Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1
0123
JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019 biennale de lyon| 3

A gauche,
« The sacred
spring and
necessary
reservoirs »
de Bianca
Bondi.
Ci­dessus,
« Knotworm »
de Sam
Keogh.
BRUNO AMSELLEM
POUR « LE MONDE »

« Une forme d’inquiétude


que nous espérons stimulante »


e n t r e t i e n | Deux des sept commissaires, Yoann Gourmel et Claire Moulène,


présentent la manifestation, qui interroge la notion de paysage et la place de l’homme


P


our la première fois,
ce n’est plus à une
seule personne, mais
à sept qu’a été confié
le commissariat de
la Biennale de Lyon :
les curateurs du Palais de Tokyo


  • Adélaïde Blanc, Daria de Beau­
    vais, Yoann Gourmel, Matthieu
    Lelièvre, Vittoria Matarrese,
    Claire Moulène et Hugo Vitrani.
    Ceux­ci ont pris possession des
    usines Fagor, immense friche
    industrielle au cœur de la ville.


La Biennale quitte La Sucrière
pour le site des anciennes usi­
nes d’électroménager Fagor.
Pourquoi ce déménagement?
Yoann Gourmel : Ce nouveau
site nous permet de préserver da­
vantage de budget pour aider les
artistes à produire des œuvres.
Son potentiel est énorme : quatre
halles, dont l’une de 18 000 m^2 ,
chacune avec son identité, l’une
très haute, d’autres dotées de fos­
ses... Nous avons choisi de garder
tous les stigmates du site, qui ren­
voie à la violence de l’économie
libérale. On voit encore toutes les
peintures au sol qui évoquent la
place des corps et des machines.
Cette usine d’électroménager,
fermée depuis 2015, raconte le
passage d’une économie de l’in­
dustrie lourde à une économie de
services. C’est pourquoi nous
avons choisi comme titre « Là où
les eaux se mêlent ». Ce vers est
tiré d’un poème de Raymond
Carver, métaphore des flux hu­
mains, capitalistiques, monétai­
res qui font aujourd’hui notre
paysage. Nous sommes ici dans
un ultraprésent. Nous n’avons
pas imposé de thème, mais la
Biennale est traversée par toutes
les questions contemporaines.
Claire Moulène : Le site n’en est
qu’au début de son devenir de
friche, il n’est pas encore gentrifié.
Nous voulions préserver cet
entre­deux. Beaucoup d’artistes
jouent sur ce temps en suspens,

sur l’entropie, en construisant un
lieu où la nature semble parfois
avoir repris ses droits.

Le site a­t­il inspiré les artistes?
Y. G. : Enormément, d’autant
plus que nous produisons près
de 90 % des œuvres spécifique­
ment pour la Biennale, ce qui est
complètement inédit. Chaque
artiste a choisi son emplace­
ment, et beaucoup d’entre eux se
sont inspirés de l’histoire de
cette production, de cette archi­
tecture industrielle, du contexte
socio­économique...
C. M. : La Sud­Africaine Bianca
Biondi, par exemple, a rencontré
d’anciens ouvriers de l’usine, où
on produisait notamment des
machines à laver, et a créé un es­
pace domestique fantomatique,
une cuisine rongée par le sel. Les
artistes du post­diplôme de l’Ecole
nationale supérieure des beaux­
arts de Lyon ont, eux, constitué un
« Bureau des pleurs », dans les
anciens locaux de l’administra­
tion, qu’ils ont ensablés. A partir
d’entretiens avec les ouvriers,
pour qui cette histoire reste très
douloureuse, mais aussi avec les
habitants du coin, ils s’intéres­
sent au passé de l’usine tout en
se projetant dans un futur plus
ou moins lointain. Beaucoup
d’œuvres sont empreintes d’une
forme d’inquiétude, mais que
nous espérons stimulante.

Neuf pièces sur dix sont
produites sur place pour la
Biennale. Comment avez­vous
relevé ce défi logistique?
Y. G. : Nous avons tenté de faire
en sorte qu’un maximum de cho­
ses se fasse en circuit court, sur
place. Le contexte lyonnais et le
mécénat de compétences nous
ont permis d’avoir accès à toutes
sortes de matériaux et de savoir­
faire, de chercheurs de l’univer­
sité Lyon­I à des danseurs du cen­
tre chorégraphique, en passant
par des torréfacteurs. Nous avons

même réussi à dénicher pour l’un
des artistes un véritable tunne­
lier, dont il se sert dans un scéna­
rio apocalyptique.

