12 // IDEES & DEBATS Mercredi 2 octobre 2019 Les Echos
art&culture
La première demi-heure du mysté-
rieux « Atlantique » laisse augurer du
meilleur. Avec son style tout en sugges-
tion et sensualité, Mati Diop excelle à
retranscrire les états d’âme de son
héroïne qui se consume d’inquiétude et
la désespérance d’une communauté qui
n’a le choix qu’entre la pauvreté et l’exil.
Hélas, quand le film change de cap et,
entre enquête policière filandreuse et
récit ésotérique, se risque à la grande
fresque métaphysique sur le mal et la
puissance des esprits, « Atlantique »
s’abîme dans la confusion et une précio-
sité esthétisante qui ne rendent pas
grâce à son sujet d’étude. Le jury du der-
nier Festival de Cannes a honoré d’un
grand prix (la médaille d’argent locale)
cette fiction aussi ambitieuse qu’incer-
taine. Malgré son audace et ses fulguran-
ces, elle ne méritait pas un tel honneur.n
homme amoureux
d’une fille de son âge,
Ada, qui, contrainte par
sa famille, doit convoler
en « justes noces » avec
un autre homme.
Inconsolable quand elle
apprend que son com-
pagnon devenu migrant a pris l a mer sur
une embarcation de misère, Ada attend
désespérément des nouvelles de ce der-
nier. Bientôt, alors qu’elle se soumet au
mariage désiré par ses parents, Ada est
témoin de nombreux événements
inquiétants dans son quartier de Dakar
où rôdent d es jeunes f illes possédées par
les esprits et de terrifiants zombies.
Confusion des genres
Pour son premier long-métrage, la
cinéaste franco-sénégalaise Mati Diop
prend des risques, ce
que personne ne lui
reprochera. Plutôt que
de mettre en scène un
film dossier sur les
migrants et la douleur
de celles e t ceux qui res-
tent au pays, la réalisa-
trice opte pour le mélange des genres et
aborde bien d’autres territoires de fic-
tion : le fantastique, le polar, le film de
zombies.
« Faire un film n’est pas simplement
raconter une histoire », écrit-t-elle dans
sa note d’intention, « mais avant tout
trouver une forme à une histoire. Cette
forme naît d’une vision, d’une intuition.
J’ai voulu écrire un film de fantômes et ce
choix provient précisément de la dimen-
sion fantastique inhérente à la réalité que
j’ai observée. »
FILM FRANÇAIS
Atlantique
de Mati Diop
avec Mame Bineta Sané,
Amadou Mbow,
Ibrahima Trahoré...
1 h 45.
Olivier De Bruyn
@OlivierBruyn
La banlieue de Dakar, de nos jours. Exas-
pérés par des conditions de travail inhu-
maines et en attente de salaires impayés
depuis des mois, des ouvriers sénégalais
décident de fuir leur pays en espérant
qu’un avenir plus radieux les attend de
l’autre côté de l’Atlantique. Parmi ces
déshérités prêts à tout pour échapper à
leur funeste sort : Souleiman, un jeune
Dans son premier film,
récompensé par le grand prix
lors du dernier Festival de
Cannes, la réalisatrice Mati
Diop évoque les migrants au
gré d’une histoire qui slalome
entre réalisme et fantastique.
Bilan mitigé.
M
aire socialiste de Lyon, trente
ans de vie politique au comp-
teur, Paul Théraneau (Fabrice
Luchini) déprime. Il se sent vidé,
entouré d’un staff de jeunes arrivistes
formatés et arrogants. Et pourtant son
entourage le pousse vers l’Elysée. Le PS
est derrière lui. On le presse de se décla-
rer. Il est prêt, il le sait, mais a-t-il encore
l’envie d’avoir envie?
