Le Monde - 18.09.2019

(Ron) #1

34 | 0123 MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019


0123


M


arine Le Pen cher­
chait un os à ron­
ger, elle l’a trouvé.
En quelques phra­
ses assassines, la présidente du
Rassemblement national (RN) a
étrillé la réforme des retraites por­
tée par le très consensuel Jean­
Paul Delevoye. « La retraite à
points fera que personne ne pourra
plus savoir à quel âge il partira à la
retraite ni quel sera le montant de
sa pension. C’est là l’organisation
d’une insécurité dans toute la vie
professionnelle », a jugé la diri­
geante du RN, dimanche 8 sep­
tembre, depuis son fief d’Hénin­
Beaumont (Pas­de­Calais).
La charge, violente, donne une
idée de l’âpreté du débat qui est
en train de se nouer autour du
projet de remplacer les quarante­
deux régimes de retraite exis­
tants par un régime universel, par
répartition, dans lequel chaque
euro cotisé donnerait le même
droit à pension pour tous. Là où le
haut­commissaire, habile négo­
ciateur, s’emploie à anesthésier
les oppositions en vantant le
« d ialogue constructif » qu’il a en­
gagé avec les partenaires sociaux
depuis deux ans, Mme Le Pen joue
sur la dimension anxiogène
inhérente à toute la réforme.
Et quand le premier vante « une
refondation qui garantira une re­
traite plus simple et plus juste pour
tous », la seconde dénonce un ris­
que accru d’insécurité. Le pro­
blème est que M. Delevoye et
Mme Le Pen ont raison tous les
deux, et qu’il serait dangereux
pour le gouvernement de balayer
d’un revers de main les argu­
ments de la seconde.

Une série d’exceptions
Sur le papier, tout est simple :
100 euros cotisés donneront
droit à 5,50 euros de retraite par
an à chaque travailleur pour un
même taux de cotisation fixé à
28 %. Rien de plus transparent,
rien de plus équitable, comparé
au système actuel, où, selon le ré­
gime auquel vous appartenez,
la date de départ à la retraite, le
taux de cotisation et la période
prise en compte pour calculer le
montant de votre pension peu­
vent très sensiblement varier,
creusant, à salaire égal, des inéga­
lités liées au statut.
Mais, sur le schéma extrême­
ment simple décrit par le haut­
commissaire, vient se greffer
toute une série d’exceptions : il
faut par exemple garantir un
minimum de pension aux Fran­
çais ayant eu des revenus très mo­
destes, assurer le niveau de vie
des veuves et des veufs grâce aux
pensions de réversion, accorder
des points supplémentaires
pour chaque enfant élevé, tenir
compte de la pénibilité de telle ou
telle profession. Le tout sans aug­
menter le montant de ce que la
nation consacre au financement
des retraites, soit 14 % du produit
intérieur brut.
Très vite, le système se com­
plexifie et s’arase : les cadres, qui
cotisent aujourd’hui jusqu’à un
plafond annuel de 320 000 euros,
ne le feront plus que jusqu’à
120 000 euros, ce qui a pour effet
de réduire assez substantielle­
ment le montant de leur cotisa­
tion, mais aussi de leur pension.

