Le Monde - 18.09.2019

(Ron) #1
0123
MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019 idées| 33

MES  ANCÊTRES 
LES  GAULOISES. 
UNE  AUTOBIOGRAPHIE 
DE  LA  FRANCE 
d’Elise Thiébaut,
La Découverte,
272 pages, 18 euros

HISTOIRE D’UNE « GAULOISE RÉFRACTAIRE »


LE LIVRE


P


ar son nom, sa couleur de
peau et ses origines pro­
vençales, Elise Thiébaut,
née en 1962, coche toutes les cases
de la « francité ». En d’autres ter­
mes – que celui « absurde » de
« Française de souche » qu’elle pul­
vérise d’un trait de plume causti­
que –, la journaliste féministe s’ap­
parente, selon les idéologues na­
tionalistes, à une espèce sinon en
voie de disparition tout du moins
menacée... Mais voilà, l’auteure
notamment de Ceci est mon sang.
Petite histoire des règles, de celles
qui les ont et de ceux qui les font (La
Découverte, 2017) n’est pas femme
à se laisser instrumentaliser sans
broncher. « Certes, je ne suis ni une
oursonne, écrit­elle en préambule,
ni une louve, ni un cachalot, mais il
semblerait que je sois sur la liste,
puisque j’appartiens à ce peuple
désigné par les identitaires comme
en “voie de remplacement”. Il m’a
donc paru nécessaire (...) de m’inté­
resser d’un peu près à cette histoire
qui s’accomplit en mon nom. »
En bonne Gauloise « réfrac­
taire », à moins que ça ne soit en

digne héritière des Amazones,
Elise Thiébaut a donc choisi de
s’attaquer à la notion d’« identité
nationale », de manière singu­
lière, en remontant le fil de sa
propre généalogie. Et ce, bien
au­delà de son arbre, puisque
ses recherches débutent par un
test ADN, grâce auquel elle va se
découvrir des origines celtes,
anglo­saxonnes, italiennes, es­
pagnoles, ukrainiennes, sardes
et même syriennes. Ce faisant,
elle nous instruit sur l’histoire
d’une industrie « identitaire »
très lucrative, à la fiabilité et à
l’éthique discutables.

Etonnantes aïeules
Intime, historique et politique,
ce voyage hybride et chahuteur,
aussi bien dans le ton, alerte et
piqué d’humour, que dans la
forme, permet d’abord à la jour­
naliste de redonner toute leur
place à ses étonnantes aïeules.
On pense en particulier à Aimée,
couturière et coquette de la Belle
Epoque qui l’a mise sur les traces
des courtisanes, et par là même
lui permet de déconstruire le
mythe de la « séduction à la fran­

çaise » ; ou Milla, « piqueuse un
peu piquée », mère protectrice
qui empêcha son fils de s’enga­
ger dans la marine marchande et
qui l’a menée à s’intéresser au
passé négrier de Marseille.
Outre les grandes oubliées de
l’histoire (Rosalind Franklin, tar­
divement reconnue comme une
des pionnières des recherches
sur l’ADN, n’est pas la moindre)
qui surgissent aux côtés de ses
ancêtres, l’autre attrait de cette
quête des origines est de mettre
en évidence les faces cachées du
« roman national » – patriarcat,
colonialisme et esclavagisme,
guerres nationalistes, « racines
chrétiennes » – et de les interro­
ger au travers de sa lignée.
Ainsi, oscillant entre un « je »
féministe et un « nous » pluriel,
Mes ancêtres les Gauloises,
malgré son caractère débridé et
par trop digressif, s’offre comme
une « autobiographie universelle
ouverte » à tous. Et surtout un
texte alerte autant que d’alerte,
traversé par la question de la dis­
parition bien réelle, elle, de la bio­
diversité et des espèces.
christine rousseau

