Le Monde - 18.09.2019

(Ron) #1

32 |idées MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019


0123


Piscine et « burqini » :


va-t-on nous dire qu’il


est raciste de défendre


la liberté de conscience?


Un collectif de quatorze personnalités, dont la sociologue


Nathalie Heinich, l’urgentiste Patrick Pelloux et le philosophe


Pierre-André Taguieff, s’indignent des arguments


invoqués par les militantes qui réclament le droit


de porter le maillot de bain islamique à la piscine


A


près Grenoble, Paris :
même mode d’action,
même rhétorique. « On
se baignera, on se bai­
gnera! Même si les racistes
veulent pas, nous on se bai­
gnera! », scandent les militan­
tes. Il est temps de mettre un
terme à la complaisance dont
bénéficient les coups de force
et la propagande pro­burqini
(plutôt que « burkini », qui
évoque l’innocent bikini au
lieu de l’indigne burqa) : anec­
dotique en apparence, cet
entrisme islamiste est dange­
reux. Prétendant imposer la
fausse équivalence « musul­
mane = femme voilée », le bur­
qini est l’outil d’un islam poli­
tique qui veut faire du Coran la
source normative suprême.
L’interdiction du burqini
serait raciste? Il y aurait donc
une ethnie pour laquelle le
burqini – et le hijab, dont il se
veut l’extension balnéaire –
serait une caractéristique
génétique? L’invocation du
racisme vise à ethniciser la
religion en la présentant
comme un caractère hérité
plutôt qu’un choix, une ques­
tion d’essence plutôt que de
croyance ou de convictions
personnelles. Cette logique
communautariste d’enferme­
ment dans un collectif ouvre
la voie à la criminalisation de
l’apostasie, toujours en
vigueur dans bon nombre de
pays musulmans. Faut­il rap­
peler que dans notre pays la
liberté de changer de religion
ou de ne pas en avoir est un
droit fondamental, garanti à
tous? Va­t­on nous dire qu’il
est raciste de défendre la
liberté de conscience?
Il faudrait « lutter contre les
règlements ségrégationnistes

qui interdisent l’accès des pisci­
nes aux femmes musulma­
nes », déclare une « décolonia­
liste ». Mensonge : les musul­
manes sont les bienvenues
dans les piscines, pourvu
qu’elles se plient aux règles
communes. Il leur serait im­
possible d’ôter ce vêtement?
Les musulmanes menacées,
frappées ou emprisonnées
pour avoir enlevé leur voile
apprécieront. Faudrait­il croire
qu’il n’y aurait de musulmane
que voilée, de religion que
dans son exhibition? Et que
nos concitoyennes de religion
musulmane ne seraient que
des enfants gâtées incapables
de supporter qu’il n’y ait pas
de règlements adaptés tout
exprès pour elles? Les islamis­
tes et leurs alliés « intersec­
tionnels » ont décidément des
femmes musulmanes une
vision bien méprisante.

Féminisme de façade
Un représentant de l’Observa­
toire de la laïcité tente de
ménager la chèvre et le chou
en déclarant qu’il faut des « ar­
guments objectifs » pour
interdire le port du burqini, et
se réfugie derrière la question
de l’hygiène pour ne pas
affronter les implications poli­
tiques du problème. Voici donc
un argument, auquel on
s’étonne qu’il n’ait pas pensé :
étendard d’un islam politique
pour lequel la lecture littérale
du Coran doit être source de
droit, le burqini valide donc
implicitement le verset 34 de la
sourate 4 : « Les hommes ont
autorité sur les femmes. Celles
dont vous craignez la désobéis­
sance, frappez­les » (traduction
du site Islam.fr).
A l’heure du Grenelle des vio­
lences conjugales, peut­on to­
lérer la promotion militante
d’une idéologie banalisant le
fait qu’un mari frappe sa
femme? Pire que banalisant,
sanctifiant : pour ceux qui s’y
réfèrent, cette acceptation de
la violence conjugale serait la
volonté divine. Mais en France,
aujourd’hui, aucun texte reli­
gieux ne peut imposer une
norme de comportement dans
l’espace public : notre vie col­
lective doit être déterminée
exclusivement par les normes
du vivre­ensemble, la visée du
bien commun et le respect des
lois (dans leur lettre mais aussi
leur esprit).
Abritées derrière un fémi­
nisme de façade qui brandit
l’étendard de la liberté des
femmes, les militantes du bur­
qini retournent le combat anti­
sexiste en outil de promotion
d’une idéologie sexiste qui ne
cesse de grignoter l’égalité des
droits, et invoquent la pudeur

