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CULTURE
JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019
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ARCHITECTURE
L
e centre CEA ParisSaclay fut
longtemps un lieu aussi secret
que les expériences qu’il abritait.
Ce complexe scientifique réservé
à l’atome, entrouvrant depuis
quelques années ses portes à l’oc
casion des Journées du patrimoine, qui se
tiennent cette année les samedi 21 et diman
che 22 septembre, s’est développé à l’abri des
regards sur un terrain de 223 hectares, pro
tégé par une ceinture de routes, d’arbres et
de barbelés, sur le plateau agricole de Saclay
(Essonne), à une trentaine de kilomètres au
sudouest de Paris.
La création du Commissariat à l’énergie
atomique (CEA), en octobre 1945, au sortir de
la guerre, s’inscrivait dans le cadre d’une po
litique volontariste destinée à combler le re
tard pris par la France, pendant le conflit,
dans le secteur de la recherche nucléaire. Dis
tancé par le RoyaumeUni, les EtatsUnis et le
Canada, unis dans le cadre du projet Manhat
tan ayant conduit aux bombardements d’Hi
roshima et de Nagasaki, le pays fait de la
« science conquérante » une priorité natio
nale dès la Libération.
Pour développer le CEA, il lui faut très vite
un vaste complexe comme il en existe déjà
plusieurs aux EtatsUnis, adapté aux exigen
ces de la Big Science de l’atome, avec ses
machines gigantesques et ses équipes de
chercheurs pour les faire tourner. Dans le
contexte de la guerre froide naissante et des
besoins en énergie de la reconstruction, ce
centre d’études doit aussi incarner l’édifica
tion de la France en puissance technoscienti
fique de premier plan.
L’ambition n’est pas mince. Elle est portée
par Frédéric JoliotCurie, directeur du CNRS,
résistant et communiste, lauréat avec son
épouse, Irène, du Nobel de chimie en 1935, et
Raoul Dautry, ministre de la reconstruction
et de l’urbanisme. Ils dirigeaient ensemble le
CEA à sa création. Pour mettre en œuvre ce
dessein, les deux hommes font appel à
Auguste Perret, grand maître du béton armé,
qui vient de superviser le projet de recons
truction de la ville du Havre. En 1948, ils lui
confient la mission d’élaborer le planmasse
du site, et d’en dessiner les bâtiments. L’enjeu
n’est autre que de construire un « Versailles
de la science », c’estàdire un ensemble archi
tectural grandiose, qui « durerait mille ans ».
VOLUPTÉ ÉTRANGE
Perret est mort en 1954, après avoir livré une
vingtaine de bâtiments qui forment le cœur
du site – laboratoires divers, étuis pour les
machines, bureaux de l’administration, can
tine... Sa vision a beau s’être largement diluée
dans les développements ultérieurs, elle con
tinue néanmoins d’imprégner les lieux. C’est
elle, indéniablement, qui provoque cette vo
lupté étrange qui vous saisit en entrant sur le
site pour ne plus vous lâcher. La majesté se
reine du parc, l’harmonie de ses bâtiments de
béton rose, la splendide ligne d’arbres plan
tés, qui file en diagonale vers un non moins
splendide château d’eau, le grand miroir
d’eau qui se découpe au sol en symétrie, sont
comme sourdement irradiés par la violence
surréelle de ce qui turbine entre les murs. Le
centre, qui ne se consacre qu’à des activités
civiles – énergies bas carbone, climat et envi
ronnement, sciences de la matière, sciences
du vivant, santé, recherche technologique –,
est innervé par cette folle tension entre l’infi
niment grand et l’infiniment petit, qui fonde
la science de l’atome.
Longtemps négligé, voire ignoré, dans les
travaux consacrés à l’œuvre de Perret, ce
complexe fascinant a pâti de sa nécessaire
hypersécurisation comme de l’inaccessibi
lité au commun des mortels qui en a résulté,
ainsi que du peu d’intérêt que les successeurs
LE CENTRE EST
INNERVÉ PAR CETTE
FOLLE TENSION
ENTRE L’INFINIMENT
GRAND ET
L’INFINIMENT PETIT
La gare de Metz, étoile ferroviaire
Cet édifice gigantesque de style néoroman, a été édifié de 1905 à 1908 par le Berlinois Jürgen Kröger
metz (moselle)
P
ropriétaire du plus grand
domaine foncier après
celui de l’Etat, la SNCF est,
avec plus de 90 événements, la
partenaire principale de la 36e édi
tion des Journées européennes
du patrimoine. Elle a sous sa res
ponsabilité quelquesuns des édi
fices majeurs de l’histoire des XIXe
et XXe siècles, dont les gares et
leurs emprises constituent une
part essentielle. Composantes des
mythologies industrielles et vec
teurs stratégiques des dispositifs
de guerre, conduisant parfois jus
qu’aux pires horreurs, les trains et
les gares sont aussi les complices
des premiers ébats touristiques,
les sujets de chansons, de peintu
res ou de films qui alimentent
sans relâche les désirs d’échap
pées, réelles ou imaginaires.
Parmi ces notables figures de
pierre, de verre, de métal ou de
béton, la gare de Metz, quatrième
du nom dans la cité mosellane,
est un cas d’école. Prévue, dès
1901, dans le plan d’extension
conçu par Conrad Wahn, archi
tecte en chef de la ville pendant
l’annexion allemande, elle fut, à
ses débuts, « le fruit d’une propa
gande légitimant le pouvoir ger
manique dans l’AlsaceMoselle, où
Guillaume II entendait bien s’im
poser », ainsi que le rappelle
Claude Le Breton, architecte de la
cellule patrimoine à l’agence
AREP, spécialisée dans la concep
tion des gares.
