Les Echos - 07.10.2019

(Michael S) #1
TRANSPORT// Lassés d’attendre un improbable accord entre l’Europe et la
Grande-Bretagne sur le Brexit, les transporteurs routiers se préparent au pire
pour le 31 octobre. Les nouvelles formalités douanières risquent de gêner
fortement les échanges.

Brexit : la grande peur


du chaos transmanche


Denis Fainsilber
— Envoyé spécial à Calais


A


moins d’un mois d’un éventuel
Brexit dur, c’est-à-dire sans accord,
l’inquiétude grimpe dans les grands
ports de la Manche. Pagaille, chaos, séisme,
cataclysme... chacun se projette où il veut sur
l’échelle de Beaufort des prévisions, mais
l’idée est la même : la fluidité du trafic de
marchandises entre l’Europe continentale
et la Grande-Bretagne, très concentré sur
quelques ports des Hauts-de-France, risque
d’en prendre un sérieux coup à partir du
1 er novembre, avec le rétablissement poten-
tiel des frontières entre l’Europe et le Royau-
me-Uni, synonyme de longues formalités
douanières.
« Le premier endroit où l’on verra l’impact
du Brexit, c’est sur les routes : aussi bien pour
les camions en transit que pour la circulation
en général dans la région », redoute-t-on à la
Fédération nationale du transport routier
(FNTR). Par ferry ou par le tunnel sous la
Manche, pas moins de 5 millions de camions
transitent chaque année entre la France et la
Grande-Bretagne, contre seulement 1 mil-
lion en 1993! Soit, en valeur, 300 milliards
d’euros de marchandises qui circulent en
douze mois et un excédent commercial de
13 milliards pour la France. L e moindre grain
de sable dans l’engrenage peut donc virer à la
catastrophe. Côté anglais, on la joue encore
très cool. « Freight to EU : papers may
change 1. nov. Please check » (Pour les mar-
chandises vers l’Europe, les documents
pourraient changer à compter du 1er novem-
bre, merci de vérifier), affichent très sobre-
ment les panneaux lumineux sur les auto-
routes du pays. Ce flegme « so british » cadre
mal avec les angoisses des partenaires régu-
liers du Royaume, à l’heure où 100.000 entre-
prises françaises importent ou exportent des
marchandises d’Angleterre.
Car le rapport « Operation Yellowham-
mer », rédigé pendant l’été, se montre beau-
coup plus alarmiste sur les risques d’une
« sortie sèche » de l’UE. Dès le 1er novembre,
une large majorité de camions parvenus aux
côtes britanniques ne seraient pas e n confor-
mité avec les nouvelles règles de dédouane-
ment imposées en France, entraînant, in
fine, une chute de 40 à 60 % du trafic routier
entre nos deux pays... Selon le même scéna-
rio catastrophe, les poids lourds pourraient
poireauter de 1,5 à 2,5 jours avant de pouvoir
passer sur le continent, le retour à la normale
n’étant pas prévu avant trois mois!
Mais la palme du pessimisme revient au
ministère britannique des Transports (DfT),
qui prédit déjà des files d’attente de 8.
poids lourds : un semi-remorque mesurant
16,5 mètres de long, un tel bouchon attein-
drait vite 150 kilomètres sur l’unique auto-
route britannique (M20) menant aux blan-
ches falaises du Kent... Un cauchemar pour
les transporteurs, à commencer par les con-
tinentaux sur le chemin du retour, dont 20 à
30 % des véhicules circulent à vide. Car, pour
une firme de transport, une seule minute
d’immobilisation lui coûte en gros 1 euro sur
sa marge! De quoi réveiller de très mauvais
souvenirs chez eux, version années 1980,
quand certains dédouanements à Douvres
duraient plus de six heures.