pour encourager à l’ostenta­
tion, de même qu’elles utili­
sent la rhétorique de la lutte
contre le racisme pour nier la
liberté de conscience, et appel­
lent à la tolérance pour soute­
nir une version littérale impé­
rialiste de leur religion : dispo­
sitif pervers typique, fait pour
sidérer, désarmer, manipuler.
Ne nous y trompons pas : si
nous cédons, la prochaine
étape sera d’imposer des ho­
raires de baignade différents,
rongeant peu à peu la mixité
de l’espace public, corollaire de
l’égalité des droits entre les
sexes. Et à ceux qui argue­
raient que limiter la mixité
bénéficierait à la sécurité des
femmes – c’est l’argument de
l’élargissement des trottoirs
pour éviter les contacts –, nous
répondons que nous refusons
tout apartheid, quel qu’en soit
le prétexte. Nous refusons
l’idée selon laquelle les fem­
mes devraient se plier à des
règles sexistes pour être en
sécurité. Nous refusons de
laisser prétendre que le regard
des hommes serait forcément
salace. Nous refusons cette
réduction du rapport entre
hommes et femmes à leur
seule dimension sexuelle, et
ce rejet méprisant de la part
d’érotisme qui peut s’y glisser
et que tout individu civilisé
sait canaliser dans le respect
d’autrui. Doublement sexistes,
hijab et burqini infantilisent
les hommes en faisant porter
aux femmes la responsabilité
des réactions masculines au
désir qu’elles peuvent susciter.
La France va­t­elle autoriser
des activistes à promouvoir
une doctrine dont les référen­
ces autorisent explicitement
la violence des hommes
envers les femmes? Si oui, le
Grenelle contre les violences
conjugales n’aura été qu’une
fumisterie. Il est temps que
nos élus prennent clairement
leurs responsabilités et légifè­
rent. Face au burqini et à ce
qu’il représente, la tolérance
est une complaisance et, pire,
une complicité.

Laurent Bouvet, politiste ;
Belinda Cannone, univer-
sitaire et écrivain ; Zineb El
Rhazoui, journaliste ;
Claude Habib, universi-
taire et écrivain ; Nathalie
Heinich, sociologue ; Hala
Oukili, cyberactiviste fémi-
niste, vice-présidente de
Nous sommes leurs voix ;
Philippe d’Iribarne, so-
ciologue ; Aurélien Marq,
haut fonctionnaire ; Patrick
Pelloux, médecin urgen-
tiste ; Céline Pina, es-
sayiste ; Jean-Pierre
Sakoun, président du Co-
mité laïcité république ;
Pierre-André Taguieff,
philosophe et historien des
idées ; Caroline Valentin,
essayiste ; André Ver-
saille, éditeur et auteur

P


raticiens du droit du séjour des
étrangers, dans l’administra­
tion, les juridictions, l’univer­
sité, les associations, le monde
du travail et des entreprises, notre
constat est sans appel : ce droit n’est en
France pleinement adapté ou appliqué
ni pour accueillir dans de bonnes con­
ditions, ni pour protéger celles et ceux
qui doivent l’être, ni pour s’assurer que,
en conformité avec la tradition républi­
caine, seules demeurent sur notre terri­
toire les personnes disposant d’un
droit au séjour.
Les politiques publiques adoptent trop
souvent le réflexe conduisant à parier
que de mauvaises conditions d’accueil
dissuaderont les arrivées. Qui peut s’en
satisfaire, sinon les partisans du désor­
dre et de l’instrumentalisation de l’im­
migration?
Cette situation, désormais ancienne,
porte atteinte à la dignité de nombreu­
ses personnes étrangères présentes sur
notre sol en les plongeant dans le non­
droit. Elle désespère chaque jour un peu
plus les élus locaux, agents publics, tra­
vailleurs sociaux, médecins, psycholo­
gues, juristes, formateurs, employeurs
et bénévoles, qui font vivre l’accueil.

Crise de confiance
Et qui peut accepter de voir tant de fem­
mes, d’hommes et d’enfants livrés à la
violence et aux dérives de tous ordres
dans les rues et les campements à Paris,
Nantes, Metz, Bordeaux ou Toulouse?
La non­application du droit alimente
une sourde crise de confiance démo­
cratique. Comment s’étonner que cela
nourrisse chaque jour un peu plus la
défiance, le rejet et la xénophobie, mas­
quant l’ampleur de l’intégration et des
réussites?
En France, comme ailleurs en Europe
et dans le monde – regardons la violence
du débat aux Etats­Unis –, l’accueil des
étrangers est devenu – ou redevenu –
l’un des catalyseurs d’une crise sociale,
de clivages politiques et identitaires,
d’une crise européenne, qui dépassent
cette question. Le déni des inquiétudes
qui travaillent le corps social, les postu­
res martiales jamais suivies d’effets ou
la surenchère pour un accueil sans rè­
gles ni limites, sont autant d’attitudes
qui étouffent le débat ou les politiques
publiques, ajoutant bien plus aux pro­
blèmes qu’aux solutions.
Il est temps de sortir de ces postures
stériles. Nous nous réjouissons qu’en ce
mois de septembre la représentation na­
tionale s’empare de la politique de l’asile
et de l’immigration. Nous appelons les
élus de la République et les pouvoirs pu­
blics à sortir des ornières, de la facilité,
du conformisme pour construire dans
notre pays – et y contribuer en Europe et

