Le Monde - 18.09.2019

(Ron) #1
0123
MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019 campus| 19

La réalité virtuelle s’installe dans le supérieur


Déjà utilisé pour des formations techniques et manuelles, cet outil numérique gagne les facs et les écoles de commerce


D


ans l’académie de
Toulouse, les ensei­
gnants en lycée
professionnel et en
BTS se sont passé le mot : « Si tu as
un problème, appelle Bernard
Durante, à Castres. » Dans le
monde de la formation, la réalité
virtuelle est encore affaire de bou­
che­à­oreille et d’huile de coude,
même si le taux de croissance du
marché pourrait atteindre près de
200 % d’ici à 2023, selon les prévi­
sions du cabinet de conseil IDC.
Alors on l’appelle, Bernard
Durante, à Castres. Professeur de
génie civil au lycée professionnel
Le Sidobre, il élabore des scénarios
virtuels en 3D pour ses élèves. Sur
son temps libre – soirées, week­
ends et vacances y passent. « Pour
l’heure, c’est l’autoformation qui
prime !, dit­il. C’est le début de quel­
que chose, comme dans les années
1980 lorsque la micro­informati­
que est arrivée. Cela demande de
l’investissement. »
L’enseignant a développé avec
l’entreprise Mimbus, installée en
banlieue toulousaine, un scénario
de montage d’échafaudage. Muni
d’un casque de réalité virtuelle,
l’étudiant en BTP expérimente des
situations courantes et extrêmes,
découvrant ainsi jusqu’où il est
capable d’aller. « J’ajoute l’univers
du chantier avec des bruits, des
orages qui menacent, des pluies
qui s’abattent, d’autres corps de
métier qui travaillent... A dix mè­
tres de hauteur, certains élèves ont
le vertige, ce qu’ils ignoraient jus­
qu’ici. Lors de leurs stages, ils ne
pourraient pas se confronter à une
telle diversité de situations », souli­
gne Bernard Durante.

Souder avec un simulateur
Grâce aux technologies immersi­
ves – réalité virtuelle, réalité aug­
mentée et réalité mixte –, les étu­
diants répètent des opérations
complexes à l’infini, à moindre
coût et sans risque, jusqu’à attein­
dre la maîtrise parfaite du geste.
« Ils peuvent faire des erreurs sans
que leur sécurité soit mise en
cause, reconfigurer l’environne­
ment, modéliser des terrains d’en­
traînement inaccessibles, réaliser
des scénarios impossibles à repro­
duire dans la réalité, des accidents,
simuler des conditions rares, des
incidents techniques », énumère
Richard Ngu Leubou, enseignant
en informatique aux universités
de Limoges et de Strasbourg. « La
réalité virtuelle sert aussi à former
à des gestes techniques, comme
nettoyer le fond du moule d’une
cuve en aluminium, étape indis­
pensable avant de mettre de la
matière en fusion, ajoute Indira
Thouvenin, professeure de réa­
lité virtuelle à l’université de
technologie de Compiègne et vi­
ce­présidente du bureau de l’Asso­
ciation française de réalité vir­
tuelle. Elle prépare les étudiants à
l’usine du futur. »
Dans l’enseignement supérieur,
le creuset de la réalité virtuelle
s’est d’abord constitué dans ces
formations techniques et manuel­
les. « En 2001, j’ai créé Wave NG, le
tout premier simulateur au monde
pour apprendre à souder », relate

Laurent Da Dalto, docteur en infor­
matique, fondateur de Mimbus,
qui travaille avec 500 lycées pro­
fessionnels, centre de formation
d’apprentis (CFA) et centres de
l’Agence nationale pour la forma­
tion professionnelle des adultes
(AFPA). « C’était à la fois très inno­
vant et contre­nature, car cela pa­
raissait aberrant de mettre une
technologie comme la réalité vir­
tuelle entre les mains d’ouvriers, se
remémore­t­il. J’ai vite compris
l’impact de cette technologie dans
un domaine où on ne l’attendait
pas. Mais j’avais dix ans d’avance! »
Pas vraiment prêt à intégrer le
changement, le secteur éducatif
français ne s’est pas emparé de
l’outil, ce qui a poussé Laurent Da
Dalto à faire ses armes en Asie.
« Là­bas, ils préfèrent acheter un