ANALYSE


D


es années et des années que ces
Bleus ont des idées noires. Noi­
res, comme le maillot des Néo­
Zélandais, qui, il y a quatre ans,
avaient infligé aux joueurs du XV de France
un score inouï (62­13), pour un quart de
finale de Coupe du monde. Noires, surtout,
comme une nuit sans fin. Il y a quelque
chose de désolé, de désolant, à feuilleter la
chronique ovale. A relire toujours les mêmes
maux. Cet automne, les Français auront les
ambitions de leurs moyens : éviter de deve­
nir le premier XV de France de l’histoire à se
faire évincer dès le premier tour du Mondial,
qui s’ouvre vendredi 20 septembre au Japon.
Juste avant d’en accueillir eux­mêmes,
en 2023, la dixième édition.
Jamais les Bleus n’ont paru si loin de soule­
ver le trophée Webb Ellis – du nom du Britan­
nique, enterré à Menton (Alpes­Maritimes), à
qui la légende prête l’invention du jeu.
Jamais ils n’ont semblé si loin du compte,
depuis que des hommes d’affaires ont offi­
ciellement transformé ce sport de loisir en
une activité professionnelle, à l’été 1995.
La France, plus qu’une autre nation, souffre
« des effets pervers du professionnalisme ».
Marc Lièvremont le disait au Monde, il y a un
an. Son avis est autorisé : il reste le dernier
sélectionneur à avoir remporté un Tournoi
des six nations (grand chelem en 2010) avec
les Bleus et à avoir bien figuré en Coupe du
monde (finale en 2011, perdue 8­7 contre les

All Blacks). Entre autres dégâts, la profession­
nalisation a fait passer l’intérêt général du XV
de France après celui des clubs. Ces mêmes
clubs qui rémunèrent désormais les joueurs
toute l’année et qui attendent un retour sur
investissement, au moins lors des vingt­six
matchs de la saison régulière du champion­
nat, le Top 14, plutôt que pour la dizaine de
rendez­vous de la sélection nationale.
La question se pose autrement pour les
deux meilleures nations dans la hiérarchie
actuelle : dans le cas de la Nouvelle­Zélande,
double championne du monde en titre,
comme de l’Irlande, victorieuse de l’avant­
dernier Tournoi des six nations, c’est à chaque
fois la fédération nationale qui passe contrat
avec les joueurs. Et qui maintient les All Blacks
et le XV du Trèfle comme priorités absolues,
plutôt que les clubs ou les provinces.

L’enjeu a perverti le jeu
Il y a bientôt trois ans, Bernard Laporte pro­
mettait « l’instauration de contrats fédé­
raux » pour employer directement les
joueurs du XV de France. Aujourd’hui,
comme pour d’autres de ses annonces élec­
torales, la promesse du président de la Fédé­
ration française de rugby (FFR) – toujours
sous le coup d’une enquête du Parquet
national financier pour suspicion de conflits
d’intérêts – est restée lettre morte. Surtout
face à l’opposition de la Ligue nationale de
rugby, qui veille aux intérêts des clubs. En
attendant un très hypothétique chamboule­
ment, la professionnalisation a déjà imposé

au rugby français sa logique de tiroir­caisse,
de rentabilité sportive à court terme. L’enjeu
a perverti le jeu. « Avec la pression des résul­
tats, l’important pour [la France] est devenu
de gagner, et non plus de développer du jeu. »
Le jugement vient de Steve Hansen, l’entraî­
neur néo­zélandais, en novembre 2018, dans
un entretien au Monde.
Soit les clubs esquintent les meilleurs
joueurs du pays à force de les utiliser, et tant
pis pour le XV de France d’aujourd’hui. Soit
ils rechignent à donner du temps aux jeunes
talents locaux – même aux Bleuets, cham­
pions du monde des moins de 20 ans –, leur
préférant des recrues venues de loin, et tant
pis pour le XV de France de demain.
Le problème, systémique, dépasse le cas
personnel des sélectionneurs. Après Phi­
lippe Saint­André, il y eut Guy Novès, dont
les prud’hommes ont jugé abusif le licencie­
ment pour « faute grave », en décembre 2017.
Son remplaçant, Jacques Brunel, proche de
M. Laporte, a déjà obtenu le pire bilan comp­
table : sept succès, douze défaites. Le 30 août,
le XV de France a quitté le pays sur une vic­
toire face à une faible équipe d’Italie (47­19).
C’était pitié, ce soir­là, de voir les tribunes
plus qu’à moitié vides du Stade de France : à
Saint­Denis, à peine quelque 30 000 specta­
teurs avaient jugé opportun d’assister au
dernier match de préparation des Bleus
avant le Japon.
Après tant de contre­performances, la
désaffection du public peut aussi se quanti­
fier autrement : en novembre 2018, la