dans le monde – un rapport serein, di­
gne et efficace aux migrations.
Nous avons décidé d’y apporter notre
contribution, fruit de nos expériences
pratiques. Dans le cadre d’une initiative
citoyenne, nous nous sommes consti­
tués en collège de praticiens afin de li­
vrer au débat public, d’ici au début
2020, une réécriture du droit des étran­
gers en France.
Notre objectif est de proposer à la dis­
cussion démocratique un droit adapté
aux exigences de la dignité humaine et
applicable dans toutes ses dimensions :
l’asile pour les persécutés, qu’il con­
vient de faire enfin respecter pleine­
ment dans sa spécificité ; un droit hu­
manitaire complémentaire pour faire
face au défi climatique et à la situation
de personnes en détresse selon des cri­
tères stricts et transparents, sans
oublier les exigences de la protection
effective des mineurs non accompa­
gnés ; une migration économique lé­
gale organisée qui réponde aux besoins
des entreprises comme aux préoccupa­
tions des salariés ; et enfin les limites
inhérentes à ce droit en se donnant les
moyens d’un retour effectif – volontaire
ou contraint – des personnes ne rele­
vant finalement d’aucune de ces caté­
gories de droits.

Bilan d’une réforme
Il est temps, de manière transparente,
dans les limites voulues par la représen­
tation nationale pour ce qui ne relève
pas des droits fondamentaux que nous
avons pris l’engagement dans notre
Constitution de protéger, d’organiser les
autres sources de la migration – envi­
ronnementale, humanitaire, économi­
que, estudiantine.
Nous sommes animés par la volonté
de faire œuvre pratique en proposant
lorsqu’il y a lieu une évolution de la
norme de droit, mais aussi en veillant
aux conditions de sa bonne application.
Ce sont celles du rétablissement de la
confiance.
Les modes d’organisation des politi­
ques de l’asile et de l’immigration de­
vront évoluer afin d’être mieux en
phase avec les exigences d’efficacité et
de mobilisation sociale. Le moment est
venu de faire le bilan d’une réforme qui
a, il y a bientôt dix ans, confié au seul
ministère de l’intérieur leur conduite.
Le droit comme le cadre de sa mise en
œuvre devront être conformes à une
éthique partagée, pour permettre aux
agents publics et aux travailleurs so­
ciaux d’agir dans le sens de leur mis­
sion. Les territoires et leurs élus comme
les acteurs de la société – travailleurs
sociaux, bénévoles – devront y disposer
de toute la place qui leur revient dans
ce qui constitue un puissant levier de
citoyenneté.
Nous nourrissons ainsi l’espoir d’ali­
menter une volonté collective de cons­
truire en ces temps tourmentés un rap­
port plus apaisé aux migrations. Notre
pays aura alors été une nouvelle fois, en
échappant au pire sans cesse promis, fi­
dèle à sa vocation exemplaire.

Pascal Brice, ancien directeur de
l’Ofpra ; Claire Brice-Delajoux,
universitaire et juriste ; Jean-François
Carenco, préfet, président de Coallia ;
Luc Derepas, ancien directeur des
étrangers en France ; Olivier Gainon,
chef d’entreprise ; Pascale Gérard,
praticienne de l’insertion profession-
nelle des réfugiés ; Jean-François
Ploquin, directeur de Forum réfugiés/
COSI ; Frédéric Sève, secrétaire
national de la CFDT ; Patrick Weil,
directeur de recherches au CNRS

NOUS REFUSONS


CETTE RÉDUCTION


DU RAPPORT


ENTRE HOMMES


ET FEMMES À LEUR


SEULE DIMENSION


SEXUELLE


COMMENT


S’ÉTONNER QUE CELA


NOURRISSE CHAQUE


JOUR UN PEU PLUS


LA DÉFIANCE,


LE REJET ET


LA XÉNOPHOBIE,


MASQUANT


L’AMPLEUR DE


L’INTÉGRATION


ET DES RÉUSSITES?


Sur le droit des migrations,


il est temps de sortir


des postures stériles


Neuf personnalités, en majorité spécialistes des migrations, appellent
les pouvoirs publics à une réécriture rapide du droit des étrangers en
France en veillant aux conditions de sa bonne application
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