simulateur à 20 000 euros plutôt
que dix machines à souder qui leur
reviendront cinq fois plus cher. »
D’autant que l’envol du marché de
l’immersion virtuelle pousse les
prix à la baisse : de 30 000 euros
en 2004, le simulateur de soudage
revient à 3 000 euros quinze ans
plus tard, et peut même se louer
pour 100 euros mensuels.
Plus enclines à promouvoir les
« innovations de rupture » – et
plus à l’aise financièrement –, les
écoles de commerce, au premier
rang desquelles Neoma, se sont à
leur tour emparées des casques
de réalité virtuelle. En 2016, Alain
Goudey, directeur de la transfor­
mation numérique de l’école, met
au point une première étude de
cas en marketing, sur l’organisa­
tion d’une boutique de réparation

de mobiles, puis une deuxième
en logistique, sur le fonction­
nement d’un drive Leclerc.

Etudes de cas
Plus de 3 000 étudiants de Neoma
ont déjà testé cette technologie.
« Une dizaine de professeurs y sont
formés et nous avons 500 casques
sur nos campus », rapporte Alain
Goudey, qui s’apprête à tester, avec
ses élèves, une troisième étude de
cas dans le secteur des ressources
humaines. « Lors d’un cours de
trois heures avec de la réalité
virtuelle, vous n’avez jamais à faire
la police. Vous proposez une pause
aux étudiants, ils ne la prennent
même pas... L’effet “waouh” est
énorme, et la motivation grandit »,
avance­t­il sans livrer les résultats
de ces premières expérimenta­

tions, « en cours de consolidation ».
L’impact le plus important? « Le re­
gain de motivation des étudiants et
des enseignants, car cette technolo­
gie originale suscite intérêt et curio­
sité, corrobore Marc Trestini, res­
ponsable scientifique d’un master
Ingénierie des systèmes numéri­
ques virtuels pour l’apprentissage
à l’université de Strasbourg. On de­
vient acteur de son apprentissage,
on construit le savoir par l’action. »
Reste que nombre d’applications
proposées ne servent à rien : « Cer­
tains ingénieurs se font plaisir en
développant de belles applications
sans aucune efficacité pédagogi­
que. A contrario, de bonnes idées
sont parfois mal développées dans
des applis médiocres. »
Promise à un avenir radieux,
la réalité virtuelle en éducation
pose beaucoup de questions.
« C’est un outil assez extraordinaire
mais nous n’avons pas encore la
preuve qu’il est plus efficace
qu’un enseignement classique », af­
firme Thomas Geeraerts, profes­
seur de neuro­réanimation, chef
du centre de simulation au CHU de
Toulouse. Avec la réalité virtuelle,
l’évaluation est parfois minima­
liste. Auprès des étudiants, le dé­
briefing post­immersion n’existe
pas toujours, ou bien il est auto­
matisé. « Vous avez détecté un arrêt
cardiaque en deux minutes, vous
êtes dans le vert ; en dix minutes,
vous êtes dans l’orange etc. Il n’y a
pas d’instructeur pour revenir sur
vos réactions et sur comment la si­
tuation s’est passée, analyse le mé­
decin. La question est donc de sa­
voir où l’on place la réalité virtuelle
dans un cursus et quelles compé­
tences précises on y travaille. »
« La réalité virtuelle n’est pas une
baguette magique pour la forma­
tion. Il faut savoir ce qu’on veut en
faire », abonde Philippe Fuchs,
titulaire de la chaire robotique et
réalité virtuelle à l’école d’ingé­
nieurs Mines ParisTech. Pour ce
pionnier de l’immersion, qui a
conçu il y a un quart de siècle le
premier tutoriel virtuel à destina­
tion des conducteurs de TGV,
« tout n’a pas besoin d’être recréé
artificiellement dans tous les
domaines d’étude ».
soazig le nevé

