Courrier International - 10.10.2019

(Brent) #1

Courrier international — no 1510 du 10 au 16 octobre 2019 Trump esT-il fiChu? 35


—The New York Times (extraits) New York

J


e limite autant que possible ma consomma-
tion de chaînes d’info en continu, un genre
de média que je juge, en règle générale, mau-
vais pour mon pays.
Or, ces derniers temps, je me goinfre sans
limite du spectacle offert par la chaîne que
j’ai surnommée “le Colosse à la langue four-
chue” pour son œuvre, lancée il y a vingt ans, de
démantèlement du concept même de vérité. Je
parle, bien évidemment, de Fox News.
Dans cette longue descente aux enfers que
représentent la procédure d’impeachment contre
Donald Trump et la campagne électorale en
vue de la présidentielle de 2020, la saga la plus
attrayante et la plus animée en ce moment à la
télé passe tous les jours sur Fox News.
Soyons francs : regarder Fox n’a rien de facile. Il
s’y crache encore pour l’essentiel un venin répu-
gnant qui n’a pas grand-chose à voir avec la réa-
lité. Mais quand une nouvelle importante tombe
à la télévision, regarder Fox est un must.
Et ce pour une raison simple : si
d’autres médias rapportent l’informa-
tion, Fox News est l’information. Une
fracture se creuse en ce moment au
sein de la chaîne : tandis que la rédac-
tion questionne la présidence Trump
de façon de plus en plus intransigeante,
ses éditorialistes alimentent généreu-
sement les délires complotistes du président. Or
le sort de la république américaine risque fort de
dépendre de ce qui se passe aujourd’hui sur Fox
News, du traitement que la chaîne décidera de
donner à l’impeachment et aux rebondissements
de la campagne électorale.
Fox News n’a pas attendu l’ère Trump pour
peser de tout son poids sur le Parti républicain.
Mais depuis l’élection du milliardaire, la chaîne
est au faîte de sa puissance. Ses présentateurs dis-
pensent régulièrement au président leurs conseils
politiques et stratégiques. L’éditorialiste Tucker
Carlson ne jugeait pas avisé de bombarder l’Iran,
alors nous n’avons pas bombardé l’Iran. Il n’ai-
mait pas le conseiller à la sécurité nationale John
Bolton, alors Bolton a été invité à prendre la porte.
Est-ce Trump qui pourrit le cerveau de Fox
News ou Fox News qui pourrit celui de Trump?

Fox News a le sort du pays


eNtre ses maiNs


La rédaction de la chaîne conservatrice critique l’administration
Trump, mais ses éditorialistes, eux, alimentent les délires complotistes
du président, souligne un chroniqueur du New York Times.

à les comparer à des nazis [en janvier 2017]. Il a
pris publiquement fait et cause pour le président
russe, Vladimir Poutine, lors d’une conférence
de presse en Finlande l’année dernière, après la
publication des conclusions de son chef du ren-
seignement [sur l’ingérence russe dans la pré-
sidentielle de 2016], et a déclaré plus tard que
les “agences de renseignements étaient devenues
incontrôlables”.
L’un des alliés de Trump pris dans la tour-
mente de la destitution, le secrétaire d’État Mike
Pompeo, a promis de ne pas coopérer [avec la
Chambre des représentants]. Dans une lettre
incendiaire, il a accusé les élus démocrates d’es-
sayer d’intimider les fonctionnaires des affaires
étrangères et a déclaré que plusieurs d’entre eux
ne témoigneraient pas comme prévu.
Mais à chaque nouvelle étape, la résistance se
manifeste. Le sénateur Charles E. Grassley, le plus
ancien républicain à siéger au Sénat, a publié une
défense véhémente du lanceur d’alerte, mettant
en garde contre des “spéculations infondées bran-
dies par des politiques ou des commentateurs à des
fins partisanes”. L’ancienne ambassadrice amé-
ricaine en Ukraine, Marie Louise Yovanovitch, a
accepté de témoigner devant la commission des
Affaires étrangères de la Chambre des représen-
tants à huis clos, même si elle travaille toujours
au département d’État. Et l’ancien émissaire des
États-Unis en Ukraine Kurt Volker, qui a démis-
sionné le 27 septembre, ne donne pas non plus
dans le jeu de Pompeo. Il a témoigné le 3 octobre
devant plusieurs commissions de la Chambre
des représentants.