L’autre contrainte est d’ordre fi­
nancier : pour éviter que les actifs
quittent trop tôt le marché du
travail, il faut introduire un âge
pivot ou une durée de cotisation
suffisamment longue pour assu­
rer l’équilibre du système. La re­
traite par points ne rime donc pas
avec la liberté qu’autorise théori­
quement le passage à ce type de
système. Dans l’oreille des Fran­
çais, elle sonne plutôt comme :
« Il va falloir travailler plus. »
Enfin, l’idée qu’à tout moment
le futur retraité connaîtra exacte­
ment le montant de sa pension à
partir du nombre de points
accumulés n’est pas du tout ga­
rantie : la valeur du point est ame­
née à varier dans le temps, en
fonction des changements démo­
graphiques ou de l’évolution des
métiers. Or, nul ne sait, à ce stade,
qui pilotera le système ni selon
quels critères. Si la retraite à
points a l’avantage d’être beau­
coup plus équitable que le régime
actuel, elle n’a pas pour autant
toutes les vertus que l’on pourrait
attendre d’un tel système.
Les tensions qui ont agité le gou­
vernement et la majorité lorsque
le dossier a été arbitré cet été té­
moignent du risque pris : remet­
tre en question les quarante­deux
régimes de retraite existants re­
vient à torpiller le corporatisme
du modèle social français pour un
gain politique immédiatement
nul : dans le meilleur des cas, la
transformation ne commencera
qu’en 2025 et ne s’achèvera que
quinze ans plus tard, exposant la
réforme à toutes sortes d’aléas.
Emmanuel Macron a balayé les
résistances, y compris celle de son
premier ministre, parce que la
retraite par points fait partie de
ses promesses de candidat et qu’il
arrive à ce stade du mandat où,
tout ce qui ne sera pas engagé
aujourd’hui risque de ne plus
l’être. Son pari est de retrouver
l’audace qu’il avait eue, en 2017,
lorsqu’il s’était promis de transfor­
mer le modèle social français pour
affermir le pays, mais à quel prix?
Avant même que la réforme soit
finalisée, des perdants commen­
cent à se mobiliser, conducteurs
de la RATP, avocats, médecins li­
béraux, qui craignent de perdre
leurs avantages. Parmi les syndi­
cats, un seul, la CFDT, soutient
réellement la réforme... et encore,
à ses conditions. Dans le monde
politique, gauche et droite guet­
tent le faux pas qui fera caler le
président de la République, tan­
dis que Marine Le Pen se charge
de porter les coups de boutoir.
Dans un tel contexte, seule la
maturité de l’opinion peut sauver
la réforme. Encore faut­il qu’elle
accepte les deux constats qui sous­
tendent celle­ci. Premièrement, le
système actuel n’est plus viable à
cause des inégalités qu’il génère et
parce qu’il repose sur la pérennisa­
tion d’avantages qui ne correspon­
dent plus à la réalité du marché du
travail. Deuxièmement, la retraite
par répartition, quelle que soit
la formule retenue, ne suffira pas à
garantir de bonnes pensions. Il
faudra impérativement la complé­
ter par de la capitalisation. Mais,
pour que le travail de deuil s’opère,
il faut oser parler franchement. Or,
jusqu’à présent, personne ne s’en
est réellement chargé.

P


endant les années de guerre froide,
les démocraties occidentales dénon­
çaient à juste titre la surveillance
massive mise en œuvre par les régimes to­
talitaires de l’Est, et offraient l’asile aux dis­
sidents qui protestaient contre ces prati­
ques liberticides. Quelques décennies plus
tard, la dystopie orwellienne d’une dispari­
tion de la vie privée est en voie de se concré­
tiser dans le monde entier, sous la pression
d’agences de renseignement étatiques, avec
la complicité des géants de l’Internet. La ré­
vélation de ce grignotage des libertés publi­
ques doit beaucoup à Edward Snowden, in­
formaticien surdoué devenu ennemi public
dans son pays, les Etats­Unis.
En 2013, les documents secrets qu’il a
communiqués à la presse ont révélé la sur­

