Le Monde - 08.09.2019

(Ron) #1

16 |culture DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 SEPTEMBRE 2019


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Lana Del Rey, L.A. Woman


La culture musicale californienne imprègne le nouvel album, dépouillé et raffiné, de la chanteuse


PORTRAIT


S


ouvenir d’une première
rencontre, fin 2011.
Elizabeth Grant, sur la dé­
fensive, tentait de con­
vaincre de la crédibilité de Lana
Del Rey, son double artistique, en
passe de sortir un album événe­
ment, Born to Die, après avoir en­
flammé la Toile grâce à deux clips
(Video Games et Blue Jeans), fasci­
nantes conjonctions de noirceur
luxuriante et de présence char­
nelle minaudant au­delà du réel.
« Chez moi, il n’y a rien de fabri­
qué », osait l’Américaine d’alors
26 ans, dont les faux cils, la per­
manente auburn et les lèvres trop
pulpeuses suggéraient le con­
traire. Au cœur de l’excitation et
des polémiques – « Lana Del Rey,
vraie révélation ou pur coup de
marketing? » – la starlette sous les
feux de la gloire ressemblait à une
biche prise dans les phares d’une
voiture.
Le 4 septembre 2019, c’est une
« Lana Del Grant » détendue, dis­
ponible et rieuse que l’on joint par
téléphone à son appartement de
Los Angeles. Quelques jours aupa­
ravant, la sortie de Norman
Fucking Rockwell !, son cinquième
album si l’on fait abstraction des
publications avortées de deux
premières tentatives, Sirens
(2006) et Lana Del Ray a.k.a. Lizzy
Grant (2010), a témoigné un peu
plus de la cohérence artistique
d’une chanteuse qui a depuis
longtemps prouvé qu’elle n’était
pas un feu de paille.
« Si j’avais un conseil à donner à
la Lana de 2011? s’interroge­t­elle
en rigolant. Sois moins naïve et
plus déterminée. » Elle lui dirait
aussi de « ne pas traîner avec des
gens qui ne sont pas généreux,
chaleureux et joyeux », comme si
elle regrettait d’avoir subi la froi­
deur calculatrice de quelques­
uns. Sans qu’on sache si elle fait
référence aux producteurs croi­
sés dans les années 2000, quand
la New­Yorkaise Lizzy Grant en­
chaînait faux espoirs et déconve­
nues, ou à ceux qui façonnèrent,
avec elle, sa métamorphose en
vamp fatale de la mélancolie.
Si le triomphe originel de Born
to Die (plus de 10 millions d’exem­
plaires vendus dans le monde,

une présence de 312 semaines
dans le Top 200 américain du Bill­
board, soit une durée proche des
records du Tapestry de Carole
King et du 21 d’Adele) ne s’est pas
répété dans les mêmes propor­
tions, Lana Del Rey a tout de
même tracé un sillon ressem­
blant à une œuvre.
On peut être insensible, voire
allergique, à sa suavité surjouant
une étrangeté lynchienne. Diffi­
cile toutefois de nier une singula­
rité traversant des albums évo­
luant aussi au fil de rencontres
professionnelles et d’expériences
intimes. Vendus chacun à plus de
1 million d’exemplaires, ces dis­
ques ont pu rapprocher les som­
bres ballades de la dame du rock
des années 1960 (Ultraviolence,
en 2014, produit par Dan Auer­
bach des Black Keys), du jazz­blues
(Honeymoon, en 2015), du hip­
hop (Lust for Life, en 2017, réalisé,
comme le précédent, avec le
vieux routier pop Rick Nowels),
tout en restant fidèles à des obses­
sions nostalgiques perturbées par
la modernité. « Tous ces albums
racontent une part de ma vie et re­
flètent son évolution », assure la
chanteuse en expliquant s’être
apaisée au rythme de ses lectures,
de ses amitiés, de la méditation.

Le boss, c’est elle
Nouveau chapitre de la carrière de
Lana Del Rey et de la vie de Miss
Grant, Norman Fucking Rockwell!
a cette fois été composé et réalisé
avec Jack Antonoff, multi­instru­
mentiste, membre de groupes in­
die pop comme Fun ou Bleachers,
devenu un producteur coté grâce
à des tubes écrits pour Taylor
Swift. Un CV qui ne laissait pas
présager le raffinement d’un al­
bum dominé par un piano crè­
ve­cœur, des guitares folk, une
pointe de psychédélisme et de
classieuses orchestrations. « Je
crois qu’au départ, Jack pensait
gonfler un peu plus la production,
mais j’ai insisté pour garder cette
forme de dépouillement, la lenteur
des tempos, cette touche sud­cali­
fornienne », précise Lana Del Rey,
comme pour montrer que celle
qu’on soupçonnait d’être un pro­
duit fabriqué est bel et bien le
boss. Capable aussi d’imposer à sa
maison de disques un single de

dix minutes (Venice Bitch). Atypi­
que aussi, ce titre d’album faisant
référence à Norman Rockwell
(1894­1978), illustrateur hyperréa­
liste dont les dessins et peintures,
en particulier en couverture du
magazine The Saturday Evening
Post, représentaient une Améri­
que idéalisée. « J’ai d’abord écrit
une chanson, Venice Bitch, dans
laquelle j’imaginais quelqu’un me
peignant heureuse et souriante à
la façon de Norman Rockwell, se
souvient la chanteuse. Puis j’ai ré­
fléchi à la manière dont cet artiste,
porté par le rêve américain, dessi­
nerait ce que ce rêve est devenu
aujourd’hui. Je crois qu’il serait
choqué. Le “Fucking” et le point
d’exclamation du titre correspon­
dent à ce décalage entre nos
idéaux et la réalité. »

