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MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019 économie & entreprise| 17
La flambée du
pétrole menace
l’économie
mondiale
L’Asie serait la région la plus
affectée par une hausse durable
des cours de l’or noir
A
près les attaques con
tre le complexe pétro
lier de Saudi Aramco,
samedi 14 septembre,
en Arabie saoudite, l’incertitude
régnait encore sur les marchés,
mardi 17 septembre, au matin. Le
cours du baril de brent, qui fait ré
férence au niveau mondial, était
en légère hausse à l’ouverture, à
68,15 dollars (61,90 euros). Lundi
16 septembre, il avait bondi de
14,6 %. Une envolée d’une am
pleur historique.
Les places américaines ont clô
turé dans le rouge, lundi, et la
Bourse de Tokyo a commencé la
séance de mardi en légère baisse.
Toutefois, « la réaction des mar
chés a été relativement modérée et
pourrait être plus importante, si
l’on considère l’ampleur des capa
cités de production touchées », ob
serve Sara Vakhshouri, prési
dente du cabinet de conseil SVB
Energy International, situé aux
EtatsUnis.
Les attaques ont réduit de plus
de la moitié la production saou
dienne, ce qui correspond à 5 % de
l’offre mondiale. Soit une perte de
5,7 millions de barils par jour.
Riyad a assuré, lundi, que le pays
pourrait vite rétablir un tiers de sa
production. Mais, selon l’agence
Bloomberg, qui cite un responsa
ble saoudien, il faudra « des semai
nes, voire des mois » avant un re
tour complet à la normale.
En attendant, l’Arabie saoudite
dispose de réserves au Japon, aux
PaysBas et en Egypte. D’après le
cabinet de conseil Rystad Energy,
les stocks du premier exportateur
mondial de brut représentent en
viron vingtsix jours d’exporta
tions. Plusieurs pays possèdent
également des réserves nationa
les, à l’instar de la France, qui a
l’équivalent de trois mois de
stocks dans ses différents dépôts.
Si le risque de pénurie est donc a
priori exclu à court terme, il est dif
ficile de prévoir l’incidence de ce
climat d’incertitude sur le niveau
des prix. « Le marché sousestime le
risque d’un conflit dans le Golfe »,
expliquait, avant l’été, l’analyste
Helima Croft de RBC Capital. La
vulnérabilité des installations
saoudiennes a replacé la question
géopolitique au centre des préoc
cupations. Rien ne dit qu’une telle
attaque ne se reproduira pas. Ou
qu’une riposte saoudienne serait
sans conséquences sur la produc
tion pétrolière régionale.
« On ne peut pas non plus exclure
l’hypothèse selon laquelle l’Arabie
saoudite a surjoué l’ampleur de
l’attaque dans un contexte où le
marché risquait d’être excéden
taire », estime Philippe Chalmin,
professeur à l’université Paris
Dauphine et directeur du rapport
Cyclope sur les marchés mon
diaux de matières premières.
L’Agence internationale de l’éner
gie tablait sur une moindre
hausse de la demande de pétrole
en raison du tassement de la
croissance mondiale en 2020,
doublée d’une augmentation de
la production dans les Etats non
membres de l’Organisation des
pays exportateurs de pétrole.
Pour tenter d’enrayer la dégrin
golade des cours, Riyad avait forte
ment réduit sa production ces der
niers mois. Les attaques contre ses
installations pourraient, parado
xalement, permettre au royaume
d’obtenir la hausse des prix que les
pressions de l’administration
Trump empêchaient jusquelà.
Mais la volatilité du cours du ba
ril, parce qu’elle est due à un choc
exogène et non à un ajustement
du marché, « arrive à un très mau
vais moment pour l’économie »,
souligne Sébastien Jean, directeur
du Centre d’études prospectives
et d’informations internationa
les. Fragilisée par la guerre com
merciale sinoaméricaine, la
croissance mondiale devrait en
core ralentir cette année : en
juillet, le Fonds monétaire inter
national a abaissé de 3,3 % à 3,2 %
sa prévision pour 2019.
L’Asie, qui totalise 72 % des ex
portations de l’Arabie saoudite en
pétrole brut, pourrait être la ré
gion la plus touchée par une
hausse des prix. L’Inde, qui dis
pose de réserves stratégiques
moins élevées que ses voisins et
importe du MoyenOrient les
deux tiers de sa consommation de
pétrole, a vu le cours de sa devise,
la roupie, chuter de 0,9 % sur la
seule journée de lundi. Le pays est
déjà fragilisé par un ralentisse
ment de la croissance, qui a atteint
son plus bas niveau depuis six ans.
La consommation affectée
Les conséquences de cette crise
sur l’activité et l’inflation chinoi
ses devraient être plus limitées,
selon les calculs de Goldman
Sach. Mais elles pourraient faire
chuter le produit intérieur brut
(PIB) de Singapour de 1,1 point de
pourcentage et augmenter l’infla
tion aux Philippines et en Corée
du Sud de respectivement 1,8 et
0,6 point de pourcentage.