Diabolisation. Les démocrates tout comme les
experts récusent l’expression “deep state” [État
dans l’État] utilisée par Trump. Ils accusent le
locataire de la Maison-Blanche de diaboliser
les hauts fonctionnaires qui veillent au main-
tien de garde-fous destinés à prévenir les abus
de pouvoir.
Pour une large part, les ennuis de Trump sont
la conséquence de son style de gestion chaotique
à la Maison-Blanche, où il fait passer la loyauté
avant l’expérience et les compétences. Trump
est responsable d’une rotation record des hauts
fonctionnaires, d’une réduction et d’une démo-
ralisation du personnel, de l’instauration d’un
climat délétère entre ceux qui doivent rivaliser
pour exercer leur influence et enfin de la frustra-
tion de responsables chevronnés dont les com-
pétences ne sont pas prises en compte.
“Ce gouvernement a toujours méprisé toute forme
de procédure en matière de recrutement et je pense que
maintenant cela se retourne contre lui”, fait valoir
Kathryn Dunn Tenpas, membre de la Brookings
Institution, un think tank non partisan. Depuis
le début de sa présidence, Trump a perdu 78 %
de ses fonctionnaires les plus expérimentés,
note-t-elle, soit bien plus que ses prédécesseurs.
Le lanceur d’alerte qui a osé déposer une
plainte contre Trump “en incite d’autres à témoi-
gner, estime-t-elle, nous sommes peut-être à un
tournant”.
—Noah Bierman,
Chris Megerian et Eli Stokols
Publié le 2 octobre


Peu importe, le pourrissement est là : aujourd’hui,
regarder Fox News, c’est un peu épier la salle de
crise de la Maison-Blanche et même, plus lar-
gement, avoir un aperçu de l’avenir de la droite
américaine – et le tableau n’est pas ragoûtant.
Sans compter que la chose a pris une tournure
romanesque : à Fox News, on se déchire. Les pré-
sentateurs de la grille en journée (dont les jour-
nalistes Shepard Smith et Chris Wallace, qui sont
du côté “info” de la fracture interne) se plaignent
depuis belle lurette des stars des talk-shows du
soir comme Tucker Carlson, Sean Hannity et
Laura Ingraham. Aujourd’hui, la guerre est décla-
rée entre les deux camps, qui se canardent allè-
grement les uns les autres sur la légitimité de
l’impeachment.
Les représentants de la rédaction de Fox News
se distinguent par leur excellent traitement de
l’impeachment. Le 27 septembre, Chris Wallace
a ainsi qualifié la “com” de la Maison-Blanche de
“surprenante et fallacieuse”. Dans l’émission Fox
and Friends le 29 septembre, face à l’animateur
radio conservateur Mark Levin, le journaliste Ed
Henry s’est lancé dans une série de
questions sur l’opportunité de l’appel
passé par Trump au président ukrai-
nien. Alors certes, Levin s’est indigné
bruyamment et s’est attiré les éloges
du président sur Twitter, mais j’ai été
frappé par la pugnacité d’Ed Henry : il
y a du progrès tout de même!
Quand je vois ce genre de moments de vérité
sur Fox News, je suis pris d’un accès d’optimisme
pour mon pays. Et puis je regarde les éditoria-
listes de la Fox, et mon optimisme s’envole en
fumée. Chez Tucker Carlson, chez Sean Hannity,
chez Laura Ingraham, on entend le même son
de cloche : le président n’a rien fait de mal, l’im-
peachment relève de la chasse aux sorcières et
du coup d’État, ils vont venir vous prendre vos
armes, dépraver vos enfants et détruire tout ce
que ce pays a de grand.
Les présentateurs les plus populaires de Fox
News continuent de donner aux combats poli-
tiques de Trump des accents d’apocalypse : s’ils
continuent sur cette lancée, quel espoir fonder
pour les États-Unis?
Là encore, Fox News est l’information : repre-
nant les termes d’un invité sur la chaîne, le pré-
sident a estimé que la procédure d’impeachment
engagée contre lui risquait de plonger l’Amérique
dans la guerre civile. Quand je regarde Fox News
en prime time, j’y crois complètement.
—Farhad Manjoo
Publié le 2 octobre

l’arbiTre

Alertes
multiples
Les avocats qui
représentent l’agent
de la CIA à l’origine
de la plainte
qui a déclenché une
enquête de destitution
du président Donald
Trump ont confirmé,
dimanche 6 octobre,
qu’ils “travaill[aient]
maintenant pour
de multiples lanceurs
d’alerte”, rapporte
le Wall Street
Journal.
Deux jours plus tôt,
le New York Times
avait révélé qu’un
deuxième lanceur
d’alerte s’était
présenté à l’inspecteur
général des services
de renseignements.
Il s’agit, selon le
quotidien, d’un agent
des services de
renseignements ayant
des “informations
de première main”
sur les relations
du président Trump
avec l’Ukraine.

Repères


d’autres médias rapporteNt
l’iNFormatioN, Fox News
“est” l’iNFormatioN.

← Trump : “Tas de
traîtres, c’est une
trahison !!! Je suis
mentalement apte à
gouverner !! J’exige de
parler à mon avocat !!!”
Rudy Giuliani (l’avocat) :
“J’arrive, patron !!”
Dessin de Kal paru
dans Counterpoint,
États-Unis.
Free download pdf