Plus qu’une exposition, c’est
un paysage que vous semblez
avoir composé...
C. M. : Nous nous sommes ins­
pirés de l’expérience de la halle
pour créer ce paysage. Nous
n’avons monté aucune cimaise,
les œuvres entrent ainsi en rela­
tion, avec des plans et des arrière­
plans, en un écosystème très
poreux. Le parcours est très orga­
nique, certaines œuvres s’infil­

trent dans tous les espaces,
comme celle de Dale Harding, qui
a pris soin du lieu en nettoyant
quelques fenêtres, en restaurant
les graffitis. Même nous, nous
sommes incapables de dire où il
est effectivement intervenu!
Les œuvres zooment, dézoo­
ment, avec une attention à l’infi­
niment petit comme à l’infini­
ment grand. Thomas Feuerstein
s’intéresse aux bactéries, d’autres
aux plantes, à la chimie, aux
cristaux. Tout le spectre du vivant
est embrassé.
Y. G. : Nous avons beaucoup
réfléchi au terme même de pay­
sage, très galvaudé. Longtemps,
ce concept a été conditionné par
le point de vue de l’homme, avec
ce fantasme d’une nature intou­
chée en toile de fond. Pour cette
Biennale, nous nous sommes
inspirés des problématiques de

l’anthropologie contemporaine,
notamment à partir des lectures
de Tim Ingold ou Philippe Des­
cola. Ils définissent le paysage
comme un ensemble de rela­
tions qui peuvent se passer de
l’homme, où toute hiérarchie est
abolie. De là ces grandes familles
d’œuvres qui témoignent
d’autres rapports au vivant, de
notre relation à ce que l’on
produit, distribue, saccage ;
d’autres évoquent la cosmogo­
nie, interrogeant la place de
l’homme dans l’Univers, voire
son absence. Bref, nous avons
tenté de restituer l’expérience de
la complexité du monde, par une
poétique de la relation. S’intéres­
ser aux bactéries, au corps
comme lieu d’échange, aussi
bien qu’au corps social.

Plus concrètement, comment
l’anthropologie a­t­elle guidé
votre démarche?
Y. G. : Nous avons, par exemple,
été très inspirés par le livre de
l’anthropologue Anna Tsing, Le
Champignon de la fin du monde.
Sur la possibilité de vivre dans les
ruines du capitalisme [La Décou­
verte, 2017]. C’est une enquête sur
un champignon appelé matsu­
take, qui pousse dans les forêts au
sol appauvri de l’Oregon et qui est
un des premiers organismes qui
ait repoussé après Hiroshima.
Dans son livre, Anna Tsing s’inté­
resse aux travailleurs précaires
qui le ramassent, aux inter­
actions entre les espèces. C’est
une vraie parabole, qui enchevê­
tre tous les éléments, naturels,
économiques, sociaux... Beau­
coup des artistes invités tra­
vaillent ainsi, en enchevêtrant les
récits, loin du récit dominant. Es­
pérons que la rencontre avec ces
œuvres transforme l’imaginaire
du visiteur, même si l’ensemble
peut sembler empreint d’une
grande dureté et de mélancolie.
propos recueillis par
emmanuelle lequeux

Grâce à Veduta, l’art prend racine dans la banlieue lyonnaise


Ce programme de la Biennale propose aux artistes de travailler avec les habitants dans les cités autour de la capitale régionale


L


es deux tours ont disparu,
tombées il y a deux ans. Restent
deux crevasses et l’herbe sèche.
Alentour, des HLM se construi­
sent. Et au milieu du terrain vague, une
étrange aire de jeux. Des cabanes brico­
lées de rondins, une estrade, des balan­
çoires, des bancs rustiques truffés de
pommes de pin, un échiquier géant au
sol... C’est l’œuvre du Colombien Felipe
Arturo, qui a choisi d’investir cette place
nue de Rillieux­la­Pape, en banlieue
lyonnaise, dans le cadre de Veduta.
Excroissance essentielle à la Biennale, ce
programme permet à une poignée d’ar­
tistes de travailler au long cours dans les
cités environnant la capitale régionale,
de Miribel à Givors.
Cette année, comme lors de la précé­
dente édition, pas de séparation entre
la Biennale même et ces projets subur­
bains : les six plasticiens invités inter­
viennent simultanément dans les deux
cadres. « C’est important pour les habi­
tants, qui avaient autrefois du mal à
comprendre le lien entre ce qui se pas­
sait chez eux et le “gros événement”

lyonnais, assure Adeline Lépine, coordi­
natrice de Veduta. Et pour les artistes,
c’est l’occasion de donner une autre di­
mension à leur travail. »

« Gamins très curieux »
Car Veduta, c’est tout sauf du hors­sol :
plutôt une conversation, souvent
intense, entre le créateur et des publics
éloignés de la culture. « Dans tous nos
projets, nous tentons de provoquer des
déclics qui permettent aux habitants de
donner de la force à leur désir », promet
Adeline Lépine. Dans les cités de Gerland
(Lyon 7e), Julieta Garcia Vazquez et Javier
Villa de Villafane ont, par exemple,
proposé à une quinzaine de résidents de
se faire les gardiens d’une « société des
images secrètes » : avec des scientifiques
et des artistes, ils ont choisi des clichés
liés au monde de l’invisible, que les habi­
tants, passés grands prêtres, feront appa­
raître et disparaître à leur gré, imprimés
sur des toiles, disséminés sur des sacs ou
des tee­shirts. Si Veduta a une stratégie,
c’est avant tout celle de l’infiltration.
Felipe Arturo a quitté Bogota à deux