défaite contre l’Afrique du Sud, diffusée sur
France 2, intéressait moins de téléspecta­
teurs que les aventures du Commissaire
Magellan, sur France 3.
La décrue se mesure, enfin, par la baisse du
nombre de pratiquants licenciés. Selon les
chiffres communiqués au Monde, la FFR
revendique 245 000 joueurs et joueuses lors
de la saison écoulée, contre 289 000 lors de
l’exercice 2015­2016. Cette perte significative
s’observe dès les écoles de rugby. Elle peut
aussi s’expliquer par le débat actuel sur les
commotions cérébrales et, au­delà de la
France, par l’évolution destructrice de ce
sport. Pour la seule année 2018, le décès de
trois jeunes joueurs a ému le pays. Tous
morts à la suite d’un plaquage : le profession­
nel Louis Fajfrowski (Aurillac), l’espoir du
Stade français Nicolas Chauvin, ainsi que le
junior Adrien Descrulhes (Billom).
La FFR élira son prochain président en
octobre 2020. M. Laporte connaît déjà au
moins un concurrent : Florian Grill, respon­
sable de la Ligue Ile­de­France, qui dénonce
« une crise inédite ». Seul le secteur féminin,
encore largement minoritaire, affiche une
hausse de licences enregistrées. Il faut dire
que les femmes du XV de France, désormais
semi­professionnelles, ont justifié leur
nouveau statut en 2018 grand chelem au
Tournoi des six nations, en mars, puis vic­
toire de prestige sur la Nouvelle­Zélande, en
novembre. Deux réalités aujourd’hui hors de
portée de leurs collègues masculins.
adrien pécout

JAMAIS LES BLEUS 


N’ONT SEMBLÉ SI 


LOIN DU COMPTE, 


DEPUIS QUE DES 


HOMMES D’AFFAIRES 


ONT TRANSFORMÉ 


CE SPORT DE LOISIR 


EN UNE ACTIVITÉ 


PROFESSIONNELLE, 


À L’ÉTÉ 1995


La longue nuit du rugby français


L


a Californie a été le berceau de
l’économie de partage et de
l’emploi à la demande. Le
laboratoire où se dessine l’avenir du
travail ou ce qu’il en restera (selon les
Cassandre) quand les robots auront
fini de s’emparer de secteurs d’acti­
vité entiers. Elle est aujourd’hui à
l’avant­garde des efforts des pou­
voirs publics pour remettre le génie
dans la bouteille, à un moment où
le débat politique – dans le camp dé­
mocrate – est centré sur les moyens
de corriger les inégalités.
Le 13 septembre, les parlementaires
californiens, aux deux tiers démo­
crates, ont envoyé pour promulga­
tion au gouverneur, Gavin Newsom,
une loi qui modifie profondément
le code du travail dans l’Etat. Elle
impose aux entreprises de requali­
fier comme employés leurs tra­
vailleurs contractuels payés à la
tâche. A partir du 1er janvier 2020, des
centaines de milliers de travailleurs
précaires – jusqu’à 1 million de per­
sonnes, selon les sources – devraient
avoir droit à des prestations socia­
les : salaire minimum, congé mala­
die, assurance­chômage. Ils pour­
ront même se syndiquer.