En Europe, où la conjoncture
s’est beaucoup dégradée depuis
un an, l’envolée des cours du pé
trole risque d’affecter la consom
mation des ménages, jusquelà as
sez résistante. En affectant d’abord
les prix à la pompe. « Les mécanis
mes d’ajustement se font de plus en
plus au jour le jour, observe Francis
Duseux, président de l’Union fran
çaise des industries pétrolières.
Quand les tarifs du brent ont aug
menté de 10 %, lundi, on a observé
un mouvement de hausse similaire
des cotations à Rotterdam, la place
financière qui sert de référence
pour les carburants en Europe. »
Quelle serait l’incidence sur le
portefeuille des automobilistes?
En France, les taxes représentent
près de 60 % du prix de vente. Or,
ces dernières ne varient plus de
puis la crise des « gilets jaunes ».
Reste le coût des matières premiè
res : pour un litre d’essence à
1,49 euro (soit la tarification
moyenne, le 13 septembre), il
avoisine 41 centimes ; 45 centi
mes pour un litre de gazole à
1,43 euro. Une hausse de 10 % du
baril renchérirait la facture de 4 à
5 centimes par litre.
Mais ces hausses ne pèsent pas
seulement sur le plein des parti
culiers : elles touchent aussi les
entreprises, qui paient plus cher
les produits à base de pétrole dont
elles ont besoin, ainsi que leurs
frais de transport. Selon Stéphane
Colliac, économiste pour l’assu
reurcrédit Euler Hermès, une
augmentation durable de 10 %
des cours du baril réduirait ainsi
les marges des entreprises fran
çaises de 0,3 point en 2019. Ces
dernières retomberaient alors à
32,8 %, alors qu’elles se rappro
chaient, ces six derniers mois, de
leurs niveaux d’avantcrise.
elise barthet, julien bouissou
et nabil wakim
Face au ralentissement planétaire, les EtatsUnis résistent encore
La Réserve fédérale devrait une nouvelle fois baisser ses taux, alors que l’économie nationale tourne à plein régime et demeure un refuge
new york correspondant
L
ongtemps, les observateurs
se sont voulus rassurants :
en 2017, Donald Trump
avait nommé à la Réserve fédérale
américaine (Fed) des personnali
tés raisonnables, en particulier
son président, Jerome Powell, un
républicain modéré qui allait par
venir à normaliser la politique
monétaire nationale, dix ans
après la grande récession. L’heure
est désormais à la déconvenue. La
Fed a beau clamer son indépen
dance, elle se trouve prise dans le
piège politique tendu par
M. Trump, qui provoque un ralen
tissement mondial avec ses guer
res commerciales et exige d’elle
qu’elle vole à son secours.
A l’issue de sa réunion des
mardi 17 et mercredi 18 septem
bre, l’institution devrait baisser
ses taux directeurs d’un quart de
point, pour la deuxième fois de
l’année (une première baisse a eu
lieu en juillet). Si cette décision
était confirmée, le loyer de l’ar
gent à court terme se situerait en
tre 1,75 % et 2 %. Ainsi va la « su
renchère » monétaire mondiale,
après la décision de Mario Draghi,
le président de la Banque centrale
européenne (BCE), de baisser en
core les taux (ils sont à présent
négatifs, à − 0,5 %) et de refaire
marcher la planche à billets sur le
Vieux Continent en rachetant des
créances bancaires.
La Fed va donc relancer une ma
chine économique qui tourne en
core à plein régime. Le déficit
budgétaire, provoqué par la
baisse des impôts et un niveau
considérable de dépenses militai
res, a dépassé les 1 000 milliards
de dollars (environ 900 milliards
d’euros) sur les neuf premiers
mois de l’année, du jamaisvu de
puis 2012. Il est équivalent à 4,4 %
du produit intérieur brut (PIB). Ce
stimulus est considérable pour
un pays, qui, au bout d’une décen
nie de croissance, a enregistré
en 2018 une progression de sa ri
chesse de 2,9 % et devrait réaliser
une performance de 2,2 %
en 2019, puis de 1,7 % en 2020, se
lon les économistes interrogés
par le Wall Street Journal (WSJ).
Surtout, les fondamentaux ne
sont pas aussi alarmants qu’on
pourrait le croire. Ainsi, la baisse
du moral des ménages ne les em
pêche pas de consommer, les dé
penses de détail ayant crû de
0,4 % en août. En outre, le niveau
de chômage est au plus bas depuis
cinquante ans, même si le rythme
des créations d’emplois faiblit. Les
salaires, eux, augmentent de 3,2 %
en rythme annuel. Si le taux d’in
flation s’élève à 1,7 %, il a atteint
2,4 % hors énergie et alimentation
en août. L’économie américaine
donne d’elle une image saine, et le
WSJ a prévenu que la Fed allait de
voir s’expliquer si, comme prévu,
elle baissait ses taux.