Menace sur le « just-in-time »
Et le mauvais rêve se propage chez leurs
clients, des industriels adeptes du « just-in-
time » à ceux qui transportent quotidienne-
ment des denrées périssables. Désormais, le
premier secteur client d’Eurotunnel est la
messagerie express, dont l’omniprésent
Amazon, q ui a inauguré d es mégasites logis-
tiques dans le Nord-Pas-de-Calais, pour des-
servir au plus vite le sud de l ’A ngleterre. Cha-
que heure perdue à la frontière risque donc
de miner son plan de transport. Dans l’ali-
mentaire, l’appréhension est également pal-
pable. E n témoigne le g roupe s ucrier Tereos,
qui fait passer par l a Manche entre 150 et 200
camions par jour. « Le Brexit va créer une
contrainte documentaire, mais aussi opéra-
tionnelle », prévient Christopher Hervé, pré-
sident de la branche amidon et édulcorants.
« Le sirop de dextrose ou de glucose est ache-
miné dans des camions équipés de systèmes
chauds. En cas de longue attente à la frontière,
cela risque de cristalliser et de ficher en l’air 25
tonnes de cargaison. C’est un vrai risque pour
les fermiers français qui produisent du blé ou
du maïs. »
Airbus, le si célèbre exemple d’intégration
européenne est, lui aussi, en première ligne.
Depuis les années 1970, toutes les ailes de ses
avions sont assemblées outre-Manche, dans
ses sites de Filton et Broughton, puis expé-
diées vers Brême et Toulouse, selon un
puzzle très compliqué mobilisant 20.00 0


références de pièces. Un fragile Meccano®
qui fait appel aux camions, aux navires rou-
liers comme aux avions spéciaux Beluga.
Tout délai supplémentaire dans les dédoua-
nements, sans parler des nouveaux tarifs
douaniers qui planent à moyen terme,
menace lourdement sa chaîne de valeur.
Pour parer au pire sur le terrain, les Bri-
tanniques ont prévu un itinéraire routier de
délestage et cinq « zones de débord ». Dont
Manston Airport, une ancienne base de la
RAF aujourd’hui désaffectée. Sa piste
d’atterrissage de 2.700 mètres pourrait ser-
vir à stocker jusqu’à 6.000 camions en mal
de ferry. De ce côté-ci de la Manche, pas de
parkings tampons affichés officiellement,
mais personne n’ignore que le préfet de
région a déjà sur son bureau un « plan de
contingence » en cas de coup dur, sur l’auto-
route A16.
C’est que chez les officiels français, per-
sonne ne v alide l e chaos en version anglaise.
On veut croire que le travail en amont,
depuis plus de deux ans, va payer illico. « Je
ne peux pas cautionner les prévisions du rap-
port Yellowhammer, au vu de ce que l’on a fait
pour mettre au point les nouveaux proces-
sus », estime Jean-Michel Thillier, directeur
général adjoint des Douanes et droits indi-
rects, qui dépendent du ministère des
Comptes publics. « Nous n ous s ommes orga-
nisés pour que les nouvelles formalités soient
faites a vant l es ports, p our ne pas a voir besoin
de zones de stockage des camions. Notre solu-
tion prioritaire a consisté à travailler sur le
passage. Les seules choses que l’on ne sait pas
encore, ce sont les flux qui vont disparaître
après le Brexit, et les plans des logisticiens qui
préféreront passer à tel endroit plutôt que tel
autre. » Pour garder un trafic de poids

lourds aussi fluide que possible, la riposte
française repose sur la frontière numérique
(ou « smart border »). Il s’agit de digitaliser
les process, en procédant aux formalités de
dédouanement de la marchandise par
Internet, avant l’arrivée du camion dans un
port ou au terminal d’Eurotunnel. Jusqu’à
un mois avant son départ, le conducteur
devra imprimer un code-barres, qui lui per-
mettra de passer sans encombre. Une fois
ce document combiné à la lecture de sa pla-
que d’immatriculation, le chauffeur débar-
quant sur le continent aura deux possibili-
tés : soit passer directement dans la file
verte et rejoindre l’autoroute comme avant,
soit se ranger dans la nouvelle voie orange,
pour un examen plus poussé (en cas de con-
trôle vétérinaire ou phytosanitaire, ou de
doute sur la réalité de sa déclaration). Le
but est de dissuader les camions n’ayant
rien préparé. « Pas de documents doua-
niers? Pas la peine de venir au port », pré-
vient Benoît Rochet, directeur général
adjoint du port de Calais.

Nouvelle douane version digitale
Malgré toute la technologie cachée derrière
un simple scan, cette innovation est délicate
à appliquer, compte tenu des lieux. « Quand
un avion arrive de Chine à Roissy, il existe déjà
des systèmes de dédouanement. Mais il faut
tenir compte des particularités du transman-
che », détaille Eric Meunier, directeur inter-
régional des Douanes pour les Hauts-de-
France. « Ici, nous avons un temps de transit
très court, un flux très important de poids
lourds venant de toute l’Europe, et des millions
de tonnes de marchandises qui vont devenir
d’un coup des importations et exportations.
C’est une frontière qu’il faut recréer du jour au

res prêt à l’avance comme ces jours-ci est
une chose, affronter l’armada quotidienne
des 40 tonnes, pressés d’arriver chez les
clients e n est une autre. Comme les camions
font difficilement marche arrière, le moin-
dre bouchon remonte très vite.