Pour sortir de l’impasse, il fait appel à
une jeune littéraire qui a enseigné la
philosophie, Alice Heimann (Anaïs
Demoustier), tout à fait étrangère au
sérail. Leur première entrevue est
savoureuse, au cours de laquelle Théra-
neau tombe l’armure : « J’ai toujours eu
des idées, lui d it-il en substance, au d ébut
c’était même mon métier, j’étais dans la
publicité. J’avais vingt-cinq, quarante,
cinquante idées par jour. J’en avais telle-
ment que je les enregistrais sur un Dicta-
phone. Ensuite, j’ai fait de la politique. Et
puis un matin au réveil, je n’avais plus
d’idées. Je n’arrive plus à penser, plus du
Robert Musil (« L’Homme sans quali-
tés ») et filme comme Eric Rohmer
(« L’A rbre, le Maire et la Médiathè-
que »). Toujours à bonne distance de
son sujet, il parvient à traiter de choses
pesantes avec légèreté, parfois causti-
que, jamais cynique. Les dialogues sont
d’une précision imparable. Fabrice
Luchini enfile avec aisance le costume
du notable lyonnais auquel il donne
profondeur et complexité, laissant au
vestiaire toute « luchinerie ». Anaïs
Demoustier a une élégance, un charme
et une fausse naïveté irrésistibles. Le
duo de l'année.
Gérard Collomb a interdit à Nicolas
Pariser de tourner dans sa mairie, crai-
gnant qu’il brosse un portrait à charge
de lui-même, ce qui n’est pas le cas
(même si on peut n oter quelques petites
ressemblances ici ou là). Gérard Col-
lomb, qui a déjà vu le film, l’a, paraît-il,
beaucoup apprécié. Au point d’inviter
Luchini à déjeuner, invitation que
l’acteur a déclinée.—T. G.
tout. Alice, il faut que
vous me fassiez penser. »
Les débuts sont
déconcertants. Le
maire est aspiré par le
tourbillon de la vie poli-
tique. Elle n’a droit qu’à
quelques moments
concédés entre deux
portes, deux rendez-vous, pendant une
pause du conseil municipal, dans une
voiture de fonction, en marge d’un vin
d’honneur ou d’une remise de médaille.
Frustrant. Mais peu à peu une relation
de confiance se noue en dépit du fossé
initial, puis d’amitié. Sans avoir l’air d’y
toucher, Alice parvient à imposer son
rythme, sa présence, ce qui ne va pas
sans créer des jalousies dans la garde
rapprochée du maire. Elle lui parle
franchement, là où les autres sont dans
la flagornerie. « Je vais ê tre brusque, ose-
t-elle : vous ne voyez pas que vous n’êtes
plus en capacité de régler un seul pro-
blème. Moi je pense que c’est ce dont les
citoyens ont l’impres-
sion. » Cette franchise
plaît à Théraneau, qui
dans la solitude qui est
la sienne voit enfin une
âme sœur avec qui faire
un bout de chemin phi-
losophique.
Bonne distance
« Alice et le Maire » traite d ’une question
de cours de philo sur la contradiction
qui existe entre l’action et la réflexion.
« Pourquoi ceux qui agissent ne pensent
pas et pourquoi ceux qui pensent n’agis-
sent pas? », s’interroge le réalisateur.
« Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui
agissait et qui s’est mis à penser. En revan-
che, j’ai rencontré beaucoup de gens qui
pensaient, et qui, au moment où ils ont
commencé à agir, ont cessé de penser. Le
maire est quelqu’un qui agit sans penser
et, à partir du moment où il repense un
peu, ça met en danger sa capacité à agir. »
Nicolas P ariser p ense comme
FILM FRANÇAIS
Alice et le Maire
de Nicolas Pariser
Avec Fabrice Luchini,
Anaïs Demoustier,
Nora Hamzawi,
Léonie Simaga.
1 h 45
L’exercice du pouvoir
CINÉMA// En plein spleen existentiel, le maire de Lyon s’adjoint les services d’une jeune
philosophe. Nicolas Pariser traite son sujet avec autant d’aisance que d’intelligence.
Fabrice Luchini enfile avec aisance le costume du notable lyonnais. Anaïs Demoustier joue sa partition avec une élégance, un charme et une fausse
naïveté qui emportent l’adhésion. Un duo irrésistible. Photo ©Bac Films
FILM FRANÇAIS
J’irai où tu iras
de Géraldine Nakache,
avec Géraldine Nakache,
Leïla Bekhti,
Patrick Timsit...