Ange perturbé de l’Amérique
Depuis Video Games, ce télesco­
page entre nostalgie d’une Améri­
que idéalisée et violence de la mo­
dernité ne constitue­t­il pas une
constante pour une artiste ayant
choisi son pseudo en clin d’œil à
Lana Turner et à une voiture des
années 1950, la Chevrolet Delray?
« C’est l’un des principaux fils con­
ducteurs de ma discographie, con­
firme­t­elle, ma façon de commen­
ter le rêve américain. » Entremêlés
aux images fleur bleue, mots crus
et argot, chantés d’une voix cares­
sante, lui permettent de passer des
fantasmes rétro au tranchant
contemporain, du romantisme
échevelé à la désillusion la plus
trash. Dans son titre comme dans
ses chansons, ce nouvel album ne
déroge pas à la règle.
Surnommée dès ses débuts la
« gangsta Nancy Sinatra », cette
admiratrice de Bob Dylan et de
Leonard Cohen, passionnée par
les torch songs (ces chansons
d’amour tristes) et les bandes ori­
ginales des classiques hollywoo­
diens, a aussi dessiné son style en

découvrant le hip­hop. « Le rap m’a
fait comprendre qu’on pouvait par­
ler de sa vie en chanson », explique
cette fille de la bourgeoisie new­
yorkaise, en se rappelant son émoi
lorsque, jeune fille, elle a décou­
vert la violence verbale d’Eminem.
La syntaxe des rappeurs n’est
pas sa seule source d’inspiration :
« Je fais le plein de sarcasmes au
quotidien. J’ai une bande de copi­
nes brutalement grossières et hon­
nêtes. Quand nous nous retrou­
vons, c’est un vrai festival! On di­
rait des marins en goguette. » Dans
ses carnets d’écriture ou dans les
notes prises quotidiennement
sur son téléphone pour de futures
chansons, ces mots et cette drôle­
rie ramènent, dit­elle, ses rêveries
passéistes dans le présent.
Norman Fucking Rockwell! rap­
pelle aussi l’omniprésence de la
Californie dans l’imaginaire de
cet ange perturbé de l’Amérique.
D’abord fantasmée à distance, à
travers les rêves hollywoodiens et
les inquiétantes réinventions
qu’en ont fait des artistes comme
David Lynch ou James Ellroy, Los
Angeles s’est imposée à elle au
quotidien quand elle y a démé­
nagé, peu de temps après la sortie
de Born to Die.
Matière première de ses
chansons, la mégapole incarne
parfaitement ce mélange de
mythologie et de désillusion,
d’hédonisme et de « sensation de
vide, amplifiée par une torpeur

Lana Del Rey,
à Long Beach, en
Californie, en juillet.
CHUCK GRANT

Le télescopage
entre nostalgie
d’une Amérique
idéalisée
et violence
de la modernité
est une constante

ensoleillée ». Les milles facettes de
L.A. fascinent celle qui ne cesse de
la parcourir en voiture : « En quel­
ques kilomètres, je passe de la plage
aux studios de cinéma de Burbank,
d’un ghetto sinistré à des incendies
géants qui menacent les lisières de
la ville. Sans parler des personna­
ges délirants qui peuplent tous ces
quartiers. Je suis New­Yorkaise, j’ai
vécu quatre ans dans le Bronx,
mais je peux dire que ce n’est rien
comparé à la folie de Los Angeles. »
Après avoir beaucoup puisé
dans le patrimoine cinématogra­
phique local, c’est la culture musi­
cale californienne qui imprègne
ce nouvel album. On y trouve
ainsi une entraînante reprise
(Doin’ Time) d’un groupe culte de
la vague néo­ska de Long Beach,
Sublime, dont le chanteur,
Bradley Nowell, mourut d’over­
dose en 1996. Dans les textes
comme dans les musiques, on en­
tend surtout de multiples réfé­
rences à un âge d’or incluant aussi
bien les Beach Boys que la com­
munauté folk de Laurel Canyon
(Joni Mitchell, Crosby, Stills, Nash
& Young, cités dans Bartender),
quartier de Los Angeles où habi­
tent aujourd’hui des musiciens et
amis proches comme Jonathan
Wilson et Father John Misty.
Liz Grant n’a pas attendu son dé­
ménagement et sa récente prati­
que du surf pour découvrir ces
héros des années 1960 et 1970 :
« Mon père, qui écoutait peu de mu­
sique, jouait pourtant en boucle
Joni Mitchell, les Beach Boys, James
Taylor ou Neil Young dans sa voi­
ture. Les chansons de mes débuts
avaient d’ailleurs un songwriting
aux racines très folk. » Un voyage
dans le temps qui, pour une fois, il­
lumine, plus qu’il n’assombrit, le
spleen de Lana Del Rey.
stéphane davet

Norman Fucking Rockwell!
CD Polydor/Interscope

Boris


Artisteinvité Saison


Mu-


Spectacle Samedi 29etdimanche 30 juin 2019 – 17h


20 danseurs pour le XX


e
siècle

Le temps


de l’ île


Exposition Mucem, J


17 juillet—11 novembre 2019


Mucem


Phoof the British Islestographie : Chris, 2018 © ChrisKenny,Fetish MapKenny,
Mécènefondateur photoGabrielKenny-Ryder En collaborationavec En partenariatavec
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