme non démocratique » entretenu par les
tribunaux, les banques centrales et les insti-
tutions multinationales ; de l’autre, se déve-
loppe une « démocratie illibérale » promue
explicitement par Victor Orbán et revendi-
quée par le nombre grandissant de diri-
geants qui se réclament du peuple pour piéti-
ner l’élite et ses manières sentencieuses.
La semaine dernière, la tension entre ces
deux pôles s’est manifestée dans toute sa
clarté : au Royaume-Uni, la Cour suprême a
jugé illégale la suspension du Parlement vou-
lue par le Premier ministre ; aux Etats-Unis,
la présidente de la Chambre des représen-
tants a lancé une procédure de destitution
contre Donald Trump ; tandis qu’en France,
la dénonciation par Jean-Luc Mélenchon
d’un « procès politique » rejoue de manière
picrocholine ce conflit des souverainetés
aux dimensions mondiales, opposant vio-
lemment la volonté générale et le respect
des libertés, les passions de la foule aux
droits de l’individu.
Rien ne serait plus complaisant que d’ima-
giner la victoire facile de l’Etat de droit une
fois refermée la « parenthèse populiste ».
Loin d’être déstabilisés par ces escarmou-
ches institutionnelles, Donald Trump
comme Boris Johnson ont vu affluer les
dons, tandis que leur popularité se maintient
à un niveau élevé : comme les judokas, les tri-
buns excellent à transmuer l’énergie de leurs
adversaires. En France, la force d’inertie de la
Ve République nous permet de vivre à crédit,
comme si de rien n’était, tandis que l’extrême
droite se prépare activement au pouvoir.
Parce que nous avons grandi dorlotés par le
confort de la paix et l’illusion de la fin de l’his-
toire, nous avons oublié combien une société
peut rapidement sombrer dans l’irrationalité
quand se déchire le tissu fragile des conven-
tions et des contre-pouvoirs. Les camps se
forment brutalement, les loyautés devien-
nent irréconciliables (rappelons qu’avant le
référendum sur le Brexit, l’Union euro-
péenne figurait dans les sondages comme le
tout dernier sujet de préoccupation des Bri-
tanniques). L’appel de la « tabula rasa », le
radicalisme constructiviste s’emparent des
esprits les mieux formés. Thomas Piketty en