Un projet colossal
Nous sommes ici au cœur du
Reichsland, né à partir de 1871 au
lendemain de la guerre franco
prussienne, qui allait sceller le rat
tachement de l’AlsaceMoselle à
l’Allemagne. Tout autant que Stras
bourg qui en fut la capitale, Metz
avait sa Neustadt, sa nouvelle ville
dont la gare devait être le centre de
gravité, implantée au cœur d’une
structure urbaine en étoile que
l’on retrouvait également dans le
tracé ferroviaire alentour.
Metzville, son actuel nom offi
ciel, a été édifiée de 1905 à 1908
par le Berlinois Jürgen Kröger.
L’architecte a proposé un projet
qu’il a qualifié de « Licht und Luft »
(« lumière et air »). Mais c’est le
Kaiser qui imposa le style néo
roman à l’édifice, inspiré des pa
lais de la maison de Hohenstau
fen qui fut, du XIe au XIIIe siècle,
un important soutien au Saint
Empire romain germanique.
Le projet messin est colossal :
290 mètres de long, soit un re
cord mondial pour une gare de
passage, une tour qui culmine à
40 mètres, et 10 000 m^2 de sur
face au sol. Non loin, achevée
en 1878, une élégante gare termi
nus réalisée dans un style d’inspi
ration néoclassique existe, qui est
en cours de reconversion. Ce gi
gantisme, qui justifia l’usage de
plus de 700 pieux plantés dans le
soussol argileux, s’explique pour
des raisons d’ordre stratégique.
« L’idéologie guerrière rejaillit (...)
sur les dimensions grandiloquen
tes d’un édifice conçu pour rece
voir des armées entières », souli
gne Claude Le Breton.
Car, depuis le milieu du
XIXe siècle, les gares sont deve
nues des éléments fondamen
taux en temps de guerre. Si celle
de Metz accueille voyageurs et
marchandises, sa vocation pre
mière était d’assurer le transit et
le transport des troupes et des
munitions. Le grand buffet devait
pouvoir répondre à cet afflux et
disposait de 1 350 places. Celuilà
même, « aquarium sans musique
dirigeable échoué », immortalisé
plus tard par Bernard Lavilliers.
La rhétorique guerrière des lieux
se décrypte à travers la multitude
de signes sculptés offerts au re
gard. Les tympans, pignons, con
soles ou chapiteaux conservent
une abondante iconographie de
ces supposés glorieux temps an
ciens, tels que, visibles sur les
flancs du pavillon impérial, la vic
toire des Germains sur les Huns
ou le combat du Teutoburger
Wald, qui vit les tribus germani
ques vaincre les légions romaines
et leurs auxiliaires.
Laboratoire d’innovation
Dans le salon de réception de ce
bâtiment aux faux airs de forte
resse, figure sur un grand vitrail
le portrait de Charlemagne en
majesté. Le plus illustre de la li
gnée des Carolingiens (auquel
avait été substitué le regard de
Guillaume II) faisait face à l’aigle
des Hohenzollern. Devenue le
blason de l’empire allemand au
lendemain de la victoire contre la
France en 1871, cette dernière a été
déposée après la Grande Guerre.
Nul ne sait ce qu’elle est devenue.
Si la raideur guerrière et coloni
satrice occupe une place de pre
mier plan, d’autres allégories
confèrent une dimension plus
sociale à la gare. « Toutes les clas
ses sont représentées, souligne la
chargée de recherche Patrimoine
bâti dans la région Grand Est,
Elisabeth Paillard. Porteurs, baga
gistes, télégraphistes, employés,
architectes, bourgeois ou voya
geurs des différentes classes. » A
propos du caractère composite
des lieux, l’ingénieure territoriale
parle d’un « historicisme éclecti
que revisité par le Jugendstil », no
tamment dans les vitraux et cer
tains ornements. Certaines frises
ou entrelacs médiévaux, délais
sant la dureté d’autres symboles,
apportent une certaine forme de
légèreté, un heureux répit.
Kröger, et il en fut à ce titre un
des pionniers, utilisa le verre
pressé pour diffuser la lumière le
long de l’ample couloir voûté qui
relie les halls de départ et d’arri
vée. Là, sous un généreux mais dif
fus halo, se succédait un grand
nombre de boutiques, salons de
coiffure et autres établissements
de soin. La modernité de l’édifice
ne se limitait pas au seul caractère
inédit de ses services : « Béton
armé en piles, en dalles, charpentes
et halles métalliques », détaille Eli
sabeth Paillard. Mais aussi « chauf
fage central, électricité et ventila
tion ». Metzville a aussi été un la
boratoire d’innovation construc
tive qui fait regretter la
destruction de la grande marquise
dans les années 1980.
Longtemps associé au souvenir
douloureux de l’Allemagne
conquérante, le bâtiment, en
dépit de son intérêt architectoni
que et historique, n’a été inscrit à
l’inventaire des monuments
historiques qu’en 1975. La triste
évocation des temps de guerre
semble aujourd’hui révolue.
En 2017, à partir d’une consulta
tion sur Internet réalisée par la
SNCF, Metzville a été déclarée
plus belle gare de France par ses
usagers. Le caractère européen
des Journées du patrimoine
trouve ici tout son sens.
jeanjacques larrochelle
Atomes crochus
entre Saclay
et le béton armé
L’architecte Auguste Perret a dessiné
les premiers bâtiments du Commissariat
à l’énergie atomique sur ce plateau du sud
de Paris. Un lieu à découvrir lors des Journées
du patrimoine, les 21 et 22 septembre
P A T R I M O I N E