reprises pour mûrir trois mois durant
son projet, en étroit dialogue avec la
population du quartier de la Velette.
« L’installation restera jusqu’en juin 2020,
et nous négocions avec les promoteurs en
espérant qu’elle puisse être prolongée,
annonce Adeline Lépine. Les habitants se
sont beaucoup investis dans le projet de
Felipe. Lors de l’inauguration, une se­
maine avant le vernissage de la Biennale,
plus de 200 personnes sont venues, toutes
étaient ravies, et les gamins très curieux. »
Le défi était pourtant d’ampleur : « Nous
sommes ici dans un des quartiers les plus
pauvres de l’une des communes les plus
pauvres de l’agglomération, qui accueille
énormément de réfugiés, précise la jeune
femme. Les gens qui arrivent ici n’y
restent pas. A nous de leur permettre de
prendre un peu racine en participant à la
vie de la commune qui les accueille. » Il y a
deux ans, l’artiste et jardinier Thierry
Boutonnier avait planté ici même des
rosiers de Damas, aidé par les Rilliards.
Ils se sont depuis rassemblés en associa­
tion pour prendre soin des plants, et dis­
tiller deux fois l’an l’eau de rose.

« Avec l’équipe de Veduta, nous avons
beaucoup travaillé avec les associations
locales, et une remarque revenait tout le
temps : dans ces cités nouvelles, il n’y a
aucun café où se réunir, raconte Felipe
Arturo, qui a beaucoup travaillé sur la
migration des plantes, de l’hévéa au
caféier, comme symptôme de l’héritage
colonial. D’où l’idée de créer cet espace,
qui fait écho à la recherche sur l’histoire
du café à travers le monde, que je dévoile
au sein des usines Fagor. » Avec quelques
enthousiastes de la commune, ils sont
allés dans la forêt alentour pour
recueillir des souches, des pousses
d’érables, du substrat, qui agrémentent
aujourd’hui l’installation. « A mes yeux,
ce travail sur le terroir est fondamental,
notamment parce que Rillieux était
auparavant une forêt, poursuit l’artiste,
dont la moitié des projets se déroulent
dans l’espace public. Nous avons fait
revenir un peu de forêt ici, dans une
planification urbaine si abstraite qu’elle
a perdu toute mémoire. »
Pour construire le mobilier, les appren­
tis ébénistes du lycée professionnel

Lamarque ont été sollicités. Quant aux
matériaux, beaucoup proviennent de la
Recyclerie, association locale de réinser­
tion. Chaque week­end, l’espace s’ani­
mera. Samedi 14 septembre, deux ex­
perts ès neurosciences de l’université de
Lyon­I délivraient joliment leur savoir
sur les mystères de l’olfaction, décrivant
les 800 molécules qui constituent
l’odeur du café, à grand renfort d’expé­
riences. Les 22 septembre et 12 octobre,
deux marches sont organisées, de
Rillieux jusqu’aux usines Fagor. Trois
heures de dérive durant lesquelles les
randonneurs mâcheront des energy
balls bourrées de caféine, inspirées de
l’usage que font les Ethiopiens de ces
graines nées dans leur pays. « J’aime
beaucoup l’idée d’être un travailleur
culturel », assure Felipe Arturo. Mais c’est
surtout aux habitants de définir leur
usage du lieu. « Certains veulent transfor­
mer l’échiquier en dance floor? Tant
mieux! Quand l’installation aura disparu,
peut­être créera­t­elle un vide, que les
gens auront envie de combler. »
e. le.

« Le parcours est


très organique,


à chaque visiteur


de le construire »
claire moulène
commissaire

Moins nombreuses sont les pièces où s’affir­
ment des interrogations politiques et sociales.
Le Sud­Africain Simphiwe Ndzube – l’un des trop
rares invités africains – déploie une parade de
mannequins féminins grandeur nature aux vi­
sages invisibles, plusieurs vêtus d’uniformes. Ils
semblent chanceler sous des charges invisibles.
Son installation est immédiatement parlante,
bien plus que celle du Colombien Felipe Arturo
qui entreprend de décrire et d’analyser l’écono­
mie mondiale du café, mais avec bien trop
d’images, d’informations et d’objets. La Cubaine
Jenny Feal ne fait pas cette erreur. Dans une uni­
que salle du MAC, elle place trois installations
qui sont autant de fables de la destruction, de
l’interdit et de l’absence. Le dessin qu’elle a tracé
avec de la terre sur un mur est pour l’essentiel ef­
facé et masqué par des panneaux coulissants
qui pourraient se refermer encore un peu plus.
Du livre ne reste qu’une carcasse crevée et d’un
homme seulement le dessin d’une chemise et
l’empreinte des pieds, entre deux canapés bizar­
rement déformés. C’est bien assez pour que l’on
s’arrête et que l’on cherche à comprendre.
harry bellet et philippe dagen
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