Le hic concerne l’investisse
ment. En août, l’activité manufac
turière s’est contractée pour la pre
mière fois en trois ans outreAt
lantique. Qu’y fera la politique
monétaire et budgétaire? Pas
grandchose, la prudence des in
dustriels étant dictée par les guer
res commerciales du locataire de
la Maison Blanche et les difficultés
de la Chine. La tension est devenue
telle que le président des Etats
Unis a lâché du lest envers Pékin.
Les observateurs misent sur un
possible accord avant l’élection
présidentielle de 2020, M. Trump
ayant besoin de brandir une vic
toire politique face à ses électeurs,
en particulier les fermiers du Mid
west, durement frappés.
Bonne santé des entreprises
En revanche, la coursepoursuite
entre la Fed et la BCE va avoir pour
conséquence de renforcer les ac
cusations de guerre monétaire
lancées par Donald Trump (le
billet vert demeure très fort, avec
un euro cotant 1,10 dollar) et de
renforcer les craintes de sanc
tions contre l’automobile alle
mande, le président américain rê
vant d’en découdre avec Berlin.
Dans ce contexte, les cassandres
prédisent la déflagration... qu’ils
annoncent depuis des années. La
situation est digne du Désert des
Tartares, de Dino Buzzati : la ba
taille annoncée ne vient pas, du
moins pour l’instant. D’abord,
par le passé, les crises financières
ont été provoquées par les ban
ques centrales qui ont remonté
leur taux, provoquant la faillite
d’acteurs non viables ou mettant
au jour l’insolvabilité des ména
ges américains ayant acquis leur
résidence principale dans les an
nées 2000. Rien de tel pour l’ins
tant, car les institutions monétai
res, encore marquées par la crise
de 2008, ne veulent pas prendre
le risque de créer un choc.
Ensuite, la santé des entreprises
américaines est bonne. Certes,
leurs profits ont cessé de progres
ser et les autorités antitrust pour
raient remettre un peu de concur
rence dans le système – ce qui se
rait bon pour l’économie, moins
pour les bénéfices – mais, de l’avis
général, les EtatsUnis, en pointe
sur l’innovation technologique,
s’en sortiront mieux que le reste
du monde en cas de crise. Doréna
vant, les récessions sont jugées
moins fréquentes, parce que l’éco
nomie est fondée sur les services,
qui s’ajustent spontanément.
Reste à analyser les conséquen
ces de la politique monétaire des
banques centrales. D’où viendra
l’accident? En Europe, avec des
taux négatifs, on peut imaginer
un choc provoqué par des ban
ques incapables de gagner de l’ar
gent, des assureursvie allemands
ou des fonds de pension, engagés
à garantir un retour minimal, qui
vont se mettre à investir dans des
actifs toujours plus risqués et
sans cesse moins liquides.
Aux EtatsUnis, avec un loyer de
l’argent proche de 2 %, la situation
est moins risquée. La logique vou
drait que, avec de tels déficits bud
gétaire et commercial, les inves
tisseurs se défient du dollar, fai
sant monter les taux (ce qui s’est
passé la semaine dernière) et pro
voquant un krach boursier (qui
n’a pas eu lieu). Mais pour investir
où? Tant qu’il n’y aura pas de
choix alternatif, les EtatsUnis
serviront de refuge. Ils peuvent
donc se permettre leurs erre
ments économiques. Plus que les
Européens, en tout cas.
arnaud leparmentier
A la Bourse de New York, lundi 16 septembre. SPENCER PLATT/AFP
SOURCE : BOURSORAMA
10 SEPTEMBRE 17 SEPTEMBRE
COURS DU BRENT,
EN DOLLARS
68,
62,
60,
Le chômage
est au plus bas
depuis cinquante
ans, même
si le rythme
des créations
d’emplois faiblit
Aramco : l’introduction en Bourse
pourrait être repoussée
Les attaques contre les installations pétrolières saoudiennes pour-
raient avoir un dommage collatéral. Riyad risque de devoir déca-
ler l’introduction en Bourse du géant pétrolier national, Aramco,
l’entreprise la plus rentable au monde. L’opération était prévue
pour novembre et a donné lieu à de grandes manœuvres dans le
monde pétrolier saoudien, avec le remplacement du président de
l’entreprise et la nomination d’un nouveau ministre du pétrole.
Le royaume saoudien devra attendre au minimum le retour à une
production normale pour envisager de nouveau une mise sur le
marché. Le sujet est crucial pour le prince héritier saoudien Mo-
hammed Ben Salman, qui compte sur cette opération pour finan-
cer une partie de ses réformes et sa guerre meurtrière au Yémen.