veillance généralisée opérée par l’Agence de
sécurité américaine (NSA), jusque­là son
employeur. Dans l’après­11­Septembre, pro­
fitant de la généralisation d’Internet et de
capacités de stockage exponentielles, les
services de renseignement se sont lancés
secrètement dans la captation systémati­
que des communications, sans le moindre
contrôle démocratique. Les révélations
d’Edward Snowden ont déclenché une
prise de conscience, non seulement des
pouvoirs politiques, parfois eux­mêmes
piégés par les services de renseignement
de pays alliés, mais surtout des opinions
publiques. Elles ont ouvert les yeux sur le
rôle ambigu des GAFA et ouvert la voie à la
contre­offensive naissante des Etats, dont
la souveraineté se trouve grignotée par les
ambitions de Google ou de Facebook.
Qu’Edward Snowden, en vol vers un asile
sud­américain voilà six ans, ait finalement
trouvé refuge à Moscou, où il avait fait es­
cale, à la suite de la confiscation de son pas­
seport par les Etats­Unis, n’y change rien :
le plus célèbre des lanceurs d’alerte a puis­
samment aidé le monde à se mobiliser
pour la préservation des libertés. Rappe­
lant qu’il avait demandé en vain l’asile à la
France du temps de François Hollande,
M. Snowden a déclaré, lundi 16 septembre
sur France Inter, qu’il « aimerait beaucoup
que M. Macron [lui] lance une invitation ».
De fait, la France s’honorerait de l’accueillir
sur son sol et de le protéger.

En 2013, l’ancien président de la Républi­
que avait rejeté sa demande, en alléguant
de la non­présence d’Edward Snowden sur
le territoire français, condition de la mise
en œuvre de la convention de Genève sur
l’asile. Mais la France dispose depuis 1946
d’une procédure de protection exception­
nelle dont peut bénéficier « tout homme
persécuté en raison de son action en faveur
de la liberté », sans condition de présence.
La garde des sceaux, Nicole Belloubet, s’est
dite favorable à une telle formule, tout
comme la députée européenne macroniste
Nathalie Loiseau, pour qui Edward
Snowden « a rendu service à l’humanité ».
Il n’est pas question de nier le choc que
constituerait l’accueil en France de M.
Snowden, inculpé aux Etats­Unis pour es­
pionnage, ni les conséquences potentielles
d’une telle décision sur la coopération en
matière de renseignement. Le sort du lan­
ceur d’alerte ne doit pas non plus faire
oublier que les pays autoritaires, comme la
Russie ou la Chine, sont les premiers à utili­
ser l’Internet pour réprimer leurs citoyens.
Justement, les démocraties occidentales ne
peuvent laisser à Vladimir Poutine l’image
de protecteur du combattant de la liberté
qu’est Edward Snowden. En lui ouvrant
l’asile, Emmanuel Macron trouverait un
moyen de concrétiser ses discours sur les
droits de l’homme, « bien commun de toute
l’Europe », et sur la singularité de la France
dans le monde.

SUR LE PAPIER, 


TOUT EST SIMPLE, 


MAIS, TRÈS VITE, 


LE SYSTÈME 


SE  COMPLEXIFIE 


ET S’ARASE


LA FRANCE DOIT 


DONNER ASILE 


À EDWARD 


SNOWDEN


FRANCE|CHRONIQUE
pa r f r a n ç o i s e f r e s s o z

Retraites : et si


l’on parlait franchement


DANS LE CONTEXTE 


ACTUEL, SEULE 


LA  MATURITÉ 


DE  L’OPINION 


PEUT  SAUVER 


LA  RÉFORME


Tirage du Monde daté mardi 17 septembre : 171 635 exemplaires

Grasset


«Kidnapper l’Europe pour
lui redonner un souffle épique,
une ampleur romanesque.»
Elisabeth Philippe
et GrégoireLeménager,L’Obs

«Undes livres les plus ambitieux
de cette rentrée littéraire :
intelligent, vif, moderne.»
GérarddeCortanze,Historia

«Une expérience de pensée
qui donne la part belle à
la civilisation inca et au
pouvoir de la littérature.»
Olivia Gesbert,FranceCulture

«Une fascinante et
vertigineuse uchronie.»
LaëtitiaFavro,LeJournalduDimanche

«Derrière l’énorme travail
de documentation, ilyatoute
une dimension ludique.»
Didier LeFur,L’Express

«Absolument magnifique.»
Arnaud Viviant,LeMasqueetlaPlume

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DANSTOUTES LES LISTES
DE MEILLEURES VENTES

Jean Birnbaum,LeMondedesLivres


IRONIQUE


UN ESPRIT


ET VIRTUOSE.

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