ANNA WANDA GOGUSEY

« Cette
technologie
originale suscite
l’intérêt.
On devient
acteur de son
apprentissage, on
construit le savoir
par l’action »
MARC TRESTINI
enseignant à l’université
de Strasbourg

par centaines, les blessés affluent. L’attentat a eu lieu
il y a moins d’une heure et le service des urgences du
CHU de Saint­Etienne est totalement saturé. A cet ins­
tant, la gestion des flux est cruciale pour prendre en
charge au plus vite toutes les victimes.
Derrière son casque de réalité virtuelle, Jémil tente de
saisir au mieux ce qui se passe. Heureusement, cet
attentat n’est qu’une simulation. En ce jour de rentrée à
l’école des Mines de Saint­Etienne (Loire), les élèves
de deuxième année spécialité ingénierie biomédicale
s’essaient à une nouvelle pratique pédagogique, sous
la houlette de leur professeur en ingénierie des systè­
mes de santé, Vincent Augusto.
En 2017, celui­ci a entrepris avec le CHU de Saint­
Etienne un programme de réalité virtuelle dont les élè­
ves vont s’emparer pour la première fois cette année : le
« jumeau digital » de l’hôpital, qui combine simulation
et suivi en temps réel du service des urgences. Objectif :
savoir diagnostiquer une situation, la retranscrire, la
modéliser et proposer des solutions d’optimisation des
ressources. Grâce aux indicateurs réels fournis par
le CHU, les étudiants ingénieurs connaissent le nom­
bre de patients en attente, leur heure d’arrivée, l’état de
surcharge de tel ou tel médecin...

« C’est vraiment très réaliste, je reconnais tout à fait les
lieux », commente Jémil qui, inscrit dans un double cur­
sus Ecole des Mines/fac de médecine, a passé deux
mois en stage comme aide­soignant aux urgences. « Il
serait intéressant de connaître la raison de la venue des
patients. On pourrait évaluer la durée d’attente en fonc­
tion des affections déclarées », observe­t­il. « Pour l’ins­
tant, on ne s’occupe que de la gestion des flux, explique
Vincent Augusto. Mais dans un second temps, nous de­
manderons l’autorisation à la Commission nationale de
l’informatique et des libertés [CNIL] d’enrichir nos simu­
lations avec les données médicales. »

« Compréhension et pratiques homogénéisées »
Avec la médecine, les technologies de réalité virtuelle
semblent avoir trouvé un solide point d’entrée dans l’en­
seignement supérieur. Pour Maxime Ros, neurochirur­
gien et président de la start­up de réalité virtuelle Revi­
nax, les étudiants y ont tout à gagner. « Tous les supports
pédagogiques s’approchent de la réalité, mais pas suffi­
samment pour permettre de reproduire parfaitement une
procédure, explique­t­il. En neurochirurgie pédiatrique
par exemple, les experts sont très peu nombreux. Pour ap­
prendre de nouvelles techniques, on s’appuie surtout sur

du compagnonnage, de l’artisanat. Et lorsqu’on a soi­
même à réaliser une opération peu de temps après, il est
difficile de compter sur sa seule mémoire, notre cerveau
ayant perçu les gestes de manière biaisée. » Le cerveau
commettrait ainsi jusqu’à 50 % d’erreurs quand il repro­
duit une procédure observée auparavant. Transmettre
une technique, hors réalité virtuelle, n’est donc pas sim­
ple. En revanche, « le message transmis par la réalité
virtuelle présente un atout énorme : il est constant. Tout le
monde le perçoit et est en mesure de le restituer de la
même façon, ce qui homogénéise la compréhension et les
pratiques », affirme Maxime Ros.
Un autre facteur d’ordre économique pourrait jouer en
faveur d’un envol de l’apprentissage de la médecine par
la réalité virtuelle. « Aujourd’hui, l’accès des étudiants aux
blocs opératoires est de plus en plus délicat, car ils fonc­
tionnent à flux tendus, relève Bruno Arnaldi, professeur
d’informatique à l’INSA Rennes, membre de l’Institut de
recherche en informatique et systèmes aléatoires (Irisa).
Dans de telles conditions, « il n’est plus question de voir
s’insérer des étudiants qui multiplieront par un ou deux la
durée des gestes, poursuit l’enseignant. Cela générerait
une baisse de revenus pour les hôpitaux ».
s. l. n.

A Saint-Etienne, une salle d’hôpital numérique pour former des étudiants


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