Courrier International - 10.10.2019

(Brent) #1
UNITÉDEPRODUCTIONPRÉSENTE

un filmde BORIS LOJKINE


NINA MEURISSE


©2019 / PHOTO : JEAN-BAPTISTE MOUTRILLE / AFFICHE : PYRAMIDE - LOUISE MA

TAS

L’OBS


LE16OCTOBRE


NINA MEURISSE


UN PORTRAIT BOULEVERSANT,


UN FILM MAGNIFIQUE


no 1510 du 10 au 16 octobre 2019


meilleurs éléments”, les portraits des meil-
leurs ouvriers ou élèves qui étaient affichés
sur les lieux de travail et dans les établis-
sements scolaires] et autres?
Il est pour le moins curieux qu’on col-
porte encore aujourd’hui l’idée qu’en RDA
il fallait peindre à la manière de Willi Sitte
(dont il n’y a pas grand-chose à sauver), et
que Bernhard Heisig, Tübke ou justement
Mattheuer seraient le reflet de l’absence
de liberté en RDA. Curieux, ne serait-ce
que parce qu’aucun d’eux n’a peint dans le
même style. En outre, l’exposition rappelle
que bon nombre de ces peintres, hommes


ou femmes, ont préféré la solitude – ou,
dans le jargon communiste, l’“isolement
social volontaire” (comme cela a d’ail-
leurs été reproché à Mattheuer) – aux
honneurs officiels.
Hermann Glöckner, par exemple, adepte
des formes géométriques et accusé de “for-
malisme” par le régime, aura dû attendre
son 80e anniversaire, en 1969, pour avoir
droit à une exposition. Cornelia Schleime,
qui a étudié la peinture et le graphisme à
Dresde, n’aura pu quitter le pays qu’en 1984,
après cinq demandes de visa de sortie du
territoire. Sans pouvoir quasiment empor-
ter d’œuvres. Peint en 1986, donc à l’Ouest,
L’Est est gris, l’Ouest a aussi un peu de cou-
leur est une sorte de peinture murale dont
l’humour ne réside pas seulement dans le
“aussi” du titre, mais également dans le
fait que l’Ouest est représenté – lui aussi



  • en gris.
    La peinture de RDA se prête bien à l’étude
    de l’humour et de l’ironie dans l’art. De ce
    point de vue, le plus fantasque aura été le
    graveur et dessinateur Carlfriedrich Claus,
    qui remplissait ses feuilles de dessin de
    nuages, de buissons, de fils, de traces char-
    gées de sens – avant de leur attribuer des
    titres énigmatiques (Reflets inconscients pro-
    duits par les émissions de télévision, Esquisses
    de l’anonymat du sujet...), comme si l’atti-
    tude la plus élémentaire face au monde
    visible n’était pas de regarder mais de lire.
    On a même l’impression que, s’il a appris
    l’hébreu, c’est plus pour la graphie que
    pour la langue elle-même. Si absurde que
    cela puisse paraître, la Stasi [police poli-
    tique est-allemande] s’est intéressée à lui,
    croyant voir dans les savants gribouillis
    dont il ornait ses lettres des messages
    codés. À l’instar de Gerhard Altenbourg,
    qui comptait aussi parmi les artistes en
    retrait dans la société, Carlfriedrich Claus
    avait une immense culture littéraire et
    une soif d’expérimentation qui dépas-
    sait de loin les frontières des arts visuels.


Dans un genre très différent, les œuvres
de Michael Morgner se soustraient, elles
aussi, à la distinction d’une primitivité
navrante entre “abstrait” et “figuratif” : des
toiles sombres, peintes ou dessinées, mais
également traitées comme des sculptures à
plat, sur lesquelles on croit reconnaître des
corps, des gestes et des paysages, sans en
être jamais tout à fait sûr. À l’été 1985, Angela
Hampel entre en scène avec, au contraire,
des tableaux de figures mythologiques, le
plus souvent des femmes à l’expressivité
sauvage et colorée, sur toile ou sur papier.
Ici, la fusion de l’abstrait et du figuratif ne
dit rien non plus d’une quelconque esthé-
tique dictée par le régime. Sans compter
que “la RDA”, dans les œuvres en question,
ne désigne rien de plus que le pays d’ori-
gine, qu’il est bon de connaître, mais qu’on
ne pourrait deviner d’un simple regard.
Les voies de la peinture sont donc, y
compris sous une forte pression politique,
imprévisibles et impénétrables. Tout comme
les jugements du public – parmi lesquels
ceux des “gardiens du temple” d’hier et
d’aujourd’hui ne sont que l’expression
d’une minorité inf luente. Et s’il fallait
trouver des points de convergence entre
les tableaux exposés à Düsseldorf, ils ne
seraient pas d’ordre politique.

L’œuvre et le concept. Cornelia Schleime,
qui était présente au vernissage [le 4 sep-
tembre] en compagnie du président de
la République, Frank-Walter Steinmeier,
constatait pour l’anecdote une différence
d’un autre ordre entre tous les artistes de
l’Est et une grande partie de ceux de l’Ouest.
En rendant visite à des collègues après son
installation en RFA [la République fédé-
rale allemande, ex-Allemagne de l’Ouest],
elle a eu la surprise de découvrir, sur bien
des tables à dessin, non pas des tubes de
couleur, des pinceaux, du papier ou autres
ustensiles de peinture, mais des “ouvrages
annotés [du philosophe] Wittgenstein”. À son
grand étonnement, elle a découvert qu’à
l’Ouest, dans les années 1980, les grandes
théories et les concepts comptaient bien
plus aux yeux de nombreux artistes que
les œuvres elles-mêmes. Ils se compor-
taient, au dire de Cornelia Schleime, en
“curateurs d’eux-mêmes”. La volonté de
faire prévaloir l’œuvre sur le concept était
alors partagée par les artistes originaires
de RDA ayant très tôt émigré pour mettre
aussi leur touche sur l’art de l’Allemagne
rhénane – tels Gerhard Richter, Günther
Uecker et Gotthard Graubner – et par les
artistes restés en RDA. Peut-être est-ce l’une
des raisons pour lesquelles la distinction
des œuvres selon des critères politiques
ou éthiques est beaucoup moins perti-
nente qu’on ne le pense. Il se pourrait que
ce soit uniquement par facilité qu’on en
fasse si grand usage.
—Jürgen Kaube
Publié le 6 septembre

Les voies de la peinture


sont donc, y compris


sous une forte pression


politique, impénétrables.


que reste-t-il
de l’e s p rit de 1989?
Free download pdf