Des livreurs de journaux sous-payés
La loi vise au premier chef les forçats
de l’économie numérique : les chauf­
feurs des compagnies de VTC Uber
et Lyft, ou du service Amazon Flex ;
les livreurs de DoorDash, Uber Eats,
Instacart, Postmates, dont le paie­
ment est soumis à la loi de l’offre et la
demande, selon des modalités algo­
rithmiques qui leur échappent le
plus souvent. Les plates­formes l’ont
combattue bec et ongles. Mais elles
n’ont pas pu s’opposer au mouve­
ment de fond actuel pour une
meilleure redistribution, illustré à
merveille par les livreurs de Door­
Dash. Le 5 septembre, ceux­ci sont ve­
nus déposer des sacs de cacahuètes
devant le siège de la compagnie à San
Francisco pour montrer ce que repré­
sente leur salaire : « Peanuts. »

La loi est considérée comme une
victoire pour le mouvement syndical,
que la « gig economy » (celle du travail
à la tâche) croyait avoir réduit à l’obso­
lescence dans la nouvelle économie.
Son auteure, la représentante démo­
crate Lorena Gonzalez, ancienne res­
ponsable de l’AFL­CIO (regroupement
syndical) de San Diego, a balayé l’ar­
gument de liberté et de flexibilité des
horaires mis en avant par les entre­
prises – et souvent les contractuels
eux­mêmes – pour défendre leur mo­
dèle. « Ce n’est pas de la flexibilité, a ac­
cusé l’élue, fille d’un ouvrier agricole
et diplômée de Stanford. C’est du féo­
dalisme. » Les élus ont chiffré à 30 %
du coût du travail les économies réali­
sées par les plates­formes en recru­
tant des contractuels indépendants
plutôt que de les salarier.
Pendant la discussion, souvent pas­
sionnée, il est apparu que la loi ratis­
sait bien au­delà d’Uber et Lyft, et que
nombre de professions indépendan­
tes risquaient d’être affectées. Début
septembre, le Sénat de Californie est
devenu le lieu d’un lobbying intense,
chaque groupement professionnel
cherchant à faire adopter un amende­
ment l’exemptant du projet de loi. Des
douzaines de dérogations ont été
consenties, considérant que ces pro­
fessions fixent elles­mêmes les tarifs
appliqués aux consommateurs : thé­
rapeutes, avocats, courtiers en assu­
rances, musiciens, rédacteurs free­
lance, pêcheurs, agents immobiliers...
Quid des livreurs de journaux? La
presse s’est aperçue avec horreur que
l’un des petits métiers de la profes­
sion, le portage des quotidiens à domi­
cile, était également menacé de chan­
gement statutaire. Les médias ont mis
en avant le fait qu’ils risquaient de
mettre la clé sous la porte si le législa­
teur les forçait à payer assurance­ma­
ladie et cotisations sociales. Et de mo­
biliser les lecteurs, comme le Sacra­
mento Bee, au nom du « rôle joué par
les journaux dans la défense de la
démocratie »... Lorena Gonzalez a rap­
pelé que plus de 500 plaintes dépo­
sées par des livreurs de journaux
payés moins que le salaire minimum
étaient actuellement en cours d’exa­
men aux Etats­Unis. Il est temps de
« demander des comptes » aux entre­
prises de presse tout autant qu’à Uber,
a­t­elle souligné. A regret, l’élue a ce­
pendant dû accepter un compromis
de dernière minute : les journaux
auront un an pour traiter correcte­
ment leurs livreurs sous­payés.

« CE N’EST PAS 


DE  LA  FLEXIBILITÉ, 


C’EST  DU  FÉODALISME » 
LORENA GONZALEZ
représentante démocrate
de Californie

CHRONIQUE |PAR CORINE LESNES 


Une sécurité sociale pour les


travailleurs du numérique


Isolement | par serguei

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