1 h 40
Les migrants et les zombies
- Elle ne jure que par le répertoire de Céline Dion et
tente d’oublier le désastre de son existence en enton-
nant les tubes de la « star ». Vali pense pouvoir assou-
vir ses rêves en passant une audition à Paris qui lui
permettra peut-être de devenir la choriste de son
idole. Sa sœur Mina, avec laquelle elle entretient des
relations détestables, l’accompagne lors de ce séjour
dans la capitale, où de douloureux secrets familiaux
vont resurgir... Géraldine Nakache avait agréable-
ment surpris en 2009 avec « Tout ce qui brille », une
comédie inspirée sur deux frangines de banlieue
attirées par le luxe ostentatoire des beaux quartiers
parisiens. Une décennie plus tard, la réalisatrice et
actrice met en scène u ne nouvelle histoire de famille,
toujours incarnée par elle-même et par sa complice
Leïla B ekhti. Après un prologue p oussif, « J’irai où tu
iras », entre comédie fantaisiste et chronique douce-
amère, trouve son rythme et décrit avec humour et
sensibilité les relations orageuses entre ces deux
sœurs que tout sépare a priori, mais que tout réunit
secrètement. Honorable dans son genre. —O. D. B.
Film en bref
C
omment entrer au 12900 Mulholland
Drive? L’endroit est mieux protégé que
Fort Knox. Certes vous pouvez avoir le
code ; mais à l’intérieur, l’o ccupant des lieux, un
obèse paranoïaque pesant 160 kilos, vous surveille.
Il habite l’Olympe de Hollywood. C’est un dieu, c’est
Marlon Brando. Et il possède un contre-code qui lui
permettra de vous renvoyer chez les mortels. Si par
hasard vous passez l’épreuve, il vous faudra faire
ami-ami avec un rottweiller et un berger allemand.
« Impossible de s’appeler Samuel Blumenfeld », note
le narrateur, « sans développer une phobie du berger
allemand et de cette race de seigneurs canins dont la
vocation reste de seconder les tortionnaires d’hier,
d’aujourd’hui et de demain. » Grâce à la complicité
qu’il entretient avec Rebecca, la fille que Brando a
eue avec l’actrice Movita Castaneda, rencontrée au
cours des repérages pour « Viva Zapata! », le
narrateur passe l’épreuve du code et des dogues.
« Je crois que mon père a la trouille de mourir », lui
confie Rebecca. A défaut de savoir comment son
père avait vécu, peut-être voulait-elle comprendre
de quelle manière il allait mourir... La première
entrevue entre Samuel et Marlon est, dans sa
dramaturgie, digne du final d’« Apocalypse Now ».
Brando est allongé sur son lit, sous lequel il cache
un pistolet P38 et un fusil à pompe de calibre 12
chargés. Sur son énorme ventre, un écran de
télévision diffuse « Sur les quais » d’Elia Kazan,
qu’il commente. Samuel s’assied à droite, Rebecca
à gauche. « Vous voyez ce mec à l’écran? pointe-t-il.
Ce type faisait partie de la mafia... » Samuel regarde
l’obèse sacré et pense : « Entre le visage actuel
de Brando et celui de “Sur les quais”, il n’existait guère
de différence. Sa prise de volume, ses rides, ses dents
jaunies, sa chevelure clairsemée n’entamaient en rien
sa beauté. C’était comme de la poussière sur un
tableau de maître. » A quelques mètres, un
réfrigérateur à double porte, l’une pour le frais,
l’autre pour le surgelé, est cadenassé. Interdit de
se goinfrer. Mais chaque nuit, Brando s’extirpe
lourdement de sa couche, crochète le frigo et se
gave de crèmes glacées. Quand il en a marre du
quinoa-haricots, il se nourrit de hamburgers qu’un
fast-food lui envoie par-dessus l’enceinte de
Mulholland Drive. Paranoïa, boulimie,
hypocondrie, obsession de l’argent : le roman de
Samuel Blumenfeld, puisé aux meilleures sources,
ne raconte pas seulement les derniers instants
du voyage vers l’au-delà du colonel Kurtz. II le fait
vivre de la façon la plus précieuse. Comme s’il était.
Comme si on y était. On prend son ticket.
Aller simple.
Les derniers jours de Marlon Brando
de Samuel Blumenfeld, Stock, 256 pages,
18,50 euros
Apocalypse Brando
LA
CHRONIQUE
de Thierry Gandillot