Projet de « fast pass »
De plus, « la prochaine frontière digitale de la
France reste avant tout une frontière. On n’est
pas encore au sommet de la technologie, il fau-
drait aller plus loin, et faire pour les camions
un système comme Parafe [reconnaissance
faciale dans les a éroports et gares,
NDLR] : une vraie frontière digitale avec beau-
coup de robotique », plaide Jean-Paul Mulot,
le représentant d e la région H auts-de-France
à Londres. Cette collectivité a monté un pro-
jet de « fast pass » avec l’UE, mais sa facture
est évaluée à plus de 150 millions d’euros, en
plus des 40 millions déjà investis par les
Douanes.
« Do you speak Brexit? » Dans la tour de
Babel des routiers européens, il serait déjà
bien que chacun s’y retrouve dans la jungle
des acronymes imposés par la nouvelle fron-
tière, que l’on passait jusqu’à présent sans
formalités. Que personne ne néglige l’impé-
rative nécessité de la CMR (lettre de voiture),
des MRN (Movement reference number, le
document à code-barres issu de la déclara-
tion en douane), regroupés dans une « enve-
loppe électronique » en cas de marchandises
groupées. Sans parler de la convention NSTI
formellement signée avec un bureau de
douane, et bien sûr du « so basic » EORI
(numéro d’identification obligatoire pour
dédouaner), obtenu sur le célèbre système
Soprano.
N’oublions pas : « La frontière est faite pour
passer sans s’arrêter, je dois passer de manière
simple et automatisée », souligne Olivier
Thouard, président du groupe de travail
« Brexit » chez TLF (l’association profession-
nelle des métiers du transport) et responsa-
ble Douanes chez le transporteur Gefco.
Mais les chauffeurs européens, eux, redou-
tent déjà les excès de zèle et le stress monte e n
régime. « Cela fait trente-cinq ans que je vais
en Grande-Bretagne. Là, j’en ai marre,
j’arrête », lâche Didier Verhaeghe, chauffeur
chez Carpentier, un transporteur routier
implanté à Calais. « Dans les années 1990, on
avait un système simplifié qui marchait très
bien. Je n’ai aucune crainte côté français, mais
côté anglais, je vois arriver des problèmes de
points et de virgules comme dans le passé. J’ai
eu assez de tracasseries à l’époque des doua-
nes, j’ai l’impression de me retrouver au temps
de la RDA. »n

Pas moins de 5 millions de camions transitent chaque année entre la France et la Grande-Bretagne, qui transportent 300 milliards d’euros de marchandises.
Le rétablissement d’une frontière risque de poser rapidement des problèmes de capacités. Photo Philippe Huguen/AFP

lendemain, alors que tout le monde l’avait
oubliée depuis vingt-cinq ans... Tout ça en res-
pectant le Code des Douanes de l’UE. »
Combien de camions seront non confor-
mes au lendemain du Brexit? Le moins p os-
sible, veut-on croire côté français sans don-
ner de chiffre.

Les nouvelles règles du jeu sont pourtant
un vrai défi. D’abord, parce que 80 % des
camions qui se présentent à Calais ne sont
immatriculés ni en Angleterre ni en France,
mais en Pologne, Espagne, Lituanie ou Slo-
vaquie. Pas facile d’informer la multitude de
transporteurs ou transitaires, d’autant que
le divorce britannique a déjà été repoussé
deux fois. Ensuite, parce que sans le clamer
sur les toits, les Douanes évaluent la fin du
libre-échange à... 225 millions de docu-
ments supplémentaires à vérifier par an!
Même avec 600 embauches de douaniers
(puis 100 de plus l’an prochain), le travail va
changer du tout au tout sur l a Manche. Faire
des exercices – forcément réussis – avec 20
camions volontaires munis d’un code-bar-

Le ministère britannique
des Transports prédit
déjà des files d’attente
de 8.500 poids lourds.

Un tel bouchon atteindrait
vite 150 kilomètres
sur l’unique autoroute
britannique menant aux
blanches falaises du Kent.

14 // Lundi 7 octobre 2019 Les Echos


enquête

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